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Tableau de Paris/778

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CHAPITRE DCCLXXVIII.

Énigme.


Devinez, lecteurs, cette énigme. Cinq pieds de long sur quatre de large, à trente-cinq pieds de hauteur. Eh bien ! ce terrain étroit rapporte par an quatre mille huit cents livres. Quel fruit produit-il ? aucun ; un champ immense bien cultivé ne rapporte pas autant. Telles sont les réflexions que j’ai faites dans une petite loge où j’étouffois. Alongez un peu cette loge, elle rapportera le double : la loge voisine rapporte autant. Calculez ensuite ce que rend un espace, qu’on appelle l’opéra, le théâtre français, le théâtre italien, vous verrez un produit de plusieurs millions ; & toutes les autres salles de spectacles ? Combien la gent histrionne ne coûte-t-elle pas au peuple ? Que d’argent pour des sauts, des sons & des gambades ! & tous ceux qui foulent les planches sont payés exactement & libéralement.

Quand on a loué un quart de loge, le tour vient tous les quatre jours. Il n’y a que sept jours dans la semaine : de-là le calcul des femmes. Elles devroient bien s’accoutumer à savoir qu’au bout de vingt-huit jours on recommence à avoir les mêmes dans l’ordre où on les avoit eus d’abord, & avec les mêmes diversités : c’est le cycle solaire du spectacle. Rien de plus aisé en apparence qu’une pareille connoissance, mais rien d’utile ne prend racine dans la tête des femmes parisiennes. Elles ne connoissent ni les noms des rues, ni ceux des mois, des jours, des années ; ce sont comme des glaces qui oublient les objets dès qu’ils ne sont plus devant elles. Qui croiroit que ce sont elles pourtant qui dirigent tout, qui gouvernent tout, & qu’elles ont la rage de se mêler de tout, de primer par-tout & sur tout ?

À la sortie des spectacles il faut passer à travers une foule de laquais qui portent flambeaux & torches allumées. La cire découle sur vos habits ; les perruques & les cheveux sont en danger. L’équipage part ; deux domestiques s’élancent sur le derrière, tenant chacun un flambeau, & les secouant par les rues sur les passans. L’un étourdi du bruit de la voiture, & qui a manqué d’être roué, ne s’apperçoit pas que son vêtement brûle.

Des lanternes, substituées à ces flambeaux, auroient moins de danger pour les hommes & pour les maisons ; car en agitant leurs flambeaux, ces domestiques ricanent, & font voler à dessein des flamèches de tous côtés.

Un jour je vis arriver de loin un équipage ; c’étoit un prélat avec ses coursiers écumans, ses torches enflammées, & ses valets qui les secouoient en étincelles sur les pauvres humains. Mon imagination me figura alors le char enflammé du fanatisme, courant avec des brandons allumés à la cérémonie d’un autodafé. Hélas ! c’étoit le prélat le plus humain, le plus tolérant. Mais, pourquoi donc ces flambeaux aux lueurs rougeâtres éclairoient-ils si vivement la croix pectorale de monseigneur ? Il me fut impossible alors de ne pas me rappeller les discordes de la religion, & les bûchers dressés par des mains sacerdotales.