Tableau de la France. Géographie physique, politique et morale/Le Languedoc.- La Guyenne

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C’est une bien vieille terre que ce Languedoc. Vous y trouverez partout les ruines sous les ruines ; les Camisards sur les Albigeois, les Sarrasins sur les Goths, sous ceux-ci les Romains, les Ibères. Les murs de Narbonne sont bâtis de tombeaux, de statues, d’inscriptions[1]. L’amphithéâtre de Nîmes est percé d’embrasures gothiques, couronné de créneaux sarrasins, noirci par les flammes de Charles-Martel. Mais ce sont encore les plus vieux qui ont le plus laissé ; les Romains ont enfoncé la plus profonde trace ; leur maison carrée, leur triple pont du Gard, leur énorme canal de Narbonne qui recevait les plus grands vaisseaux[2].

Le droit romain est bien une autre ruine, et tout autrement imposante. C’est à lui, aux vieilles franchises qui l’accompagnaient, que le Languedoc a dû de faire exception à la maxime féodale : Nulle terre sans seigneur. Ici la présomption était toujours pour la liberté. La féodalité ne put s’y introduire qu’à la faveur de la croisade, comme auxiliaire de l’Église, comme familière de l’Inquisition. Simon de Montfort y établit quatre cent trente-quatre fiefs. Mais cette colonie féodale, gouvernée par la Coutume de Paris, n’a fait que préparer l’esprit républicain de la province à la centralisation monarchique. Pays de liberté politique et de servitude religieuse, plus fanatique que dévot, le Languedoc a toujours nourri un vigoureux esprit d’opposition. Les catholiques même y ont eu leur protestantisme sous la forme janséniste. Aujourd’hui encore, à Alet, on gratte le tombeau de Pavillon, pour en boire la cendre qui guérit la fièvre. Les Pyrénées ont toujours fourni des hérétiques, depuis Vigilance et Félix d’Urgel. Le plus obstiné des sceptiques, celui qui a cru le plus au doute, Bayle, est de Carlat. De Limoux, les Chénier[3], les frères rivaux, non pourtant comme on l’a dit, jusqu’au fratricide ; de Carcassonne, Fabre d’Églantine. Au moins l’on ne refusera pas à cette population la vivacité et l’énergie. Énergie meurtrière, violence tragique. Le Languedoc, placé au coude du Midi, dont il semble l’articulation et le nœud, a été souvent froissé dans la lutte des races et des religions. Je parlerai ailleurs de l’effroyable catastrophe du XIIIe siècle. Aujourd’hui encore, entre Nîmes et la montagne de Nîmes, il y a une haine traditionnelle, qui, il est vrai, tient de moins en moins à la religion : ce sont les Guelfes et les Gibelins. Ces Cévennes sont si pauvres et si rudes ; il n’est pas étonnant qu’au point de contact avec la riche contrée de la plaine, il y ait un choc plein de violence et de rage envieuse. L’histoire de Nîmes n’est qu’un combat de taureaux.

Le fort et dur génie du Languedoc n’a pas été assez distingué de la légèreté spirituelle de la Guyenne et de la pétulance emportée de la Provence. Il y a pourtant entre le Languedoc et la Guyenne la même différence qu’entre les Montagnards et les Girondins, entre Fabre et Barnave, entre le vin fumeux de Lunel et le vin de Bordeaux. La conviction est forte, intolérante en Languedoc, souvent atroce, et l’incrédulité aussi. La Guyenne au contraire, le pays de Montaigne et de Montesquieu, est celui des croyances flottantes ; Fénelon, l’homme le plus religieux qu’ils aient eu, est presque un hérétique. C’est bien pis en avançant vers la Gascogne, pays de pauvres diables, très-nobles et très-gueux, de drôles de corps, qui auraient tous dit, comme leur Henri IV : Paris vaut bien une messe  ; ou comme il écrivait à Gabrielle, au moment de l’abjuration : Je vais faire le saut périlleux ![4]. Ces hommes veulent à tout prix réussir, et réussissent. Les Armagnacs s’allièrent aux Valois ; les Albret, mêlés aux Bourbons, ont fini par donner des rois à la France.



  1. Sous François Ier, les murs de Narbonne furent réparés et couverts de fragments de monuments antiques. L’ingénieur a placé les inscriptions sur les murs, et les fragments de bas-reliefs, près des portes et sur les voûtes. C’est un musée immense, amas de jambes, de têtes, de mains, de troncs, d’armes, de mots sans aucun sens ; il y a près d’un million d’inscriptions presque entières, et qu’on ne peut lire, vu la largeur du fossé, qu’avec une lunette. ― Sur les murs d’Arles on voit encore grand nombre de pierres sculptées, provenant d’un théâtre.
  2. Le canal était large de cent pas, long de deux mille, et profond de trente.
  3. App., 21
  4. Un proverbe gascon dit : Tout bon Gascon peut se dédire trois fois (Tout boun Gascoun qués pot réprenqué très cops.)