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Tableau de Paris/752

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CHAPITRE DCCLII.

Cimetière fermé.


Nous avons dit que l’on déposoit dans le cimetière des Innocens, situé dans le quartier le plus habité, près de trois mille cadavres par année. On y enterroit des morts depuis Philippe-le-Bel. Dix millions de cadavres au moins se sont dissous dans un étroit espace. Quel creuset ! Un marché, où l’on vend des herbages & des légumes, s’est élevé sur ces débris de l’espèce humaine. Je ne le traverse point sans réflexion. Oh ! quelle histoire sortiroit de cette enceinte, si les morts pouvoient parler ! Que dit la nôtre en comparaison de tous ces faits oubliés, & de ces divers caractères effacés dans la nuit des ténèbres ? Nous ne savons rien sur nos ancêtres.

L’infection, dans cette étroite enceinte, attaquoit la vie & la santé des habitans. Les connoissances nouvellement acquises sur la nature de l’air, avoient mis dans un jour évident le danger de ce méphitisme qui régnoit dans plusieurs maisons, & qui pouvoit acquérir de jour en jour plus d’intensité.

Les réclamations générales, les arrêts du parlement de Paris, les vœux des magistrats, n’ont pu opérer la suppression des cimetières, parce que cet abus, intimement lié à des cérémonies religieuses, avoit des racines que la législation même ne put extirper tout-à-coup.

Mais le cimetière des Innocens exhalant un méphitisme reconnu de plusieurs physiciens, devint un juste objet d’alarmes pour le gouvernement ; & après plusieurs efforts, pour concilier des intérêts divers, le cimetière fut enfin fermé, non sans peine ; car le bien en tout genre est si difficile à faire !

Le danger étoit imminent ; le bouillon, le lait, se gâtoient en peu d’heures dans les maisons voisines du cimetière ; le vin s’aigrissoit lorsqu’il étoit en vuidange ; & les miasmes cadavéreux menaçoient d’empoisonner l’atmosphère.

Il étoit temps qu’on élevât une barrière contre la vapeur méphitique que cet antre de la mort exhaloit ; car le gaz cadavéreux est un poison énergique, qui porte sur l’économie animale, & corrompt tous les corps animés qu’il touche. Son action sur les substances organisées est effrayante ; cette humidité cadavéreuse, pour peu que la main la touche, surpasse les sucs des végétaux vénéneux ; car elle agit mortellement par le simple contact. Oui, poser imprudemment la main sur le mur imprégné de cette humidité, c’étoit s’exposer à l’activité du venin, quoiqu’il ne touchât que la superficie de la peau.

Pour arrêter la corruption de l’atmosphère, dans un quartier où les alimens récemment préparés passoient sur le champ à la putréfaction, il falloit d’abord déméphitiser une fosse remplie de 1600 cadavres.

Il est peu de tableaux plus ténébreux que celui qu’a offert le travail qui se fit au milieu de ce charnier. Il s’agissoit de former un lit de plusieurs pouces de chaux, d’en remplir des tranchées profondes ; & au lieu de concentrer le méphitisme qui pouvoit se faire une issue, il s’agissoit d’intercepter toute communication.

Qu’on se représente des flambeaux allumés, cette fosse immense, ouverte pour la première fois, ces différens lits de cadavres tout-à-coup remués, ces débris d’ossemens, ces feux épars que nourrissent des planches de cercueil, les ombres mouvantes de ces croix funéraires, cette redoutable enceinte subitement éclairée dans le silence de la nuit ! Les habitans de ce carré s’éveillent, sortent de leurs lits. Les uns se mettent aux fenêtres, demi-nus ; les autres descendent ; le voisinage accourt ; la beauté, la jeunesse, dans le désordre de l’étonnement & de la curiosité, apparoissent. Quel contraste avec ces tombes, ces feux lugubres, ces débris des morts ! De jeunes filles marchent sur le bord de ces tombes entr’ouvertes ; les roses du jeune âge s’apperçoivent à côté des objets les plus funèbres. Cet antre infect de la mort voit dans son sein la beauté qui sort des bras du sommeil, & dont le pied demi-nu foule des ossemens.