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Tableau de Paris/749

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CHAPITRE DCCXLIX.

Signalement.


Si la police se trompe dans quelques circonstances, (& elle se trompe quelquefois par les petites cupidités des inspecteurs, qui font dans leur quartier les lieutenant de police) si la police a ses erreurs & ses faux calculs, il faut considérer qu’elle a presque le régime militaire ; mais comme le bien naît du mal, elle moissonne à coup sûr ces êtres violens & féroces, qui arrivent de tous les pays & de toutes les provinces, ces perturbateurs de l’ordre, qui pensent être à l’abri des recherches dans cette capitale immense. On les suit ; mais on les laisse aller quelque temps, pour observer leur genre de vie ; ainsi que pour bien connoître un coursier, on lui laisse sur le pré tous ses mouvemens libres.

Quand un homme est signalé, il ne peut plus faire un pas sans être suivi ; livré aux mouches, il a beau modérer sa marche ou l’accélérer, un œil sûr & infatigable l’environne & ne l’abandonne point. Il est reconduit tous les soirs chez lui. Quelquefois, pour se dérober, il entre dans une porte cochère ; & quand il sort, il voit un homme qui rentre. Il croit alors avoir mis en défaut les mouches ; il en a six au lieu d’une. Si, passé le coin d’une rue, il s’arrête court, collé contre l’angle, on passera à dix pas de lui sans le regarder ; mais si, impatienté ou furieux, il prend à la gorge une de ces mouches, elle se laisse battre, jette un coup-d’œil à un passant, & semble prendre la fuite. Ce passant ne désempare point la rue ; c’est alors un enchaînement d’Argus. La rapidité de la course, ou la lenteur raisonnée, ne dérobent point celui dont on suit les pas ; il lui faudroit l’anneau de Gigès ; encore la mouche diroit-elle : il est disparu là.

Un étranger s’étant apperçu que des mouches passoient successivement devant lui, & le signaloient, tira de sa poche son adresse, & la leur donna. Très-bien ! dit l’un ; mais vous déménagez après-demain. Cela étoit vrai.

On a enflé la liste de ces hommes uniquement occupés à suivre les actions des autres ; c’est une erreur utile à la police : tandis qu’on s’imagine que tout est peuplé d’espions, elle en a moins à payer, & la langue des babillards indiscrets devient plus circonspecte.

Cette inquisition, qui peut avoir ses abus, produit la sûreté publique ; & ce grand avantage, cet avantage inestimable, qui nous place, pour la tranquillité particulière, au-dessus des habitans de Londres, ne sauroit subsister sans les mouchards.

La police découvre, dans certaines ames, des inclinations dangereuses, qui les meneroient promptement aux forfaits. Tel caractère tourne déjà au crime ; il est temps de le sequestrer de la société ; & quoique ce soit un jugement très-délicat à porter, il est impossible néanmoins d’abandonner le châtiment aux formes reçues dans les tribunaux ordinaires.

Ce qui manque à la police, selon moi, c’est un tribunal. Plusieurs magistrats devroient prononcer lorsqu’il s’agit de l’emprisonnement établi pour prévenir les crimes.

Un inspecteur, un exempt, un commis, tiennent lieu de magistrats ; & comme ils n’ont point ces règles fines & ces principes juridiques, qui sont l’essence de la magistrature, leurs propres passions les égarent, & le chef de la police est trompé.

N’a-t-on pas vu un inspecteur qui mettoit des mouchoirs dans la poche de tel pauvre jeune homme, & qui l’arrêtoit ensuite comme filou ? N’en a-t-on pas vu un autre commander une édition scandaleuse, faire ensuite le bon valet, le vigilant inquisiteur, tandis qu’il étoit l’auteur du délit ?

Rien ne change plus le cœur de l’homme que d’avoir en main une petite autorité ; il l’enfle, il la fait servir à son intérêt ou à ses caprices ; il s’enorgueillit de ce petit pouvoir devant ses voisins, devant les ignorans & les gens crédules. On diroit, à l’entendre, qu’il dispose des premiers ressorts. C’est la manie, c’est le ridicule des agens du ministère. Point d’inspecteur qui ne fasse quelquefois dans son quartier le magistrat, point d’exempt qui ne se dessine en colonel. La police enfin a toujours l’air un peu insolent.

Eh ! pourquoi n’auroit-on pas une chambre particulière dans une partie aussi importante de l’administration, lorsque l’on a des cours des aides, des chambres des comptes, des cours des monnoies, &c. ? Pourquoi confier la plus terrible des puissances à un seul homme, ordinairement absorbé dans une foule de fonctions dont les rapports sont étendus ? La marche n’en seroit pas moins prompte, moins décisive ; mais il y auroit des règles & des formes qui arrêteroient l’influence d’une foule de passions étrangères & subalternes.

C’est le lendemain d’une bataille que l’on connoît au juste le nombre des morts & des blessés. C’est à la retraite d’un lieutenant de police que les cris accusateurs révèlent ses délits obscurs. C’est donc le moment de le juger lorsqu’il quitte sa place ; on n’y manque pas ; il peut entendre son arrêt. Il n’y a point de place à Paris qui exige une probité plus ferme, une équité plus scrupuleuse, parce qu’il peut envelopper dans les ténèbres (tant que dure son pouvoir ou son crédit) une foule d’erreurs ou de petites malversations. Il n’y en a point enfin où il soit plus nécessaire d’avoir une ame composée d’élémens divers, qui semblent se combattre : justice, pitié, hardiesse, circonspection, fermeté, miséricorde, activité, patience.