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Tableau de Paris/766

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TABLEAU
DE PARIS.


 

CHAPITRE DCCLXVI.

Erreur rectifiée.


Quand on s’est trompé, il faut se réformer. Non, Paris n’est point une tête trop grosse, & disproportionnée pour le royaume. Cette figure de rhétorique, que j’avois adoptée, est sans justesse ; car, sans une grande capitale, il ne faut espérer chez un peuple, ni politesse, ni ressources, ni instruction. Les grandes villes ne dévorent point les campagnes ; elles ne les rendent que plus florissantes par les moyens de reproductions & de consommation. L’agriculture n’est jamais plus brillante qu’alentour des villes populeuses. Les habitans aisés ont des terres qu’ils surveillent. Ainsi, laissons la capitale avec sa grande population. J’ose dire même que cette ville est nécessaire pour maintenir la liberté nationale ; elle impose au souverain des soins & des ménagemens particuliers ; elle donne le signal à toutes les autres villes, pour tous les secours publics, soit en argent, soit en vaisseaux ; elle est le foyer des lumières ; c’est de son sein que partent les cris de joie ou de mécontentement. Paris n’éprouve aucune impression que le reste du royaume ne la ressente aussi-tôt très-vivement ; c’est le centre commun de l’activité nationale, de son intelligence, de ses vues & de ses grandes ressources. Il ne faut pas détruire cette métropole, par cela seul qu’elle est la capitale de la France, sous peine de voir renverser tout l’état.

Si l’on a vu des républiques composées d’une seule ville sans terre & sans domaine, qui n’ont pas laissé de jouir d’une prospérité durable, laissons cette grande ville dominer le reste du corps politique. La réaction d’ailleurs est établie, & il seroit dangereux de l’interrompre.

Le tiers-état a sur-tout son siége à Paris. La bourgeoisie y est nombreuse, & sa bonté est manifeste. Ce tiers-état réprime le bas peuple, & use envers lui de la plus grande douceur ; il l’invite au travail ; & l’indigent a la certitude de sa subsistance, quand il ne s’abandonne point à l’extrême paresse. Le bourgeois à Paris, toujours prêt à accueillir le pauvre, lui offre de l’emploi, & traite les manouvriers avec une bonté vraiment paternelle. La charité y est inépuisable.

J’ose dire que le souverain doit la tranquillité de sa capitale au tiers-état, qui retient incessamment le bas peuple dans la modération, en le Sauvant de ses écarts par une instruction journalière, & en lui donnant l’exemple de l’indulgence ; ce qui le préserve de ces accès de fureur & de désespoir, bien plus communs ailleurs que dans la capitale.

Comptez les révoltes de Lyon, & de quelques autres villes du royaume, elles sont bien plus fréquentes avec une moindre population & une subsistance plus facile & plus abondante.

Paris n’est pas encore si grand qu’une de ces anciennes villes de l’Asie, telles que Ninive & Suze, vastes cités, cités populeuses, où il falloit employer trois jours pour en faire le tour. Pékin offre de nos jours une population bien plus étonnante. Le roi de France ne voit pas encore, comme jadis Assuérus, deux cents nations s’incliner devant son trône.

Avec un bon gouvernement les villes peuvent s’agrandir. Les Juifs avoient Jérusalem & son temple ; les Romains, Rome & le capitole ; leurs rivaux, Carthage. La capitale d’un grand royaume, comme la France, doit être vaste, parce qu’elle devient nécessairement le point centralaboutissent les relations de vingt-six millions de sujets.

Tout se touche, se correspond ; les sociétés humaines ne sont pas partielles, comme celles des animaux. Paris est, dans le fait, le véritable centre des affaires étrangères ; & tous les peuples de l’Europe venant aborder à ce point principal, il lui faut de la grandeur & de la majesté. Il importe à la politique qu’on y trouve des fêtes, des plaisirs & des divertissemens. Les jouissances des arts attirent l’étranger, & lui donnent une haute idée de nos ressources & de nos forces, qu’il emporte au loin. Il faut surtout que cette réputation d’affabilité qui nous distingue, se soutienne constamment.

Quand les étrangers reçoivent, dans Paris, cet accueil qui les flatte, & qui leur fait aimer les Français, la haine des nations voisines s’éteint insensiblement. La bienveillance nationale se caractérisant par d’obligeantes réceptions, dispose l’étranger à secouer ces inimitiés dont le principe est confus. Elles tombent, quand on voit de près un peuple affable, gai, spirituel, qui a tâché de regagner, dans la vie civile, les avantages qu’il n’a pu se procurer du côté politique, & qui souvent ne troqueroit pas son existence pour telle existence républicaine.

Mais l’avantage inappréciable, c’est que toutes les petites tyrannies de province viennent se perdre & s’anéantir à Paris ; ce n’est que dans cette capitale qu’il est permis d’être pauvre sans être méprisé. La gaieté publique distrait l’homme chagrin, & le foible s’y sent fortifié des forces de la multitude.

Que la France seroit puissante, & que la capitale seroit superbe & riche, si Louis XIV, au lieu d’avoir bâti son Versailles pour lui-même, avoit bâti à Paris pour son peuple !

On appelleroit Paris la ville des hommes. Elle auroit des arcades comme à Turin, & des trottoirs comme à Londres ; elle auroit des marchés vastes & spacieux, ombragés d’arbres, & divisés par grands compartimens ; on verroit aussi dans les rues, des allées d’arbres, puisqu’il est reconnu qu’il n’y a rien de plus favorable à la salubrité de l’air.

Dans les fauxbourgs on auroit des hospices, comme dans les villes de l’orient, pour y loger à peu de frais les voyageurs étrangers ; & si la puissance royale, au lieu de s’égarer dans des sophismes politiques, tendoit un jour à allier son bonheur à celui du genre humain, l’abondance auroit son trône à Paris, & y ouvrant toutes ses cornes, verseroit pêle-mêle les dons de Neptune, de Cérès & de Pomone. Les plus grands contrastes dans les denrées & l’affluence dans les marchandises en écrasant le monopole, assureroient la félicité publique sur la subsistance universelle.

Alors il n’y auroit qu’un temple dans la ville ; car la multitude des temples détruit la religion au lieu de l’établir. Une prière unique, mais immense, mais composée de toutes les voix réunies des adorateurs de l’Être suprême, voilà ce qui terrasse les incrédules, voilà ce qui élève l’ame la plus froide & la plus distraite, voilà enfin ce qui donne un profond attachement pour un culte solemnel, qui, n’étant point morcelé ni divisé, frappe par sa grandeur & par son unité majestueuse.

Ce temple qui auroit les plus grandes dimensions, ne s’ouvriroit qu’un jour dans la semaine, depuis le lever de l’aurore jusqu’au coucher du soleil. Dans tout autre temps il seroit exactement fermé ; ce qui n’empêcheroit pas de prier en tournant ses regards vers cet édifice. Ce temple seroit spacieux & formé avec des galeries assez vastes pour contenir, les jours de fêtes, la moitié de la population ; & tant mieux si au-delà des limites & de l’enceinte sacrée on appercevoit à genoux, dans les rues, un peuple cherchant de l’œil, à travers les hauts portiques, l’autel élevé, où le pontife, tour-à-tour debout & prosterné, répondroit aux cantiques de la multitude. Eh ! qui doute que l’affection du culte n’égalât point alors l’affluence de la portion religieuse ?

Pour ce qu’a coûté Versailles on auroit donc aujourd’hui, dans Paris, le luxe utile des Romains, leurs amphithéâtres pour y rassembler le peuple, car il faut lui donner des fêtes si l’on veut qu’il chérisse la patrie, qu’il en adore l’image, & qu’il soit fidèle aux devoirs de bon citoyen.

Mais l’esprit public a grande peine à se naturaliser parmi nous. J’ai vu le moment où un homme en place, pour un petit intérêt personnel, faisoit tomber les arbres de nos boulevards, dont la promenade est si agréable, parce qu’ils donnent au milieu de la ville une idée de la campagne, & qu’ils réjouissent la vue par leur verdure. La ville la plus superbe devient triste, si l’on n’y apperçoit pas les tiges de ce beau végétal, qui prête aux ouvrages de la nature & à ceux de l’homme des graces mutuelles.