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Tableau de Paris/753

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CHAPITRE DCCLIII.

Les deux chaises de poste.


Jai rencontré, hors des barrières, deux chaises de poste opposées l’une à l’autre, mais qui étoient côte à côte, & qui sembloient converser entr’elles. L’une partoit, & l’autre arrivoit. Celle-ci, leste, polie, brillante, ayant la livrée neuve, le coffret garni, s’arrêtoit pour entrer d’une manière plus triomphante ; celle-là, maigre, sale, déchirée, montrant dans son fond un jeune homme desséché, qui se cachoit la moitié du visage, avoit l’air de fuir. L’arrivante, à ce qu’il m’a semblé, se moquoit en même temps de la partante ; mais je m’imaginai qu’il s’établissoit un dialogue entre ces deux voitures, & je crus entendre celle qui partoit, adresser ces paroles à celle qui entroit dans la ville : « Tu sembles vouloir te moquer de moi, parce que tu es toute fraîche & toute dorée, & que tu mènes ce jeune curieux aux joues arrondies ; va, va, rentre dans le gouffre d’où je sors ; promènes-y ton maître ! Ton cuir se desséchera, ainsi que sa mine pleine & rayonnante ; le coffret se vuidera ; les livrées tomberont en pièces. Va, va, te dis-je ! je t’ajourne à quinze mois, pour te voir dans un état aussi délabré que le mien. »

La chaise de poste arrivante entra, au bruit du claquement des fouets que six postillons faisoient sonner. L’autre, entr’ouverte, & traînée par des cordes, fila humblement vers la province ; mais elle sembloit dire à sa compagne : « Tu repasseras par le même chemin, & peut-être même que tu ne ramèneras point ton jeune & brillant propriétaire, qui aura laissé à la ville superbe ses os calcinés par le feu de la débauche. »