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Tableau de Paris/759

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CHAPITRE DCCLIX.

Bénéfices.


Il existe un moyen unique d’obtenir des bénéfices pour soi, & d’en procurer aux autres ; c’est une manière de faire fortune dans l’église & de la faire faire aux autres. Le coryphée de cette science ou de cet art est un gros, grand & gras abbé, qu’on peut offrir pour modèle à tous les avides coureurs de bénéfices.

Il s’est attaché toute sa vie à l’étude profonde de tous les pouillés ecclésiastiques qu’il a pu rassembler ; il en a fait une collection immense, son unique bibliothèque ; c’est une encyclopédie fructueuse, comme on va le voir. Là se trouve non-seulement la situation locale, le revenu actuel de chaque bénéfice, l’augmentation dont il peut être susceptible, mais encore l’âge, la manière de vivre, les infirmités, les patrons, parens, amis du titulaire, & le nom surtout de ceux qui peuvent avoir quelque influence sur son esprit.

Voici l’usage de ces richesses si étrangères aux autres hommes ; c’est une source inépuisable de conseils pour tout ecclésiastique qui a des droits ou des espérances, quelque éloignées qu’elles soient, sur un bénéfice quelconque. Jugez de l’attention des consultans & du respect qu’ils ont pour cette érudition enseignante ; leur reconnoissance a dû sans doute être utile à l’abbé. Il donne des audiences ; il vous dit littéralement qui a possédé le bénéfice depuis cent années ; il raconte les variations successives qu’il a éprouvées ; il indique les moyens de l’améliorer ; enfin, identifié des pieds à la tête à la jurisprudence canonique, il éclaircit également les difficultés de droit.

Il est sur-tout très-lumineux quand il s’agit de résignations ; c’est alors qu’il semble tenir entre ses mains les moyens infaillibles de diriger les volontés. Il fait plus encore ; quand il favorise un prétendant, n’eût-il aucun rapport, aucun droit, il l’instruit de la maladie lente de tel bénéficier ; il épie les approches de l’agonie, calcule les forces du malade, informé qu’il est par des émissaires répandus par-tout : alors, quand il croit qu’il en est temps, il fait courir le bénéfice en cour de Rome, de manière que le pape prévient le plus souvent le collateur ecclésiastique. Ce moyen a été pour lui-même la principale source de sa fortune, il lui doit les riches bénéfices qu’il réunit. On n’a vu que son nom à la daterie ; & jetant de toutes parts ses hameçons, il a fatigué d’éternelles demandes tous les banquiers expéditionnaires.

Dans les cas ordinaires, il se contente de recueillir par les banquiers ; mais quand l’occasion presse, quand les espérances sont assurées il ne s’en rapporte qu’à lui-même, & lance un courier particulier. Il a prévu, il a comme deviné l’instant précis du décès : & si parmi les expéditions il y en a plusieurs qui portent à faux, il en est dédommagé par celles qui réussissent. Son esprit voyage toujours à Rome ; il demande incessamment au pape, qui accorde toujours, sauf les frais de couriers, qu’il paie sans se plaindre. Il sait les aiguillonner, & son regard les caresse.

Parcourant toute l’étendue du champ ecclésiastique, c’est un chasseur vigilant & infatigable, toujours le fusil en arrêt, qui ne peut manquer que son coup, & payer la charge du mousquet ; mais il n’est pas toujours malheureux ni pour lui ni pour les autres : un gras gibier tombe sous ses coups, ou bien sous ceux de ses protégés ; alors il les récompense amplement de la poudre qu’ils ont pu ci-devant jeter aux moineaux.

Ce curieux abbé existe ; il est connu de tous les porte-collets ; on l’aborde avec vénération, en lui demandant des conseils que lui seul peut donner. Quand il a parlé, l’espoir échauffe les cœurs des jeunes abbés, qui sont étonnés de cette riche érudition & de cette prévoyance plus surprenante encore. L’endoctrineur sait ce que pèse, à livres, sous & deniers, tout bénéficier du royaume ; ce que vaut son estomac, ce qu’il peut tenir, & ce que tel a à craindre de sa goutte, ou de l’apoplexie.

Si tous les biens de la terre sont au premier occupant, ainsi que le dit le docte abbé, il ne s’agit donc plus que de se lever matin. Tout dépend, comme on sait, de la prévention du père des chrétiens, qui donne au plus alerte de ses enfans, & récompense ainsi son empressement à aller vers lui. Des chevaux & des couriers apportent les dons de la grace pontificale, & font ces heureux du siècle, qui prient Dieu pour trente, quarante ou soixante mille francs par année.

Le rabat est ridicule dans un jeune abbé, lorsqu’il est fort gueux ; mais ce chiffon parallélogramme devient recommandable, quand il orne le menton d’un abbé de cour, & qu’il est accompagné d’une abbaye. Un abbé de cette espèce peut s’appeller un jour, monseigneur, votre grandeur, votre éminence.

L’évêque de Rome, qui n’a que des troupes qui craignent la pluie, met sans cesse, à contribution des royaumes qui ont de bonnes troupes, des canons, des bombes, des vaisseaux ; & il tire de nous, tous les ans, des sommes considérables. Il vend tous les bénéfices vacans en France ; il fait tout cela fort tranquillement, sans que personne même s’en étonne. Il n’y a que moi peut-être qui, voyant bien la chose, ne la conçoive pas entièrement ; car enfin, quand il s’agit d’hommages, de respect, de génuflexions, on peut être prodigue, mais on n’aime point à donner son argent pour rien.

Or, tout se rejette sur les humbles classes de la société : aux plus pauvres la besace. Le bas clergé paie tout ; le haut clergé paie peu en comparaison. Quand j’ai lu dans l’almanach royal les noms & les revenus des primats, des archevêques, des évêques, des abbés, des abbesses, des prieurs ; & qu’ensuite feuilletant l’écriture sainte, je ne vois nulle part que Jésus-Christ ait dit un mot de tout cela, je suis si surpris, que, n’étant pas encore familiarisé avec de tels objets, je regarde un abbé commendataire comme une de ces existences merveilleuses, qui tout à la fois confondent & font sourire l’imagination. Quand l’abbé officie, la mitre en tête, la crosse à la main, & que je lis l’évangile, je ferme les yeux pour me recueillir, & je les ouvre ensuite pour voir si tout ce que j’ai vu là, ne seroit pas un assemblage de fantômes.