Tableaux de Siége/Les animaux pendant le siège

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Charpentier et Cie (p. 149-160).


XI

LES ANIMAUX PENDANT LE SIÉGE

Février 1871.

Une question que le rêveur peut se poser est celle-ci : les animaux s’aperçoivent-ils des événements qui se passent autour d’eux et cependant semblent en dehors de leur sphère instinctive ? Les partisans de Descartes répondraient tout de suite par la négation : les animaux n’étant pour eux que de pures machines, des espèces de tournebroches accomplissant d’une manière inconsciente une fonction déterminée. Ceux qui ont vécu dans l’intimité des bêtes, ces amis inférieurs, ces humbles frères de l’homme, qui les suivent et les regardent avec attention, seront d’un avis différent. Démocrite comprenait le langage des oiseaux ; Dupont de Nemours en a fait le dictionnaire. Sans aller jusque-là, il n’est pas impossible à un observateur de se rendre compte des impressions et des jugements des bêtes.

Il est douteux que les chiens, par exemple, aient su notre investissement par les Prussiens. Ils ne connaissent ni le roi Guillaume, ni M. de Bismark, ni M. de Moltke, mais ils se rendirent très-bien compte, et cela depuis les premiers jours, de la situation anormale de Paris. Le mouvement inaccoutumé de la population, le changement presque général du costume civil en costume militaire, les exercices des mobiles et des gardes nationaux sur les places, les sonneries du clairon, les batteries du tambour les inquiétaient, les étonnaient et leur donnaient à réfléchir. Quelques-uns, réfugiés avec leurs maîtres, étaient visiblement dépaysés ; ils hésitaient dans le choix des rues, incertains d’allures, flairant la voie et consultant aux angles des carrefours quelque confrère du quartier. Les chiens suburbains n’avaient nullement la physionomie des chiens de ville ; ils étaient aisément discernables à leur air rustique et campagnard. Dès qu’une voiture faisait entendre son roulement, ils se rangeaient de loin avec des signes de frayeur, tandis que les parisiens daignaient à peine s’écarter un peu lorsque la roue allait leur passer dessus, en chiens à qui appartient le haut du pavé. Ils avaient l’embarras du provincial.

Tous les matins se formait devant notre porte un conciliabule présidé par un terrier bien rablé, les pattes un peu coudées en dehors, la lèvre inférieure avancée, la supérieure rebroussée, le poil fauve, zébré de brun et portant un collier de cuir noir papelonné d’écailles de cuivre. Les autres chiens, de race plus vague qui l’entouraient, semblaient lui témoigner beaucoup de considération et l’écouter avec déférence.

L’écouter ! il parlait donc ? Assurément : non pas à la manière des hommes au langage articulé, belle expression homérique pour distinguer notre espèce des bêtes, mais par de petits abois, des grommellements variés, des brochements de babines, des manèges de queue et des jeux de physionomie expressifs. Ce groupe de causeurs quadrupèdes s’entretenait à coup sûr de la situation. De temps à autre un nouveau venu semblait apporter une nouvelle : on la commentait ; puis le cercle se brisait et chacun allait à ses affaires.

Cela se passait au commencement du siége. Le pain ne manquait pas. Le stock de bœuf, comme on dit maintenant, était encore considérable, et la cherté des fourrages rendait abondante la viande des chevaux sacrifiés ; car le public ne mordait que faiblement à l’hippophagie. Les animaux ne souffrirent pas d’abord ; le menu des pâtées resta à peu près le même, mais bientôt les choses changèrent : la résistance se prolongeait, et la ration des bêtes diminua comme celle des hommes. Les pauvres créatures n’y comprenaient rien et vous regardaient de leurs yeux étonnés quand on plaçait devant eux leur maigre pitance. Ils avaient l’air de demander : « De quoi sommes-nous coupables, et pourquoi nous punit-on de la faute que nous n’avons pas commise ? » Plusieurs chiens furent abandonnés ou perdus par leurs maîtres, qui n’avaient pas le courage de les tuer, car « ce qu’il y a de mieux dans l’homme, c’est le chien, » comme dit le troupier de Charlet, et il faut une nécessité bien dure pour se défaire de cet ami à quatre pattes ; plus d’un pauvre diable a partagé avec lui sa dernière croûte, et, dans un club, quand on fit la motion de sacrifier impitoyablement toutes ces gueules inutiles, il y eut une révolte générale des cœurs sensibles. Quelques bonnes dames réclamèrent aussi pour les chats, qui ont bien leur mérite, malgré les calomnies que des malveillants font courir sur leur compte.

En rentrant le soir, nous rencontrions souvent des chiens vagabonds, qui erraient comme des ombres le long des murailles obscures, d’un pas nonchalant comme font les chiens lorsqu’ils ne vont nulle part. Quand nous passions sous la lueur tremblotante d’une lanterne au pétrole, nous trouvant sans doute l’air suffisamment débonnaire, ils se mettaient à nous suivre à une distance respectueuse, suffisante pour se mettre à l’abri d’un coup de pied ou de canne, si par hasard le promeneur était un mortel de trop farouche approche ; mais les chiens s’y trompent peu, étant de nature meilleurs physionomistes que Lavater.

Rien de plus touchant qu’une de ces pauvres bêtes perdues, harassées de recherches vaines dans le dédale d’une ville inconnue, qui tâchent de se rattacher à un maître et de se créer un patron nouveau. Elles vous accompagnent pendant les plus longues courses, jappant à vos côtés d’un ton de voix plaintif, vous regardant d’un air tendre, et parfois vous poussant la paume de la main de leur nez humide.

C’est une obséquiosité caressante, mais non importune, une fidélité à suivre, montrant le bon chien qu’une fatalité a séparé de son maître, malgré son dévouement, et qui vous servira bien, si vous l’accueillez. Il en venait jusqu’à notre seuil et c’était, nous l’avouons, un vrai crève-coeur pour nous d’être obligé de leur fermer la porte sur le nez et de tromper ainsi leur espérance. Nous pensons là-dessus comme Crébillon le tragique, qui prenait les chiens errants sous son manteau, les portait au logis, les hébergeait, essayait de leur apprendre un métier, comme de tourner la broche, de danser, de sauter pour le roi ou la reine, de donner la patte, et autres industries canines, puis les reportait en soupirant à l’endroit où il les avait trouvés, s’ils étaient incapables, rebelles ou paresseux. Mais nous possédions déjà notre ménagerie intime, bien difficile à nourrir.

Bientôt les bêtes s’aperçurent que les hommes les regardaient d’une manière étrange, et que leur main, sous prétexte de les caresser, les palpait, comme des doigts de boucher, pour s’assurer de leur plus ou moins d’embonpoint. Elles étaient devenue une proie, un gibier ardemment poursuivi. Les chats, plus spirituels et plus défiants que les chiens, comprirent les premiers, et mirent la plus grande prudence dans leurs relations. Ce ne fut qu’avec des amis bien sûrs de la race féline qu’ils se hasardèrent à filer leur rouet et à prendre leur place habituelle sur les genoux ; mais au moindre geste un peu vif, ils se réfugiaient sur les toits et dans les caves les plus inaccessibles. Les caniches, s’étant à la fin doutés de la chose, s’enfuirent quand on les appelait comme le chien de Jean de Nivelle, ce qui n’empêcha pas le nœud coulant, le sac et l’assommoir de faire de nombreuses victimes. Des boucheries canines et félines, où se débitaient aussi des rats, arborèrent hardiment leur enseigne, ne trompant pas sur la qualité de la marchandise ; les clients y affluaient.

La petite réunion matinale qui avait lieu devant notre porte diminua de jour en jour, et il ne resta bientôt plus que le terrier rêvant, sur le seuil de la boutique de son maître, à la disparition mystérieuse de ses amis. Il se tenait, d’ailleurs, sur ses gardes, flairant le péril et montrant les crocs à la moindre approche suspecte. Quand il voyait passer quelque rôdeur de mauvaise mine, porteur d’un sac, il se réfugiait sous le comptoir avec des grognements sourds.

Au commencement du siége, les postes des remparts avaient une nombreuse clientèle de chiens qui s’y étaient installés à demeure ; ils saluaient de battements de queue la garde descendante et accueillaient de joyeux abois la garde montante. Ils partageaient l’ordinaire du soldat, moblot ou sédentaire, mais ils ne prenaient que la viande offerte et dédaignaient le pain d’une narine superbe. La faim ne tarda pas à les rendre moins difficiles ; mais, au bout de quelque temps, de convives, ils s’élevèrent à l’état d’objet de consommation. Ils allongèrent la ration un peu courte ou furent vendus à des restaurateurs de troisième ordre. Les postes se dégarnirent peu à peu de leurs hôtes.

Un seul chien demeura fidèle au secteur. On le voyait se promener le long du rempart, comme accomplissant une ronde, efflanqué, disséqué par la maigreur, l’épine dorsale en chapelet, le nœud de l’échine proéminent, les apophyses des jointures perçant presque la peau, les côtes faisant cercle, le poil bourru et rêche comme du gazon sec. Il allait ainsi, plus misanthrope que Timon d’Athénes, évitant l’homme et surtout le militaire avec le même soin qu’il le recherchait autrefois ; lui, pauvre quadrupède, simple de cœur, il trouvait indélicate à l’endroit de son espèce la conduite du bimane, genre primate, qu’il avait trop longtemps estimé, et il lui en gardait rancune. C’était l’ombre d’un chien qui revenait : deux profils collés l’un sur l’autre, une découpure n’offrant aucune espèce d’épaisseur. La pauvre bête avait choisi pour lieu de ses promenades solitaires l’endroit où furent pétries dans la neige la statue de la Renaissance de Falquiére, et la tête colossale de la République, de M. Moulin. Un artiste qui avait monté de nombreuses gardes à ce bastion, avait remarqué le lamentable animal et, s’étant intéressé à lui, essayait de l’amadouer par toutes sortes d’avances. Il l’appelait d’une voix caressante, et s’asseyant sur une pierre pour ne pas l’effrayer par un air de poursuite, en marchant vers lui, il lui montrait de loin un appétissant morceau de pain. Sollicitée par l’appât, la bête s’arrêtait, mais ne faisait pas mine d’avancer, malgré la faim qui lui tordait les entrailles. Notre ami posa le morceau sur un pavé et s’éloigna discrètement. Alors la bête happa le pain après avoir franchi l’espace d’un bond prodigieux, et se sauva à une grande distance avec une vitesse de lévrier pour aller dévorer sa proie en lieu de sûreté.

Après le tour des chiens et des chats vint celui des oiseaux. L’ornithologie de Paris n’est pas bien riche. On n’y voit guère que des moineaux, et dans les vieux jardins des quartiers tranquilles quelques merles et quelques rossignols. Les pierrots, – c’est ainsi qu’on les nomme vulgairement – gamins ailés, vrais Gavroches de gouttières, sont aimés des Parisiens et jouissent par la ville d’immunités pareilles aux privilèges des pigeons de Saint-Marc : si on ne leur distribue pas de la graine à certaines heures, s’ils n’ont pas de rentes comme les oiseaux de Venise, on les laisse picorer effrontément partout, et les charmeurs leur jettent de la mie de pain aux Tuileries ; ils vont, ils viennent, voletant, piaillant, ne partant que lorsqu’on va mettre le pied dessus ; leur caquet met de la gaieté dans l’air. Leur innocente vie a jusqu’à présent été respectée de tous. Ils n’ont pas, d’ailleurs, grand’chair sous leur plume, ces insouciants petits bohèmes consumés d’ardeur et d’esprit. Mais la faim les a fait accepter comme alouettes ou comme ortolans.

On a commencé à en faire la chasse, et, pendant quelque temps, habitués qu’ils étaient à la fusillade et au canon, ils se refusaient à croire que cette mousqueterie fût dirigée contre eux, ne se trouvant pas digne d’une telle dépense de poudre. On les lira à la sarbacane, on leur tendit des gluaux et des piéges. Il fallut bien se rendre à évidence et reconnaître que l’ancien pacte d’amitié était rompu et que les pierrots passaient dans Paris à l’état de gibier. Au parfait abandon succéda la défiance extrême. L’animal, trompé, en garde longtemps rancune. Le pierrot, si familier, devint farouche et hagard. Tout homme, même inoffensif, lui fit désormais l’effet d’un chasseur, et la petite clientèle qui venait, par les temps de neige, prendre sans crainte sur notre fenêtre quelques miettes de notre maigre pitance, ne reparut plus, et pourtant nous avons pour la vie des animaux le respect d’un brahme. Traquée, fusillée, décimée, la gent tout entière se décida à l’émigration, et, quoiqu’il soit douloureux d’abandonner le vieux mur tapissé de lierre où l’on fait son nid au printemps, la corniche du palais sur laquelle on lisse sa plume au soleil, la mansarde qui encadre la jeune ouvrière penchée sur son travail, on alla chercher la sécurité au loin.

On ne voit plus aujourd’hui un seul moineau à Paris. Tous n’ont pas été tués, espérons-le. En quelques coups d’aile on monte au-dessus de la portée du plomb. L’oiseau ne subit pas cette fatalité de la pesanteur, et il peut toujours fuir la terre dans le ciel. — Heureux privilège !