Tableau du royaume de Caboul et de ses dépendances dans la Perse, la Tartarie et l’Inde/Tome 2/Religion

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RELIGION ; SECTES DIVERSES.

Les Afghans sont tous de la secte mahométane, appelée sunnites ; ils reconnoissent les trois premiers califes comme successeurs légitimes de Mahomet ; ils admettent l’interprétation que ceux-ci ont donnée de la loi, et leur tradition des préceptes du prophète. Ainsi, ils sont opposés aux Schias, qui rejettent les trois premiers califes comme rebelles et usurpateurs des droits d’Hali, neveu de Mahomet, et le quatrième de ses successeurs. Les Persans sont seuls de cette secte. Quoique la différence des dogmes ne soit pas d’ailleurs bien considérable, les deux sectes ont l’une contre l’autre une inimitié invincible. Les Afghans peu éclairés considèrent certainement un Schia comme plus infidèle qu’un Indou, et ils en veulent plus aux Persans, à raison de la diversité de croyance que pour toutes les injures que leur pays a souffertes de ces anciens conquérans.

Quant aux peuples d’un culte entièrement différent, avec qui ils ne sont point en guerre, les Afghans ont pour eux toute la tolérance imaginable. Ils tiennent, comme les autres Mahométans, qu’aucun infidèle ne sera sauvé, et qu’il est légitime et même méritoire de faire la guerre aux mécréans, de les convertir de force à l’islamisme, ou de leur imposer des tributs, peut-être même aussi de les mettre à mort, s’ils rejettent ces deux conditions.

Il est certain que Schah-Zemaun, lorsqu’il conquit deux fois la province de Punjaub, usa d’une grande tolérance envers les Siks, et défendit de leur faire du mal, à moins qu’ils ne se comportassent en ennemis. Cependant un mollah hypocrite détermina ce prince à faire mettre à mort deux Siks qui avoient refusé de se convertir.

L’historien indou de la bataille de Pauniput, raconte que l’on massacra, avec une atroce barbarie, tous les fugitifs désarmés que l’on put atteindre, même les prisonniers, et cela par l’excès du zèle religieux.

Quelque terribles qu’ils soient à la guerre envers les hommes réputés infidèles, ils les traitent avec douceur dans leur pays. Malgré la haine qui les anime contre les idolâtres, ils permettent aux Indous le libre exercice de leur religion, et tolèrent leurs temples ; il est vrai que les Indous ne peuvent faire de processions religieuses, ni exposer en public leurs idoles. Les Indous sont réputés impurs ; aucun dévot ne voudroit manger des viandes apprêtées par eux[1] ; cependant on n’a pour ces idolâtres ni dureté, ni mépris, on leur confie des emplois lucratifs ; et ceux qui résident dans l’Afghanistan paroissent plus aisés que les naturels eux-mêmes.

La meilleure preuve de la tolérance des Afghans est dans le rapport favorable des Siks qui ont voyagé parmi eux. Les Siks sont accoutumés à traiter, dans leur pays, les mahométans comme des êtres d’une espèce inférieure, et par conséquent ils doivent ressentir vivement les injures qu’ils en reçoivent ; hé bien ! ils se louent des bons procédés dont on use à leur égard. Il n’en est pas de même en Perse, où les Siks éprouvent toutes sortes d’outrages. On ne leur permet pas de puiser de l’eau, de peur que le puits ne soit souillé par eux ; il leur est même défendu de marcher dans les rues pendant la pluie, de peur qu’ils n’éclaboussent un mahométan, et ne le rendent impur.

Je dois avouer néanmoins que les Indous sont sujets à payer une légère taxe dont sont exempts les mahométans, qu’on les considère comme une race inférieure, et qu’ils sont exposés sans cesse à la tyrannie des mollahs. L’exemple suivant en fera foi.

Un mollah, contrarié dans ses inclinations amoureuses par un Indou, alla le dénoncer au cauzy comme ayant embrassé l'islamisme, et étant retombé dans l’idolâtrie ; le cauzy entendit des témoins qui affirmèrent, sous serment, la prétendue conversion de l’Indou, et déclarèrent qu’ils lui avoient entendu répéter la profession de foi mahométane. En conséquence on ordonna que le relaps seroit circoncis malgré lui. L’exécution de la sentence exigeoit l’intervention de l’autorité civile, et le gouverneur de Peshawer refusa son assistance. Le mollah réunit plusieurs individus de son ordre, et finit par en attrouper des milliers. Ils se rendirent à la mosquée principale, suspendirent l’appel à la prière et toutes les cérémonies religieuses, comme si le pays eût été frappé d’interdit. Enfin le gouverneur céda, et ordonna la circoncision de l’Indou. Celui-ci, après avoir subi la cérémonie, s’enfuit à Lahore, et retourna au culte de ses pères.

Dans les provinces de l’ouest, et notamment à Candahar, les Mahométans n’ont pas autant d’avantage.

Je suis embarrassé pour prononcer quels sont les procédés des Afghans envers les chrétiens. Il est vrai que M. Foster, voyageur d’une grande autorité, se plaint des humiliations continuelles qu’il a reçues ; mais j’ai été traité d’une toute autre manière. On objectera peut-être que la dignité de mon caractère me mettoit à l’abri de ces avanies ; je répondrai qu’un chrétien, né à Constantinople, et qui a passé quinze ou vingt années dans le royaume de Caboul, et qu’on ne peut supposer avoir été mal informé, se plaint à la vérité des Afghans sous d’autres rapports, mais certifie qu’ils ne montrent pas la plus légère aversion contre le christianisme. Il avoit le plus grand soin de ne faire aucune critique contre la doctrine mahométane, et on lui montroit les mêmes égards qu’à un étranger qui auroit été musulman. L’iman du roi, chef de la religion dans le pays de Caboul, avoit particulièrement un grand respect pour lui.

Un prêtre catholique-grec, qui se trouve à Caboul, paroît, d’après un passage d’une lettre que le vizir m’a adressée, jouir à cette cour d’une certaine vénération. J’ai vu aussi un soldat arménien, qui, bien que débauché et souvent ivre, paroissoit traité sur le même pied que ses camarades persans. Enfin le meilleur témoignage sur ce sujet est celui de M. Durie, qui a traversé le pays, jusques à Candahar, sous le costume mahométan ; quoique l’on ait souvent soupçonné, et même reconnu son déguisement, il ne lui est arrivé aucune disgrâce. Un jour, dit-il, quelques habitans de Candahar me demandèrent si j’étois sunnite ou schias ; je répondis que j’étois de la religion de Schumsy-Tubrisy, qui est une espèce d’esprit fort. On me répondit qu’on savoit très-bien que j’étois un Franc, mais que personne ne vouloit parler hautement de peur de me compromettre.

Les schias sont la secte religieuse pour laquelle ils se sentent plus d’inimitié. Cependant les Persans, qui sont établis en grand nombre dans ce pays, sont tous des schias, et plusieurs d’entr’eux jouissent d’emplois considérables dans le gouvernement. La religion permet et même enjoint aux Persans de dissimuler leur culte quand ils se trouvent dans des pays hérétiques ou infidèles ; ainsi ils ne sont point blessés par les restrictions qu’on leur impose. Il en résulte, par exemple, qu’ils ne prennent point, pour réciter leur prières, l’attitude prescrite aux schias. Ils ne peuvent non plus maudire les trois califes, ni faire des processions publiques pendant le mouhurrum ; mais ils ne sont pas obligés d’abjurer leur croyance, et on ne leur impose aucune distinction honteuse.

Un ambassadeur chrétien s’étant, suivant eux, déclaré pour les fils de Hali, sous le cinquième calife, et ayant subi le martyre par suite de son zèle, les Persans s’imaginent que, par la force de la raison naturelle, tous les chrétiens sont convaincus de la justice de la cause d’Hali. Souvent on m’a pressé avec instances d’exposer mon sentiment sur ce sujet ; ce n’étoit qu’en répondant que je n’étois point mollah, et ne pouvois émettre une opinion sur ces matières délicates, que j’éludois cette question embarrassante.

J’eus une occasion singulière de voir l’esprit detolérance, ou du moins de circonspection du gouvernement de ce pays, par suite d’une méprise de quelques-uns de mes gens. On a coutume dans l’Inde, où les sunnites ne sont pas aussi rigoureux, de porter en procession deux cercueils pendant les dix premiers jours du Mouhurrum, en commémoration de la mort cruelle des fils d’Hali. Un tel cérémonial doit révolter les Afghans, d’abord comme appartenant au culte des schias, et ensuite comme tenant à l’idolâtrie. Je défendis en conséquence aux musulmans de l’ambassade, de promener leurs cercueils. On comprit mal mon ordre, et l’on sortit avec les étendards et les autres symboles usités dans la circonstance, en n’omettant que les cercueils. Un affront aussi criant à la religion du pays excita une grande surprise ; mais l’autorité n’y mit aucun obstacle. La semaine suivante, les ulémas s’assemblèrent à la cour, suivant leur coutume ; un mollah prononça un long discours, et s’attacha à prouver que le rite orthodoxe couroit les plus grands périls. Le roi répondit que nous étions ses hôtes, qu’il nous honoroit, et qu’il falloit nous laisser suivre nos coutumes.

Les Siks se conduisirent dans une occasion pareille d’une manière toute opposée. Les mahométans de la suite d’un envoyé anglais à Lahore, ayant fait leur procession, une bande de fanatiques attaqua le camp avec furie, sans avoir demandé d’explication. L’escorte les repoussa avec perte ; mais ils blessèrent un officier et plusieurs soldats.


  1. Ahmed-Khan-Nourzye, grand seigneur Douraunée, voyageoit à cheval avec un Persan de distinction. Ils descendirent un jour dans un village à quelque distance de Peshawer : un paysan indou leur apporta du lait caillé. Ahmed en mangea avec beaucoup d’appétit ; le Persan se plaignit de ce que le mets étoit assez mal apprêté, et observa que d’ailleurs les Indous étoient immondes. Ahmed se moqua du préjugé.