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Tableau de Paris/750

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CHAPITRE DCCL.

Manufacture royale des glaces.


Quand une courtisanne, pour multiplier ses attraits, s’enferme, sur un sopha, dans un cabinet de glaces, quand un élégant se place entre quatre miroirs, pour voir là si sa culotte est collée sur sa peau, & rapprocher son habillement étroit & serré des modes les plus immodestes, (car les jeunes gens aujourd’hui font la belle cuisse) ces êtres, voués à la débauche & à la molle oisiveté, ne songent pas à la sueur de sang qui a arrosé le poli de ces glaces, où ils contemplent leur mondaine figure. La luxure endurcit les cœurs, & ravit à l’homme les idées touchantes & instructives, qui le rameneroient vers ses semblables.

Oh ! qui peut calculer les durs soupirs que coûtent à tant d’ouvriers ces miroirs que nous plaçons par-tout, & qui forment le principal luxe de nos demeures ? Entrez avec moi dans l’attelier où l’homme s’est soumis à des travaux auxquels un tyran n’auroit osé le condamner ! L’attelier vous surprendra par sa grandeur, par la multiplicité des roues & des moellons, que plus de quatre cents ouvriers, rangés sur des lignes parallèles, font glisser & pirouetter sur les glaces pour les doucir. On admire ensuite l’ordre, la symétrie de ce grand ensemble ; mais bientôt le bruit des roues mises en mouvement, les efforts violens, les contractions effrayantes de tous les membres de l’ouvrier qui halte, souffle, sue, s’excède pour donner de l’éclat & de la transparence à une masse de sable vitrifiée, portent la commisération & la pitié au fond des ames les plus endurcies. Plus d’un spectateur sent ses yeux s’emplir de larmes à la vue de ce labeur infernal, & de l’infortuné que la fatale nécessité semble y attacher avec ses clous de diamans.

C’est à Saint Gobain en Picardie que l’on coule les glaces. Elles arrivent en bateau par l’Oise à Paris. Elles sont alors brutes, ternes & ondulées.

Le volume d’une glace décide du temps qu’il faut employer à la doucir ; & les moindres exigent encore trois jours entiers de travail. La manufacture des glaces fournit les plus grandes que l’on connoisse ; elles vont jusqu’à cent-vingt pouces de grandeur. Que d’angoisses, que d’efforts pénibles jusqu’à ce qu’elles acquièrent cet éclat, cette netteté, cette belle couleur d’eau, qui flatte l’œil si agréablement !

Heureux les Maures qui n’ont pas de mots pour exprimer glaces & vitres, parce qu’ils n’en font aucun usage ! S’ils ne peuvent croire à la répétition de leur figure, ils ne sont pas soumis à ces opérations rudes & mal-saines, qui fatiguent parmi nous nombre d’hommes, & même des femmes de tout âge. Les nègres n’expriment pas de leurs corps une sueur aussi douloureuse.

On ne peut renouveller l’air dans les atteliers, parce qu’il donneroit à la potée un mordant qui laisseroit sur les glaces des raies qu’il seroit difficile de faire disparoître.

Il est à propos ici de parler du danger que courent les ouvriers dans la mise au tain. Il faut que pendant la durée de chaque opération ils retiennent leur haleine, parce que le mercure, qui se volatilise d’une manière si imperceptible, s’insinue abondamment à travers tous les conduits naturels. Ils sont obligés, pour en arrêter en partie les effets, de se laver chaque fois les mains, la bouche, les yeux avec de l’eau fraîche, & d’en respirer par les narines. Malgré ces précautions, tous leurs membres sont dans un continuel tremblement. Les carreaux de l’attelier du tain sont rongés & déchaussés par le mercure. Jugez de l’impression qu’il fait sur les corps !

Mirez-vous présentement, hommes efféminés, & souriez à votre figure ! Ce poli qui reflète vos graces, s’est fait sous les bras du dur travail & de la misère gémissante. Au lieu de votre physionomie, appercevez dans ces glaces la mine hâve, hideuse, famélique & décharnée de ces malheureux ouvriers. Eh ! ne les voyez-vous pas les bras amaigris & nus, le front desséché & trempé d’une sueur sanguinolente ! Voilà l’ouvrage de votre luxe, dévorateur de l’espèce humaine.

Osez donc encore, vils libertins, reproduire les scènes de la débauche devant ces glaces pures, qui devroient du moins conserver par miracle ces images honteuses, pour révéler votre turpitude, votre dégradation, & éterniser votre opprobre. Ah ! si une glace s’imprimoit une fois de vos obscénités, vous n’oseriez plus vous-même y reporter vos regards. Songez aux infortunés qui ont poli ces miroirs, & vous y ferez entrer alors des images de charité, de décence & de vertu.

Dans les chaleurs de l’été, les curieux qui viennent visiter les atteliers, ne peuvent y rester plus d’un quart d’heure ; une vapeur tiède, infecte, lourde, épaisse, les suffoque : ils se retirent, en se bouchant le nez, de ces immondes cloaques, où l’air est si rare, qu’on croit être sous le bocal de la machine pneumatique. Un homme très-robuste peut gagner trois livres par jour dès son entrée à la manufacture ; mais aussi cet homme perd en moins de six mois la moitié de ses forces, & puis sa santé dépérit par degré, tant par la fatigue d’un travail qui absorbe & qui tue, que par l’insalubrité de l’air. Lorsqu’un ouvrier a le malheur de casser sa glace, on équarrit les morceaux, & on lui retient sur sa paie le surplus de sa valeur. Ô calcul impitoyable ! eh ! qui compte ainsi ? Ceux qui font une immense fortune sur ce labeur écrasant.

Il ne se passe point de semaine ou de mois sans qu’on apprenne qu’un homme s’est blessé, soit en tombant avec sa glace, soit en la polissant. Quelles plaies ! elles effroient la chirurgie. On se sert du diamant pour équarrir les glaces, & cette opération exige beaucoup de dextérité.

Outre Saint-Gobain, la vorace manufacture possède encore deux établissemens ; l’un à Cherbourg, l’autre à Tourleville. Tous ces établissemens épuisent le bois des forêts qui les environnent.

Je ne parle pas du ides glaces, parce qu’on ne peut rester long-temps à voir ce travail sans avoir les oreilles déchirées par le bruit assourdissant de ces glaces, qu’un ouvrier promène sur un rondeau de fer, où il étend du sable fin & de l’émeri, pour en unir les bords.

C’est le directeur en chef qui estime les glaces ; les marchands les achètent ensuite. Un particulier, s’il n’est tapissier ou miroitier, ne peut faire emplette de glaces à la manufacture. Le tarif n’empêche pas toujours d’être trompé sur leur valeur ; si on ne peut l’être relativement à leur volume, des bouillons, des filets, des ondes, échappent souvent à l’œil de l’acheteur inexpérimenté ; & le miroitier, rusé de son métier, a soin, pour pouvoir vendre ses glaces, de leur donner, dans sa boutique, telle inclinaison au jour, qui empêche d’en remarquer au premier aspect les différens défauts.

Cet établissement jouit d’un privilége exclusif ; il aspire des millions ; car on parle aujourd’hui tranquillement de cinquante mille écus de glaces pour meubler tel château. Bientôt le boudoir de la marchande de draps sera tout en glaces ; & où n’en met-on pas ? Dans des alcoves, des passages d’escalier, des garde-robes, &c.

Ames innocentes ! mirez-vous dans le crystal des fontaines ; ne lisez point ce chapitre, & méconnoissez à jamais mon livre.