Tableau de la France. Géographie physique, politique et morale/La Provence

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Le génie provençal aurait plus d’analogie, sous quelque rapport, avec le génie gascon qu’avec le languedocien. Il arrive souvent que les peuples d’une même zone sont alternés ainsi ; par exemple, l’Autriche, plus éloignée de la Souabe que de la Bavière, en est plus rapprochée par l’esprit. Riveraines du Rhône, coupées symétriquement par des fleuves ou torrents qui se répondent (le Gard à la Durance, et le Var à l’Hérault), les provinces de Languedoc et de Provence forment à elles deux notre littoral sur la Méditerranée. Ce littoral a des deux côtés ses étangs, ses marais, ses vieux volcans. Mais le Languedoc est un système complet, un dos de montagnes ou collines avec les deux pentes : c’est lui qui verse les fleuves à la Guyenne et à l’Auvergne. La Provence est adossée aux Alpes ; elle n’a point les Alpes, ni les sources de ses grandes rivières ; elle n’est qu’un prolongement, une pente des monts vers le Rhône et la mer ; au bas de cette pente, et le pied dans l’eau, sont ses belles villes, Marseille, Arles, Avignon. En Provence, toute la vie est au bord. Le Languedoc, au contraire, dont la côte est moins favorable, tient ses villes en arrière de la mer et du Rhône. Narbonne, Aigues-Mortes et Cette ne veulent point être des ports[1]. Aussi l’histoire du Languedoc est plus continentale que maritime ; ses grands événements sont les luttes de la liberté religieuse. Tandis que le Languedoc recule devant la mer, la Provence y entre, elle lui jette Marseille et Toulon ; elle semble élancée aux courses maritimes, aux croisades, aux conquêtes d’Italie et d’Afrique.

La Provence a visité, a hébergé tous les peuples. Tous ont chanté les chants, dansé les danses d’Avignon, de Beaucaire ; tous se sont arrêtés aux passages du Rhône, à ces grands carrefours des routes du Midi[2]. Les saints de Provence (de vrais saints que j’honore) leur ont bâti des ponts[3], et commencé la fraternité de l’Occident. Les vives et belles filles d’Arles et d’Avignon, continuant cette œuvre, ont pris par la main le Grec, l’Espagnol, l’Italien, leur ont, bon gré mal gré, mené la farandole[4]. Et ils n’ont plus voulu se rembarquer. Ils ont fait en Provence des villes grecques, moresques, italiennes. Ils ont préféré les figues fiévreuses de Fréjus[5] à celles d’Ionie ou de Tusculum, combattu les torrents, cultivé en terrasses les pentes rapides, exigé le raisin des coteaux pierreux qui ne donnent que thym et lavande.

Cette poétique Provence n’en est pas moins un rude pays. Sans parler de ses marais pontins et du val d’Olioul, et de la vivacité de tigre du paysan de Toulon, ce vent éternel qui enterre dans le sable les arbres du rivage, qui pousse les vaisseaux à la côte, n’est guère moins funeste sur terre que sur mer. Les coups de vent, brusques et subits, saisissent mortellement. Le Provençal est trop vif pour s’emmailloter du manteau espagnol. Et ce puissant soleil aussi, la fête ordinaire de ce pays de fêtes, il donne rudement sur la tête, quand d’un rayon il transfigure l’hiver en été. Il vivifie l’arbre, il le brûle. Et les gelées brûlent aussi. Plus souvent des orages, des ruisseaux qui deviennent des fleuves. Le laboureur ramasse son champ au bas de la colline, ou le suit voguant à grande eau, et s’ajoutant à la terre du voisin. Nature capricieuse, passionnée, colère et charmante.

Le Rhône est le symbole de la contrée, son fétiche, comme le Nil est celui de l’Égypte. Le peuple n’a pu se persuader que ce fleuve ne fût qu’un fleuve ; il a bien vu que la violence du Rhône était de la colère[6], et reconnu les convulsions d’un monstre dans ses gouffres tourbillonnants. Le monstre c’est le drac, la tarasque, espèce de tortue-dragon, dont on promène la figure à grand bruit dans certaines fêtes[7]. Elle va jusqu’à l’église, heurtant tout sur son passage. La fête n’est pas belle, s’il n’y a pas au moins un bras cassé.

Ce Rhône, emporté comme un taureau qui a vu du rouge, vient donner contre son delta de la Camargue, l’île des taureaux et des beaux pâturages. La fête de l’île, c’est la Ferrade. Un cercle de chariots est chargé de spectateurs. On y pousse à coups de fourche les taureaux qu’on veut marquer. Un homme adroit et vigoureux renverse le jeune animal, et pendant qu’on le tient à terre, on offre le fer rouge à une dame invitée ; elle descend et l’applique elle-même sur la bête écumante.

Voilà le génie de la basse Provence, violent, bruyant, barbare, mais non sans grâce. Il faut voir ces danseurs infatigables danser la moresque, les sonnettes aux genoux, ou exécuter à neuf, à onze, à treize, la danse des épées, le bacchuber, comme disent leurs voisins de Gap ; ou bien à Riez, jouer tous les ans la bravade des Sarrasins[8]. Pays de militaires, des Agricola, des Baux, des Crillon ; pays des marins intrépides ; c’est une rude école que ce golfe de Lion. Citons le bailli de Suffren, et ce renégat qui mourut capitan-pacha en 1706 ; nommons le mousse Paul (il ne s’est jamais connu d’autre nom) ; né sur mer d’une blanchisseuse, dans une barque battue par la tempête, il devint amiral et donna sur son bord une fête à Louis XIV ; mais il ne méconnaissait pas pour cela ses vieux camarades, et voulut être enterré avec les pauvres, auxquels il laissa tout son bien.

Cet esprit d’égalité ne peut surprendre dans ce pays de républiques, au milieu des cités grecques et des municipes romains. Dans les campagnes mêmes, le servage n’a jamais pesé comme dans le reste de la France. Ces paysans étaient leurs propres libérateurs et les vainqueurs des Maures ; eux seuls pouvaient cultiver la colline abrupte, et resserrer le lit du torrent. Il fallait contre une telle nature des mains libres, intelligentes.

Libre et hardi fut encore l’essor de la Provence dans la littérature, dans la philosophie. La grande réclamation du breton Pélage en faveur de la liberté humaine fut accueillie, soutenue en Provence par Faustus, par Cassien, par cette noble école de Lerins, la gloire du Ve siècle. Quand le breton Descartes affranchit la philosophie de l’influence théologique, le provençal Gassendi tenta la même révolution au nom du sensualisme. Et au dernier siècle, les athées de Saint-Malo, Maupertuis et Lamettri, se rencontrèrent chez Frédéric, avec un athée provençal (d’Argens).

Ce n’est pas sans raison que la littérature du Midi au XIIe et au XIIIe siècle, s’appelle la littérature provençale. On vit alors tout ce qu’il y a de subtil et de gracieux dans le génie de cette contrée. C’est le pays des beaux parleurs, passionnés (au moins pour la parole), et quand ils veulent, artisans obstinés de langage ; ils ont donné Massillon, Mascaron, Fléchier, Maury, les orateurs et les rhéteurs. Mais la Provence entière, municipes, Parlement et noblesse, démagogie et rhétorique, le tout couronné d’une magnifique insolence méridionale s’est rencontré dans Mirabeau, le col du taureau, la force du Rhône.

Comment ce pays-là n’a-t-il pas vaincu et dominé la France ? Il a bien vaincu l’Italie au XIIIe siècle. Comment est-il si terne maintenant, en exceptant Marseille, c’est-à-dire la mer ? Sans parler des côtes malsaines, et des villes qui se meurent, comme Fréjus[9], je ne vois partout que ruines. Et il ne s’agit pas ici de ces beaux restes de l’antiquité, de ces ponts romains, de ces aqueducs, de ces arcs de Saint-Remi et d’Orange, et de tant d’autres monuments. Mais dans l’esprit du peuple, dans sa fidélité aux vieux usages[10], qui lui donnent une physionomie si originale et si antique ; là aussi je trouve une ruine. C’est un peuple qui ne prend pas le temps passé au sérieux, et qui pourtant en conserve la trace[11]. Un pays traversé par tous les peuples aurait dû, ce semble, oublier davantage ; mais non, il s’est obstiné dans ses souvenirs. Sous plusieurs rapports, il appartient, comme l’Italie, à l’antiquité.

Franchissez les tristes embouchures du Rhône, obstruées et marécageuses, comme celles du Nil et du Pô. Remontez à la ville d’Arles. La vieille métropole du christianisme dans nos contrées méridionales, avait cent mille âmes au temps des Romains ; elle en a vingt mille aujourd’hui ; elle n’est riche que de morts et de sépulcres[12]. Elle a été longtemps le tombeau commun, la nécropole des Gaules. C’était un bonheur souhaité de pouvoir reposer dans ses champs Élysiens (les Aliscamps). Jusqu’au XIIe siècle, dit-on, les habitants des deux rives mettaient, avec une pièce d’argent, leurs morts dans un tonneau enduit de poix, qu’on abandonnait au fleuve ; ils étaient fidèlement recueillis. Cependant cette ville a toujours décliné. Lyon l’a bientôt remplacée dans la primatie des Gaules ; le royaume de Bourgogne, dont elle fut la capitale, a passé rapide et obscur ; ses grandes familles se sont éteintes.

Quand de la côte et des pâturages d’Arles, on monte aux collines d’Avignon, puis aux montagnes qui approchent des Alpes, on s’explique la ruine de la Provence. Ce pays tout excentrique n’a de grandes villes qu’à ses frontières. Ces villes étaient en grande partie des colonies étrangères ; la partie vraiment provençale était la moins puissante. Les comtes de Toulouse finirent par s’emparer du Rhône, les Catalans de la côte et des ports ; les Baux, les Provençaux indigènes, qui avaient jadis délivré le pays des Maures, eurent Forcalquier, Sisteron, c’est-à-dire l’intérieur. Ainsi allaient en pièces les États du Midi, jusqu’à ce que vinrent les Français qui renversèrent Toulouse, rejetèrent les Catalans en Espagne, unirent les Provençaux, et les menèrent à la conquête de Naples. Ce fut la fin des destinées de la Provence. Elle s’endormit avec Naples sous un même maître. Rome prêta son pape à Avignon ; les richesses et les scandales abondèrent. La religion était bien malade dans ces contrées, surtout depuis les Albigeois ; elle fut tuée par la présence des papes. En même temps s’affaiblissaient et venaient à rien les vieilles libertés des municipes du Midi. La liberté romaine et la religion romaine, la république et le christianisme, l’antiquité et le moyen âge, s’y éteignaient en même temps. Avignon fut le théâtre de cette décrépitude. Aussi ne croyez pas que ce soit seulement pour Laure que Pétrarque ait tant pleuré à la source de Vaucluse ; l’Italie aussi fut sa Laure, et la Provence, et tout l’antique Midi qui se mourait chaque jour[13].

La Provence, dans son imparfaite destinée, dans sa forme incomplète, me semble un chant des troubadours, un canzone de Pétrarque ; plus d’élan que de portée. La végétation africaine des côtes est bientôt bornée par le vent glacial des Alpes. Le Rhône court à la mer, et n’y arrive pas. Les pâturages font place aux sèches collines, parées tristement de myrte et de lavande, parfumées et stériles.

La poésie de ce destin du Midi semble reposer dans la mélancolie de Vaucluse, dans la tristesse ineffable et sublime de la Sainte-Baume, d’où l’on voit les Alpes et les Cévennes, le Languedoc et la Provence, au delà, la Méditerranée. Et moi aussi, j’y pleurerais comme Pétrarque au moment de quitter ces belles contrées.



  1. Trois essais impuissants des Romains, de saint Louis, et de Louis XIV.
  2. Ce pont d’Avignon, tant chanté, succédait au pont de bois d’Arles qui, dans son temps, avait reçu ces grandes réunions d’hommes, comme depuis Avignon et Beaucaire.
  3. Le berger saint Benezet reçut, dans une vision, l’ordre de construire le pont d’Avignon ; l’évêque n’y crut qu’après que Benezet eut porté sur son dos, pour première pierre, un roc énorme. Il fonda l’ordre des frères pontifes, qui contribuèrent à la construction du pont du Saint-Esprit, et qui en avaient commencé un sur la Durance.
  4. L’une des quatre espèces de farandoles que distingue Fischer s’appelle la Turque ; une autre, la Moresque. Ces noms, et les rapports de plusieurs de ces danses avec le boléro, doivent faire présumer que ce sont les Sarrasins qui en ont laissé l’usage en France.
  5. App., 22.
  6. App., 23.
  7. Le jour de Sainte-Marthe, une jeune fille mène le monstre enchaîné à l’église pour qu’il meure sous l’eau bénite qu’on lui jette.
  8. Dans les Pyrénées, c’est Renaud, monté sur son bon cheval Bayard, qui délivre une jeune fille des mains des infidèles.
  9. App., 24.
  10. Dans ses jolies danses moresques, dans les romérages de ses bourgs, dans les usages de la bûche calendaire, des pois chiches à certaines fêtes, dans tant d’autres coutumes. App., 25.
  11. La procession du bon roi René, à Aix, est une parade dérisoire de la fable, de l’histoire et de la Bible. App., 26.
  12. Si come ad Arli, ove’l Rodano stagna,
    Fanno i sepolcri tutto ’l loco varo.

    Dante, Inferno, c. ix.
  13. Je ne sais lequel est le plus touchant des plaintes du poëtes sur les destinées de l’Italie, ou de ses regrets lorsqu’il a perdu Laure. Je ne résiste pas au plaisir de citer ce sonnet admirable où le pauvre vieux poëte s’avoue enfin qu’il n’a poursuivi qu’une ombre :

    « Je le sens et le respire encore, c’est mon air d’autrefois. Les voilà, les douces collines où naquit la belle lumière qui, tant que le ciel le permit, remplit mes yeux de joie et de désir, et maintenant les gonfle de pleurs.

    « Ô fragile espoir ! ô folles pensées !… L’herbe est veuve, et troubles sont les ondes. Il est vide et froid, le nid qu’elle occupait, ce nid où j’aurais voulu vivre et mourir !

    « J’espérais, sur ses douces traces, j’espérais de ses beaux yeux qui ont consumé mon cœur, quelque repos après tant de fatigues.

    « Cruelle, ingrate servitude ! j’ai brûlé tant qu’a duré l’objet de mes feux, et aujourd’hui je vais pleurant sa cendre. »

    Sonnet cclxxix.