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Tableau de Paris/758

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CHAPITRE DCCLVIII.

Tragédistes.


Cest-à-dire, faiseurs de tragédies : ils ont renoncé au bon sens, à la nature, à la vérité historique ; ils ne font pas une pièce qu’il n’y ait d’abord un tyran : c’est la base fondamentale de l’édifice sérieusement grotesque. Ils défigurent les faits, les caractères & les mœurs. La tragédie de Mahomet de Voltaire est impardonnable ; c’est une calomnie atroce, ridicule & indécente. Sa Sémiramis repousse toute probabilité ; c’est un délire perpétuel.

Non, on ne voudra pas croire un jour que dans un siècle éclairé on ait écouté & applaudi notre tragédie française. C’est bien la complication des plus grandes absurdités, & l’outrage le plus bizarre fait au véritable langage des passions. Jamais peuple n’a caressé avec plus d’enthousiasme & d’extravagance un fantôme aussi étrange. Le Français fait pitié quand il livre son attention à des fables aussi ridicules. C’est bien là l’opposé de l’art dramatique.

Mais poètes, acteurs, spectateurs, nul ne s’en doute. Je vois d’avance le ridicule dont nous serons justement couverts par nos neveux, qui proscriront enfin ces farces sérieuses qui usurpent se nom de tragédies ; & il en sera de la Melpomène française comme de notre musique : les autres nations n’ont pu la goûter, & nous avons été réduits à l’admirer tout seuls ; nous l’abandonnons aujourd’hui après avoir bien injurié ceux qui nous ont apporté des plaisirs nouveaux & des sensations plus profondes.

Il est bon d’entendre ce que les étrangers pensent de notre tragédie, ce qu’ils en disent, & de quelle manière ils envisagent l’art dramatique. Les Anglais, les Italiens, les Allemands, les Espagnols nous sont opposés ; & en France même il y a beaucoup de gens sensés qui ne peuvent souffrir un genre que nos auteurs ont rendu absolument faux, factice, & digne à la lettre de la risée du philosophe.

Il n’y a plus qu’un côté de la tragédie française qui puisse intéresser l’homme qui ne sort pas du collége ; c’est-là qu’un parterre s’électrise en un clin-d’œil, & crée des allusions relatives aux circonstances publiques. Il y met une malice fixe & profonde ; rien ne lui échappe ; tout prête à l’interprétation. C’est ainsi que le public se venge dans certaines occasions ; il n’écoute plus les vers que pour saisir ceux dont il peut détourner le sens, & le rendre applicable à ses anathèmes. Les censeurs, les comédiens sont en défaut ; ils n’ont pas prévu, ils n’ont pas pu prévoir ce qu’on feroit sortir de tel passage. Le public qui brûle de faire entendre sa voix, la manifeste dans tel hémistiche de Corneille, qui depuis cent-quarante ans portoit une physionomie innocente. Telle pauvre pièce est applaudie pour quatre vers commentés, avec des applaudissemens d’un quart d’heure. Le poète alors se croit un grand homme. On ne songe point à lui ; on traduit ses vers plats en sentimens énergiques. Cela est poussé si loin, qu’à certaines époques il faut cesser toute tragédie, parce que le public ne cherchant que des allusions, en trouve d’inapperçues ; & dans tous les coins de l’ouvrage il fait dire, bon gré, malgré, à la plus vieille tragédie, & dont les héros sont en Mauritanie, l’histoire du temps présent.

La misérable règle des trois unités, qu’a-t-elle produit ? des caricatures, en ce qu’elle s’oppose aux rapprochemens de temps, de lieu, de situation, d’hommes & de choses. L’action seroit plus vraie, plus vraisemblable, si notre esprit pouvoit suivre, conformément à la vérité, la distance des lieux, des temps, & voir la séparation des événemens réels.