Tableaux de Siége/Autres croquis. — Musée de neige

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Charpentier et Cie (p. 136-148).

X

AUTRES CROQUIS

I. – MUSÉE DE NEIGE

Décembre 1870.

Un peintre de vos amis est venu hier nous chercher pour nous mener au bastion 85, où nous verrions, disait-il, quelque chose d’intéressant ; mais il fallait se presser, la nuit tombe vite en ces tristes jours de décembre, et, d’ailleurs, un changement de température pouvait anéantir l’objet de notre pèlerinage. Nous voilà donc parti en toute hâte, maudissant la lenteur de notre pauvre cheval de fiacre qui patinait sur la neige durcie, d’autant plus glissante que nous avancions dans les rues désertes des quartiers s’étendant au delà du Luxembourg et de l’Observatoire. Les passants étaient rares, mais sur chaque place, au milieu des carrefours, sur tout terrain vague favorable au développement des manœuvres, on voyait des gardes nationaux faisant l’exercice malgré un froid assez piquant qu’ils ne paraissaient pas sentir.

Nous cheminions le long de grands murs gris placardés d’anciennes affiches, de vieilles maisons bizarres consacrées à des industries que la ville élégante rejette à ses extrémités, de baraquements en bois de sapin, ambulances ou abris pour les troupes, de clôtures démantelées dont le ton rappelai. les dessins sur papier teinté, rehaussés de blanc, les couches de neige accrochées çà et là figurant les points de gouache. Si la brume qui se levait n’eût pas borné la vue aux premiers plans, nous eussions vu par-dessus les murs bas, dans le cadre des portes ouvertes, à travers les interruptions de masures, d’admirables échappées de paysage d’hiver sur ces cultures et ces marais qu’inonde la Bièvre et que domine la Butte-aux-Cailles, mais ce n’était pas le but de notre excursion et nous regrettâmes moins ce petit contre-temps.

Arrivé au chemin de ronde du rempart, nous abandonnâmes notre véhicule, dont le cheval s’était abattu, et notre ami nous conduisit à l’endroit où se trouvait la curiosité qu’il nous avait promise et qui valait en effet le voyage au bastion.

La 7e compagnie du 19e bataillon de la garde nationale contient beaucoup d’artistes peintres et statuaires blasés bien vite sur les péripéties de l’éternel jeu de bouchon, et qui ne demanderaient pas mieux que d’occuper d’une autre manière leurs loisirs d’une faction à l’autre. La pipe, le cigare, la cigarette aident à brûler le temps, les discussions d’art et de politique le tuent quelquefois, mais on ne peut toujours fumer, parler ou dormir. Or, depuis trois ou quatre jours, il est tombé une assez grande quantité de neige, à moitié fondue déjà dans l’intérieur de Paris, mais qui s’est maintenue sur le rempart plus exposé au vent froid qui vient de la campagne. Et comme il y a toujours chez l’artiste, quel que soit son âge, un fond d’enfance et de gaminerie, à la vue de cette belle nappe blanche, l’idée d’une bataille à coups de boules de neige se présenta comme une distraction de circonstance. Deux camps se formèrent et des mains actives convertirent en projectiles les flocons glacés et brillants recueillis sur les talus. L’action allait s’engager quand une voix cria : « Ne vaudra-t-il pas mieux faire une statue avec ces pains de neige ? » L’avis parut bon, car MM. Falguière, Moulin et Chapu se trouvaient de garde ce jour-là. On dressa un semblant d’armature en moellons ramassés de côté et d’autre, et les artistes, à qui M. Chapu servait complaisamment de praticien, se mirent à l’œuvre, recevant de toutes mains les masses de neige pétrie que leur passaient leurs camarades.

M. Falguière fit une statue de la Résistance et M. Moulin un buste colossal de la République. Deux ou trois heures suffirent à réaliser leur inspiration, qui fut rarement plus heureuse. Ce n’est pas la première fois du reste que de grands artistes daignent sculpter ce marbre de Carrare qui descend du ciel sur la terre en poudre scintillante. Michel-Ange modela pour satisfaire une fantaisie de Pierre de Médicis une statue colossale de neige – chose rare à Florence – dans la cour même du palais, et ce badinage où éclatait le génie de l’artiste, car lorsqu’on a la pensée, la matière importe peu, lui valut la faveur du nouveau grand-duc, qui le protégea comme avait fait Laurent le Magnifique.

La statue de M. Falguière est placée au bas d’un épaulement, non loin du corps de garde, sur le bord du chemin de ronde, et regarde vers la campagne. L’artiste délicat à qui l’on doit le Vainqueur au Combat de coqs, le Petit Martyr, et l’Ophélie, n’a pas donné à la Résistance ces formes robustes, presque viriles, ces grands muscles à la Michel-Ange que le sujet semble d’abord demander. Il a compris qu’il s’agissait ici d’une Résistance morale plutôt que d’une Résistance physique, et au lieu de la personnifier sous les traits d’une sorte d’Hercule femelle prête à la lutte, il lui a donné la grâce un peu frêle d’une Parisienne de nos jours. La Résistance, assise, ou plutôt accotée contre un rocher, croise ses bras sur son torse nu avec un air d’indomptable résolution. Ses pieds mignons, s’appuyant, les doigts crispés, à une pierre, semblent vouloir s’agrafer au sol. D’un fier mouvement de tête, elle a secoué ses cheveux en arrière comme pour faire bien voir à l’ennemi sa charmante figure, plus terrible que la face de Méduse. Sur les lèvres se joue le léger sourire du dédain héroïque, et, dans le pli des sourcils se ramasse l’opiniâtreté de la défense, qui ne reculera jamais. Non, les gros poings d’un barbare n’attacheront pas ces bras fins et nerveux derrière ce dos d’une ligne si élégante. Cette taille souple rompra plutôt que de ployer. La force immatérielle vaincra la force brutale, et, comme l’ange de Raphaël, mettra le pied sur la croupe monstrueuse de la bête.

Au bas de cette statue improvisée, M. Falguière a eut la modestie d’écrire en lettres noires sur une planchette : la Résistance. L’inscription était inutile. En voyant cette figure d’une énergie si obstinée, tout le monde la nommera, quand même elle n’aurait pas à côté d’elle son canon de neige.

Il est douloureux de penser que le premier souffle tiède fera fondre et disparaître ce chef-d’œuvre, mais l’artiste a promis d’en faire, à sa descente de garde, une esquisse de terre ou de cire pour en conserver l’expression et le mouvement.

Sur le point le plus élevé de l’épaulement domine le buste colossal de la République, de M. Moulin, dont le regard, par-dessus le bastion, semble plonger au loin dans la campagne. Mais ce n’est pas de là qu’il faut la voir : le bon endroit est sur le chemin de ronde, au pied du talus. Quand l’artiste travaillait la tête de sa République, dont les lignes doivent être allongées et combinées pour un plafonnement considérable, ses amis lui criaient d’en bas : « Rajoute du front, soutiens la joue, avance le menton, remets de la neige au bonnet ! » Et l’artiste, perché sur son épaulement comme un ouvrier grec au sommet d’un fronton, écoutait les indications et les critiques, et le buste prenait une beauté majestueuse et terrible.

Quel admirable matière que ce Paros céleste qu’on nomme la neige ! quelle blancheur immaculée ! quelle finesse de grain, quel scintillement de micas et de paillettes d’argent ! avec quelle douceur les pâles figures modelées dans ce duvet soyeux se détachent sur le fond d’ouate du brouillard et des arbres lointains semblables, au bas du ciel gris, à de légères fumées rousses !

II. — L’ART PENDANT LE SIÉGE.

Lorsqu’une fois l’art s’est emparé d’une âme, il la hante toutes les heures, il la possède, en prenant le mot au sens liturgique, et nul exorcisme ne peut l’en chasser. L’âme, d’ailleurs, aime son démon, quoiqu’il la tourmente et la fasse souvent souffrir, et elle serait bien fâchée d’en être délivrée à jamais. Rien ne distrait le poëte de son ode, le sculpteur de sa statue, le peintre de son tableau. Au milieu des plus grandes catastrophes, une rime, une forme, une couleur les occupent. Cela ne les empêche pas de se dévouer à la patrie, de faire le sacrifice de leur vie avec un parfait sang-froid, et de placer leur balle aussi à-propos qu’un franc-tireur. Mais ils voient toujours la nature à travers l’événement ; ils dégagent la beauté même de l’horreur et cherchent à transporter les faits dans la sphère de l’art.

Voyez là-bas ce garçon robuste et de belle prestance qui vient peut-être de s’engager dans un régiment de marche ; il monte sa faction au rempart ; par les créneaux des sacs de terre, il jette de temps à autre sur l’horizon suspect ce regard du peintre qui voit tout. La campagne est tranquille et il reprend sa rêverie. Une image se présente à son esprit, qu’il étend et transfigure en symbole. Une femme vêtue de noir passait, un ballon traversait l’air, un fort lançait quelques obus aux Prussiens, et de ces faits que rien ne relie entre eux, sans signification pour le promeneur inattentif, résulte une composition délicieuse, d’une sensibilité et d’une poésie attendrissantes.

M. Puvis de Chavannes a rapporté du rempart un dessin superbe qu’il a fait lithographier et qui rappelle la manière grande et simple de l’artiste à qui l’on doit ces magnifiques fresques sur toile la Guerre, la Paix, le Travail et le Repos.

Une femme, mince, svelte, en longue robe de deuil, les cheveux coupés comme ceux d’une veuve, la main droite appuyée sur un chassepot armé de sa baïonnette, et la main gauche étendue vers le ciel, le visage en profil perdu, se tient debout sur le terre-plein d’un bastion. Les plis de son vêtement, se brisant à ses pieds comme des cassures de draperies gothiques, lui font un socle qui l’exhausse et ajoute à son élégance.

Un peu au-dessous d’elle, on aperçoit des canons, des tentes, des gabionnades, des amas de boulets ; d’un fort qu’à sa silhouette on reconnaît pour le Mont-Valérien, s’échappent des nuages de fumée horizontale, et dans un coin du ciel déjà estompé par l’éloignement s’efface la sphère d’un ballon, seul moyen de communication qui nous reste avec le monde extérieur.

La figure symbolique, qui pourrait être réelle et représenter un portrait aussi bien qu’une généralité, suit l’aérostat d’un regard plein d’inquiétude et d’amour. Sur ce frêle navire est chargée une grande espérance.

Une légende est écrite au bas de l’image : « La ville de Paris investie confie à l’air son appel à la France ! »

Cette touchante figure appelle son pendant : « Paris serrant contre son cœur la colombe messagère qui apporte la bonne nouvelle. » Pour lui donner l’expression juste, M. Puvis de Chavannes n’a qu’à penser à mademoiselle Favart disant les Pigeons de la république dans sa robe lustrée comme un plumage de tourterelle. Ce sera la distraction de sa prochaine garde, où il verra

passer dans le ciel nos facteurs emplumés poursuivis, mais non attrapés par les faucons de M. de Bismarck.

III. – DANS LA NUIT

Comme nous revenions avec notre ami qui lui aussi utilise les loisirs du rempart, et grave à l’eau-forte avec une originalité étrange les aspects bizarres que présentent les barbaries de la guerre à travers les raffinements de la civilisation, il nous fit voir quelques notes écrites parmi des croquis sur un carnet de poche : Le poste éveillé en sursaut. Branle-bas de combat. On court au bastion. Les Prussiens essayent une surprise aussitôt déjouée. Ciel bas et pluvieux illuminé de lueurs intermittentes par le tir des canons du fort d’Ivry et du fort de Bicêtre, dont on voit les feux, tandis qu’on n’aperçoit de l’autre batterie que des reflets rougeâtres. Sur ce fond obscur, comme sur un papier brûlé où courent des étincelles, pétille la fusillade multipliant ses points lumineux et traçant des lignes capricieuses. Une vapeur d’aurore boréale tremble l’horizon. C’est Cachan qui brûle, et, parfois le fort de Bicêtre, comme la langue fourchue d’un serpent, darde un long jet de lumière électrique. Ce jet, avec sa teinte blanche et morte, ressemble à un rayon de lune ou à une immense bande de papier déroulée brusquement sur le paysage, qui se décolore aussitôt, et prend des tons de blanc d’Espagne. Le rayon se présente par la tranche, ce qui ajoute à la singularité de l’effet. Bientôt, tout rentre dans l’ombre et le silence.

IV. – CLAIR DE LUNE AU BASTION.

Hier il faisait le plus admirable clair de lune du monde, un clair de lune comme on en voit peu dans nos contrées du septentrion. Ce n’était pas le jour et ce n’était pas la nuit. Que sa lumière soit plus ou moins intense, le clair de lune a pour propriété de décomposer les couleurs et de revêtir les objets d’une teinte uniforme entre le gris bleuâtre et l’hortensia. Il ne modèle les formes que par des contrastes de noirs et de blancs, et il jette sur le tout sa poussière brillante comme le mica.

Cette fois les planches des baraques et des cantines gardaient parfaitement leur nuance saumon clair ; les ocres des talus ne se changeaient pas en craies. Ce qui était rouge restait rouge. La couleur du vêtement des sentinelles se promenant le chassepot au bras sur la banquette se reconnaissait sans peine ; au fond, sur un ciel d’un bleu d’acier, la silhouette de Paris découpait les dômes du Val-de-Grâce et du Panthéon, avec un ton d’ombre d’un violet intense, et, au delà du rempart, la campagne saupoudrée de neige faisait l’effet d’un immense relief d’argent ou plutôt d’un morceau de lune vu au télescope.