Tableau du royaume de Caboul et de ses dépendances dans la Perse, la Tartarie et l’Inde/Tome 3/Cachemire

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CACHEMIRE.

La vallée de Cachemire est entourée de hautes montagnes qui la divisent du petit Thibet au nord, du Ladauk à l’est, du Punjaub au sud, et du Pukhlée à l’ouest. On ne compte que sept passages pour pénétrer dans cette province : quatre viennent du sud, un de l’ouest, et les deux autres du nord. Celui de Bember est le meilleur ; mais celui de Mozzyufferabad est du côté de l’Afghanistan, et par conséquent le plus fréquenté.

Les Cachemiriens sont une nation distincte de la race des Indous ; ni leur langue, ni leurs mœurs ne ressemblent à celles de leurs voisins. Les hommes sont remarquables par leur vigueur, leur activité et leur industrie. Adonnés aux plaisirs ils sont renommés dans tout l’Orient par leur fausseté et par leur caractère artificieux. Presque toute la population professe le culte musulman.

L’historien Aboulfuzl énumère une succession de cent cinquante rois indous, qui ont régné à Cachemire avant l’année 742 de l’hégire, époque où ils furent renversés par une dynastie mahométane. Celle-ci, après avoir régné trois cents ans, a été détruite par Houmayoun, fils de Bauber. Le pays de Cachemire est resté entre les mains des Mogols jusqu’au règne d’Ahmed-Schah. Il a été à cette époque conquis par les Douraunées, qui l’ont

Une révolte des anciens habitans a justifié les mesures les plus sévères pour prévenir toute insurrection. Aucun Cachemirien, s’il n’est enrôlé parmi les troupes, n’a droit de porter des armes dans les villes. La même prohibition n’existe pas dans les campagnes ; mais le pouvoir des chefs du pays est réduit à rien ; et l’on tient toujours dans la vallée une troupe d’Afghans suffisante pour empêcher les mouvemens séditieux.

Le gouverneur a tous les pouvoirs d’un roi, et son administration est des plus tyranniques. Le petit nombre des passages met le gouvernement à portée d’empêcher qu’on n’entre dans le pays, ou qu’on n’en sorte sans sa permission. De nombreux espions sont répandus dans toutes les classes de la société et il n’est point de sorte d’oppression que n’éprouvent les habitans. Un pareil ordre de choses augmente la dépravation de leur caractère ; mais telle est leur gaité naturelle, qu’ils n’en sont pas plus malheureux.

La ville de Cachemire est la plus considérable de toutes celles soumises aux Douraunées ; elle contient de cent cinquante à deux cent mille habitans.

Les revenus de la province s’élèvent à quatre millions six cent trente-deux mille trois cents roupies (onze à douze millions de francs).

La somme due au roi dépend des conventions faites entre la couronne et le gouverneur. La pmus considérable est de deux millions deux cent mille roupies, dont il faut déduire sept cent mille roupies pour la paie des troupes ; ainsi, un million cinq cent mille roupies (quatre millions cinq cent mille francs) sont ce qui entre dans le trésor royal.

Le gouverneur a constamment à sa disposition une force de cinq mille quatre cents chevaux et de trois mille deux cents hommes d’infanterie.

Les Afghans, qui servent dans le pays de Cachemire, y perdent bientôt leur caractère ; ils deviennent insolens et portés à la débauche. La plupart sont enchantés de leur situation ; mais tel est l’attachement qu’ils ont pour leur pays, que très peu d’Afghans occidentaux restent à Cachemire.

Toutes les fois que les Cachemiriens ont voulu se révolter, la sédition a été promptement réprimée. Les Cachemiriens ne sont nullement bons soldats, tandis que l’armée royale est composée d’aventuriers qui voient d’un œil d’envie l’abondance du pays, en savourent les plaisirs, et n’ignorent pas quel sort malheureux les attendroit s’ils en étoient expulsés.

La production industrielle de Cachemire consiste dans ces fameux schalls qui depuis quelques années sont devenus à la mode dans l’Europe même. Il y en a seize mille métiers occupant trois ouvriers chacun.

Un schall d’une qualité supérieure exige une année entière de fabrication, tandis que l’on en fait six à huit d’une espèce commune, dans le même espace de temps.

Pour peu que ces tissus soient compliqués, ou d’une qualité superfine, on n’en fait pas plus du quart d’un pouce dans une journée, quoique trois ouvriers y travaillent à la fois.

Les schalls dont les dessins sont compliqués se font par pièces séparées, sur différens métiers ; par exemple, on fabrique ici la pièce unie du milieu, là les bordures ; mais il arrive rarement que ces pièces se rapportent exactement dans leur grandeur.

Le métier à fabriquer les schalls consiste en un châssis de bois. Les ouvriers qui y travaillent sont de deux à quatre. Il n’en faut que deux pour les schalls unis ; et l’on se sert d’une navette longue et étroite, mais pesante. Les schalls de couleurs variées sont faits avec des aiguilles de bois ; il y a une aiguille séparée pour chaque couleur, et dans ce cas on n’emploie pas la navette. L’opération est très-lente par cette raison.

L’oustaud, ou chef des ouvriers, surveille constamment les hommes qui travaillent sous ses ordres. S’ils ont à copier de nouveaux modèles, il leur indique les figures, les couleurs, les fils qu’ils doivent mettre en œuvre, et leur en présente l’original dessiné sur un papier. Quoique l’envers du schall soit toujours en dessus, l’oustaud ne se trompe pas sur les détails les plus minutieux.

Les gages de l’oustaud sont de six à huit pices par jour (dix-huit à vingt-quatre sous) ; la journée d’un ouvrier ordinaire varie d’un à quatre pices (trois à douze sous).

Quand les marchands en gros commandent beaucoup de schalls à la fois, ils louent un certain nombre de métiers qu’ils font opérer sous leurs yeux. Ils se procurent aussi de la laine filée et teinte, et la font tisser dans leur maison.

Quand les schalls sont fabriqués, le marchand les porte à la douane pour les faire estampiller, et paie un certain droit suivant la qualité et la valeur de la pièce. L’officier du gouvernement en porte, d’ordinaire, l’estimation au-dessus du prix véritable. Le droit s’élève à un cinquième du prix.

La plupart des schalls s’exportent sans avoir été lavés, et tels qu’ils sortent du métier ; la raison est qu’à Umritzir on a pour cette opération du lavage un procédé meilleur que celui des Cachemiriens.

Ce qu’il y a de remarquable, c’est que la laine dont on fait les cachemires ne se trouve pas dans le pays, Les chèvres qui la produisent ne se trouvent que dans le Thibet et dans la Tartarie. La plus blanche et la plus chère se vend à Cachemire, de dix à vingt roupies (vingt-cinq à cinquante francs) par poids de douze livres.

Il seroit difficile de déterminer exactement la quantité de schalls que l’on fabrique par année ; mais comme il existe seize mille métiers, en supposant qu’il sorte cinq schalls de chacun, le montant total doit être de quatre-vingt mille.