Tableaux de Siége/Navigation

La bibliothèque libre.
Charpentier et Cie (p. 8-35).

II

NAVIGATION

Octobre 1870.

Il semble que Paris soit une ville énorme capable de lasser le promeneur le plus infatigable. Eh bien, depuis qu’on n’en peut sortir, l’immense enceinte gêne et serre les flancs de la population comme une ceinture trop étroitement bouclée. Le bois de Boulogne, Meudon, Saint-Cloud, Ville-d’Avray, Vincennes et tous ces gais paysages qui s’étendent au delà de Charenton, le long des rives de la Marne, nous sont interdits. A l’intérieur, les jardins des palais ont été transformés en campements et en parcs d’artillerie, de même que les squares où jouaient les enfants, et, comme pour irriter ce désir de locomotion qui, à cette époque, pousse au voyage les plus paresseux et les plus sédentaires, il fait un temps d’une splendeur sans pitié ; un ciel implacablement pur, où ne se produit d’autre nuage que quelque fumée lointaine de canon, s’étale au-dessus de nos têtes, et l’azur sur lequel se profilent les minarets du Caire et les colonnes du Parthénon n’est pas d’une transparence et d’une netteté plus parfaites. La nature a souvent de ces ironies ; ses joies ne coïncident pas avec nos tristesses, elle ne prend aucun souci de se mettre à l’unisson de nos âmes, et l’on est parfois tenté de lui reprocher ce désintéressement des affaires humaines. Cependant, quelque navré qu’on soit, quelque amer chagrin qu’on ait dans le cœur, il est difficile de ne pas se laisser gagner un peu par cette profonde sérénité, par cette lumière qui se pose sur votre ombre, par cette joie inconsciente de votre deuil. Les choses ont leur sourire comme leurs larmes, et l’on descend dans la rue, quittant le livre qu’on ne lisait que des yeux, abandonnant la page commencée d’où la pensée était absente, et vos pieds vous conduisent à votre insu sur le quai, vers cette large trouée de la Seine pleine d’air et de soleil, animée par le mouvement des eaux, où il semble qu’on respire plus à l’aise que partout ailleurs.

Les bateaux à vapeur-omnibus montent et descendent avec une prestesse de dorades, se croisant en route, prenant et déposant des voyageurs aux débarcadères disposés sur le bord du fleuve, tantôt à droite, tantôt à gauche, suivant l’importance des quartiers. Qu’ils aillent ou retournent, ils sont toujours chargés. La cabine regorge, le pont est couvert, les banquettes n’offrent de place qu’aux points extrêmes de départ. La faible rémunération exigée (15 c.) contribue sans doute à cette vogue extraordinaire des bateaux-mouches, mais elle n’en est pas la cause unique. Cette course est comme une espèce de petit voyage, qui remplace les excursions qu’empêche la présence de l’ennemi. Elle donne une illusion de liberté, et l’on va au Point-du-Jour ou à Charenton comme on allait naguère faire son tour de lac.

C’est en effet une charmante promenade qui vous fait voir Paris sous un aspect auquel on n’est pas habitué ; et comme notre état de critique de théâtres nous laisse des loisirs, nous allons monter à la première station, et croyez, sur notre parole de touriste, que nous avons fait souvent bien du chemin pour de moins beaux spectacles.

On part de l’embarcadère établi près du pont Napoléon, et, en plongeant les yeux à travers les arches, on aperçoit les travaux de barrage, qui défendent le cours du fleuve, et les hautes cheminées des usines, semblables à des obélisques égyptiens.

Le bateau prend sa course et les rives filent de chaque côté comme des bandelettes qu’on déroulerait, développant une grande variété d’aspects. Bercy apparait avec ses rangées de tonneaux sur le port, ses maisons frappées d’un vif soleil, ses magasins, ses enseignes en grandes lettres et, dans l’interstice des constructions, ses masses d’arbres surmontées de quelques hauts peupliers, qui, malgré l’automne avancé déjà, ont gardé leur verdure d’été. La saison est si clémente, d’ailleurs, que les gamins tous nus se baignent le long du rivage, ou, de l’eau jusqu’au ventre, pêchent des épinoches dans leur mouchoir. Des palefreniers mènent les chevaux à l’abreuvoir ; des femmes agenouillées sur une poignée de vieille paille lavent leur linge à la rivière, car les blanchisseuses de la banlieue n’arrivent plus à jour fixe avec leurs charrettes, et Paris, pour changer de chemise, a dû s’armer lui-même du battoir.

Une animation extrême règne sur tout le quai : on va, on vient, on monte, on descend, on charrie toutes sortes de denrées, on empile les bûches, on range par assises les planches et les madriers. Le mouvement dans la lumière ressemble à de la joie, et, malgré la tristesse de la situation, le spectacle de l’activité humaine sous un beau ciel bleu est toujours gai. « Si une bombe tombait sur un de ces tas de bois, quel incendie ! dit près de nous sur le bateau une de ces prudences qui prévoient tous les malheurs. — Eh bien, on verserait la rivière dessus. Quoi de plus commode ! »

Il y avait longtemps que nous n’étions venu par là, et c’était pour nous comme une ville nouvelle. Ceux qui ont connu l’ancien Paris auraient peine à retrouver dans cette ligne de maisons superbes et de restaurants somptueux le vieux quai de la Rapée avec ses guinguettes barbouillées de rouge comme la joue d’un buveur, et qui souriaient si vermeilles à travers le feuillage des tonnelles et l’ombre des marronniers. Ce lieu était célèbre par ses matelotes, et les canotiers y faisaient escale, montrant que s’ils aimaient l’eau ils ne haïssaient pas le vin. En ce temps-là on ignorait l’absinthe, le bitter, le vermouth et tous ces poisons amers que recherchent les estomacs délabrés ; on méprisait la bière. Gambrinus n’avait pas détrôné Bacchus. On s’enivrait avec le généreux sang de la vigne, ce breuvage vraiment français. Le luxe moderne a démoli ces humbles cabarets, nids de franche gaieté.

La Seine à cet endroit s’épanche largement et forme un bassin où jadis les canots à voile aimaient à courir des bordées. Asnières n’était pas encore à la mode. En ce moment cette portion de la Seine ressemble au grand canal de Venise. Les embarcations se sont réfugiées dans la ville : grandes barques pontées, blondies de goudron, avec une ceinture verte comme les treschuits de Hollande, toues cloutées de chevilles en bois, bateaux à vapeur, remorqueurs, galiotes, clippers, youyous, canots, yoles, périssoires, bateaux de tous les gabarits. Les mâts se dressent rayant l’air bleu de leur ton saumon-clair, et balancent leur légère flamme qu’agite ce vent d’est qui pousse nos lettres par delà les remparts et les forts, au-dessus des casques pointus de l’ennemi. Mais voici, parmi cette flottille pacifique, des chaloupes d’un galbe farouche et rébarbatif. Leur avant porte un éperon comme une galère romaine. L’arrière plonge dans l’eau comme pour exhausser la proue. Une sévère peinture grise revêt leurs flancs de tôle striés de meurtrières. On dirait des orques dans un banc de harengs inoffensifs. Pour que la ressemblance soit plus frappante, quelques-unes de ces chaloupes ont prés du bec deux trous noirs bordés de rouge, qui rappellent les yeux de certains poissons. Ce sont les chaloupes canonnières, chargées de protéger le cours et les rives du fleuve.

Le pont de Bercy avec ses œils-de-bœuf évidés et fenestrés est d’une richesse élégante, et il enjambe gracieusement la Seine en trois ou quatre pas hardis.

Comme il n’est pas tombé depuis plusieurs semaines une seule goutte de pluie, l’eau est d’une limpidité merveilleuse et elle offre un miroir d’une transparence parfaite au visage bleu du ciel. De larges glacis d’azur, des lumières frisantes s’étalaient sur ce fond d’un vert émeraude et nous faisaient penser à la sérénité céleste du lac Léman. Ziem, William Wyld et les maîtres de l’aquarelle auraient trouvé là les suavités et les tendresses de ton qu’ils vont chercher à Venise, à Constantinople ou à Smyrne.

En franchissant le pont d’Austerlitz qui mène au jardin des Plantes, nous pensâmes avec un sourire à cette idée de lancer dans les bois qui environnent Paris les lions, les tigres, les panthères, les jaguars, les ours blancs et noirs de la ménagerie, dont plusieurs journaux ont parlé parmi les moyens de défense plus ou moins saugrenus proposés par la fertile imagination des inventeurs ; mais il aurait fallu remettre à chacune de ces bêtes fauves un carnet contenant les uniformes coloriés de l’armée prussienne, sans quoi elles auraient pu dévorer par ignorance des moblots, des lignards et même des francs-tireurs. Rien de plus pratique. Le lion de Saint-Marc ne tient-il pas un livre dans sa griffe ?

Du pont de l’omnibus aquatique, on voyait des gardes nationaux et des mobiles faire l’exercice, évoluer, manœuvrer, sous la conduite de leurs officiers instructeurs avec un zèle infatigable, sur les terre-pleins des berges. Dans les endroits un peu retirés, des écoliers-tambours frappaient la peau d’âne de leurs baguettes encore un peu novices. Il faut du temps pour arriver à être un virtuose sur le ra et le fla, et ce qu’ils exécutaient le mieux, c’était la charge. Plus loin, des clairons apprentis sonnaient les fanfares avec une persistance qui supposait des poumons aussi vigoureux que ceux de l’antique Éole. Ces batteries et ces sonneries ont une mâle allégresse. Le clairon est clair, aigu et vigilant comme le chant du coq.

L’ile Louviers, dont nous escaladions jadis les piles de bois comme pour monter à l’assaut de forteresses imaginaires dans nos grands combats d’écoliers, n’existe plus ; elle a été réunie à la terre ferme et couverte de maisons. Quelques madriers de l’estacade restent seuls et rappellent l’ancienne physionomie des lieux. Voici les bains Petit, où nous obtînmes jadis, après des épreuves solennelles, le droit de porter le caleçon rouge, objet de notre secrète ambition, et le long quai de l’ile Saint-Louis où le Sainte-Beuve des Consolations promenait sa rêverie, le dimanche.

Le pont de la Tournelle, gâté par une collerette d’arcatures en fer dont on l’a enjolivé pour en élargir le tablier, est bientôt dépassé, et Notre-Dame de Paris se présente par le chevet appuyée sur ses arcs-boutants, dressant ses deux tours gigantesques comme deux bras éternellement levés pour la prière. On a rétabli à l’intersection du transept cette flèche hardie, découpée à jour et portant une croix radiée à sa pointe, qu’on voit dans les estampes anciennes. Naguère la place en était marquée par une plaque de plomb, emplâtre de la cicatrice qu’avait laissée l’amputation.

On ne saurait rien imaginer de plus beau que la vieille cathédrale dont Victor Hugo a fait le principal personnage de son épopée, vue ainsi du niveau de la Seine sur cette pointe d’île taillée en proue qui divise le fleuve en deux bras. Un parc d’artillerie est installé dans le square qu’on avait pratiqué derrière le chevet. L’ombre difforme de Quasimodo semble du haut des tours regarder avec étonnement ces formidables engins de guerre et se demander si un nouvel assaut ne va pas être tenté contre sa bien-aimée Notre-Dame, et si ces artilleurs de la garde nationale n’ont pas l’intention secrète d’enlever la Esméralda.

Nous passons sous le pont qui a remplacé le pont Rouge, et ce souvenir nous fait penser à l’Assassinat du pont Ronge, dramatique roman de Barbara. Un bruit de tambours et de clairons se fait entendre dans la paisible île Saint-Louis, surprise de ce tapage belliqueux.

Le bateau longe le quai de l’Hôtel de Ville dont la silhouette se dessine sur un fond de ciel admirablement pur. Ses toits écimés n’ont pas la fière tournure que leur avait donnée Boccador, mais l’ensemble de l’édifice fait très-bonne figure à l’horizon. Un peu en arrière se dresse Saint-Gervais, avec la façade un peu trop admirée peut-être de Jacques de Brosse. Il y a beaucoup d’animation sur ce débarcadère. Une foule de bateaux se presse contre le quai : des écoles de natation, des bains à quatre sous se sont garés là et forment un encombrement pittoresque.

Bientôt le Théâtre-Lyrique et le théâtre du Châtelet apparaissent vus au raccourci au-dessus de la ligne du quai, avec leur loggia ouverte à l’italienne. Sur l’autre rive, le Tribunal de commerce arrondit son dôme destiné à faire perspective au bout du boulevard Sébastopol. On file comme la flèche sous le pont Notre-Dame refait à neuf, mais dont les artistes regrettent la vieille tour carrée coiffée d’ardoises et portant sur un enchevêtrement d’énormes pilotis qui obstruaient une arche et rejetaient le courant le long du quai sous l’arche du Diable, passage périlleux redouté des mariniers de Seine à l’égal du pont Saint-Esprit des mariniers du Rhône. Le souvenir en est conservé par une admirable eau-forte de Méryon, le Rembrandt du vieux Paris. Puis se présente le pont au Change, rebâti à la moderne, et l’on découvre le Palais de justice avec sa tour de l’horloge, ses tours aux toits en éteignoir, ses vieux murs percés de fenêtres à meneaux, où les constructions récentes, gauchement encastrées, font des taches désagréables. Il était si simple de suivre le style ancien pour les agrandissements nouveaux dont on avait besoin ! On eût gardé ainsi sa physionomie gothique à ce berceau de l’antique Lutèce qui fut longtemps tout Paris !

A peine a-t-on le temps de regarder, tant le bateau nage avec prestesse, les mascarons fantastiques sculptés par Germain Pilon, sous la corniche du pont Neuf. En se retournant on jouit d’un splendide coup-d’œil. Le pont Neuf, avec sa presqu’île où s’élève le chalet du Vert-Galant et le terre-plein sur lequel chevauche le roi de bronze, forment le premier plan. En arrière, au-dessus des maisons, se dessinent Notre-Dame dressant ses deux tours carrées et son clocher aigu, la flèche ouvrée à jour et dorée de la Sainte-Chapelle, et les tours en poivrière du Palais de justice. Il n’est pas de vue plus splendide au monde.

Par l’échancrure que forme la place de Saint-Germain-l’Auxerrois s’élance le beffroi neuf servant de clocher à la vieille église et qui devait être muni d’un de ces gais carillons à la flamande qui changent « en chants joyeux la voix grave des heures. » Sa blancheur produit un effet agréable sur le fond bleu du ciel.

Voilà le Louvre de Louis le Grand avec la majestueuse colonnade de Perrault préférée aux plans du cavalier Bernin, le Louvre de Henri IV et de Henri II. De nombreux travailleurs s’occupent à boucher avec des sacs de terre les fenêtres du rez-de-chaussée, où sont les statues antiques, où rayonne ce divin type de beauté, ce marbre immortel qu’on nomme la Vénus de Milo ! Un large réservoir de tôle communiquant avec la rivière et où plonge un tuyau aboutissant au toit du palais est installé sur le quai. De telles précautions, hélas ! nécessaires font monter au front une rougeur. On se demande si les siècles n’ont pas rétrogradé, si l’on n’est pas remonté en pleine barbarie. Si la Vénus de Milo était brisée, un des soleils de l’idéal disparaitrait ; il se ferait une nuit dans l’art. Un tel forfait contre le beau, un si monstrueux sacrilège n’est pas possible ! Mais n’oublions pas que le comte de Koenigsmarck, qui a fait sauter avec la bombe d’un obusier pointé par lui-même la poudrière du Parthénon jusque-là intact, était Prussien. Mutiler Phidias! tuer un chef-d’œuvre ! il n’est pas de plus grand crime. Espérons que la grande déesse, qui n’est pas une Vénus, mais bien une Victoire, saura se défendre elle-même.

De l’autre côté du fleuve, au bout du pont des Arts, le paisible Institut se précautionne aussi contre les éventualités du siège. La Minerve casquée, qui sert de tête de lettre à ses programmes, a rabattu sa visière, car Minerve, qui est la déesse de la Sagesse, est armée ; outre le casque, l’égide, le bouclier et la lance, elle a aussi près d’elle le hibou nyctalope, veilleur sans distraction, pour qui les ténèbres n’ont pas de mystère. Prudemment inspiré par sa protectrice athénienne, l’Institut a blindé de sacs de terre les fenêtres de la bibliothèque Mazarine et disposé dans ses cours de vastes réservoirs de tôle pleins d’eau. Espérons qu’aucun projectile ne viendra effondrer cette coupole sous laquelle se sont débitées tant de harangues mêlées d’allusions, de sous-entendus et d’éloges épigrammatiques. Autrefois, comme on peut le voir dans les gravures du temps par Israël Sylvestre, la portion du quai qui formait comme le soubassement de l’Institut était ornée de trophées et de sculptures d’un bon effet dont la suppression est regrettable.

A l’angle du pont du Carrousel, sur le quai Saint-Nicolas, fonctionnent, par manière d’expérimentation, des pompes à vapeur d’une grande puissance. La cheminée de la machine dégorge une fumée blanche, et le tuyau de la pompe, long serpent de cuir à la tête d’airain, darde un jet d’eau, dru, strident, impétueux comme une trombe qui, avec un bruit de fusée, monte aussi haut que le jet de Saint-Cloud ou des Tuileries, pour retomber quelques instants après en pluie argentée. Plusieurs de ces pompes étaient en activité et lançaient l’eau à de grandes distances. Elles éteindront bien vite les incendies allumés par les obus et les bombes à pétrole, si ces engins de destruction arrivent jusqu’à nous. De nombreux spectateurs, accoudés au parapet du quai et au garde-fou du pont, regardaient ses manœuvres avec un intérêt aisé à comprendre.

Le jeu des pompes ne distrayait pas les tambours et les clairons qui s’exerçaient dans le jardin des bains Vigier, dont les massifs d’arbres, verdoyants encore, rompent si agréablement les lignes architecturales des Tuileries. Leur bruit martial rappelait aux idées guerrières l’imagination, que la sereine beauté du spectacle eût pu emmener loin de la sévère réalité.

En face des bains Vigier, derrière une buanderie, au bas de la muraille du quai, est installée une baraque que surmonte toujours un panache de fumée, et dont le sapin neuf attire le regard : c’est une prise d’eau directe dans la Seine pour alimenter les quartiers de la rive gauche au cas où l’ennemi couperait le canal de l’Ourcq. Vous voyez qu’on a pensé à tout.

Près du pont Royal, vis-à-vis le café d’Orsay, la frégate-école transformée en établissement hydrothérapique, avec ses hauts mâts, ses agrès et ses vergues, auxquelles sont suspendues des boules métalliques coloriées, donne à ce coin un petit air maritime très-pittoresque et fait penser à ce projet de Paris port de mer, dont la réalisation eût moins coûté qu’une année de guerre stérile et destructive.

Quelle richesse d’aspect prend, éclairé par le beau soleil d’automne et vu d’en bas, ce qui mouvemente toujours les lignes et produit des effets nouveaux, le pavillon d’angle des Tuileries reconstruit récemment et gardant encore sa blancheur dorée ! Les figures et les groupes de Carpeaux, frappés d’une chaude lumière, se dégagent de la façade avec une incroyable pétulance de vie. Cette sculpture palpite et semble remuer. La jeune femme agenouillée qui écarte des feuillages et qu’accompagnent de petits génies est de chair et non de pierre. Cela peut déranger la tranquillité de l’architecture, qui aime chez les hôtes qu’elle loge dans ses frontons, ses archivoltes et ses frises, des attitudes symétriques et paisibles, et, sous ce rapport-là, les personnages sculptés par Carpeaux sont de francs tapageurs. La vie est en art une qualité si suprême qu’elle fait tout pardonner. Au sommet du pavillon de l’Horloge flotte le drapeau de la Société internationale de Genève, croix de gueules sur champ d’argent. Le palais est changé en ambulance, et dans le jardin les statues de Coysevox, de Coustou, de Lepautre et de Théodon regardent avec surprise, de leurs grands yeux blancs, les parcs d’artillerie, les canons, dogues de bronze qui ne demandent qu’à aboyer, les tentes sous lesquelles se glisse le soldat, et tout cet appareil de guerre qu’il semblait que Paris ne dût jamais voir. Paris, n’était-ce pas la ville neutre par excellence, la vraie capitale du monde, le cerveau et l’œil de l’Univers ? Au-dessus des arbres tournoient les pigeons inquiets, et les moineaux se demandent en leur langage qu’est devenu le charmeur. Cependant, impassibles comme des sentinelles de marbre et de bronze, les sphinx de Sébastopol et les lions de Barye continuent à monter leur faction.

Quelle admirable bassin forme la Seine entre le pont royal et le pont de la Concorde ! à droite, au-dessus du quai, la terrasse des Tuileries avec son garde-fou à pilastres et son couronnement de grands arbres où l’automne mêle à la verdure des teintes de safran ; à gauche, le palais d’Orsay, le charmant palazzino de la Légion d’honneur, l’hôtel de l’ambassade d’Espagne, l’hôtel du Cercle agricole, et, se présentant de profil pour faire face à la Madeleine le palais du Corps législatif, auquel l’éloignement prête un faux air de temple grec. Sans doute, cela ne vaut pas le Parthénon, mais à distance, avec les magies de la lumière et de la perspective, les ruptures de lignes produites par la silhouette des arbres massés près du pont, l’effet à l’horizon est d’une grâce incomparable. Au fond, dans une vapeur bleuâtre, ondulent les coteaux de Meudon et de Sèvres, noyés, perdus, et d’une douceur de ton qui rappelle les derniers plans de Claude Lorrain.

Pendant que le pyroscaphe descend le fleuve, laissant derrière lui son sillage écumeux, sur le quai passent au grand trot, avec ce retentissement formidable qui ressemble au bruit du char de Capanée roulant sur son pont d’airain, les pièces de canon et les fourgons d’artillerie. Les baïonnettes des régiments en marche luisent au soleil comme les épis d’une moisson d’acier. On est toujours accompagné par le bruit rhythmé du tambour et l’éclatante fanfare du clairon ; une activité militaire sans pareille règne partout. Le temps du rêve est passé. Toute cette agitation, cependant, ne trouble pas les pêcheurs à la ligne. Le pêcheur à la ligne est, de sa nature, philosophe et flegmatique. Nous en avons vu un grand nombre de Bercy au Point-du-Jour : les uns dans l’eau, à mi-jambe, comme des hérons à l’affût ; d’autres debout, à la pointe d’une barque ; ceux-ci assis, les pieds pendants au bord d’une rampe de quai ; ceux-là perchés sur la corniche d’un pont, tous suivant de l’œil, avec une extrême intensité d’attention, les nutations du flotteur en liége, ou remettant une amorce à leur hameçon, pour justifier sans doute l’axiome un peu sévère : « La ligne est un instrument qui commence par un asticot et fini par un imbécile. »

Ces braves gens ne semblaient guère penser aux Prussiens, et les bombes tombant à côté d’eux dans la rivière ne leur arracheraient que ce mots : « Cela va effrayer le poisson ! »

Quelques-uns voient peut-être dans cette innocente occupation la chance d’augmenter d’une friture la carte peu variée du siége ; mais les autres pêchent avec une passion désintéressée, sans espoir, comme toutes les vraies passions ; ils ne prennent jamais rien et ils reviennent toujours. Pourtant nous avons vu un pêcheur heureux lever au bout de sa ligne, où il frétillait comme un éclair d’argent, un goujon de la longueur du doigt.

Au delà du pont de la Concorde, la Seine s’infléchit un peu, ayant d’un côté l’hôtel de la Présidence et celui des Affaires étrangères, et de l’autre les allées du Cours-la-Reine, que dominent les combles vitrés du palais de l’Industrie, pareils au dôme d’une immense serre dont les vitres scintillent au soleil. Les belles lignes du quai donnent à tout ce parcours un aspect grandiose et monumental dont l’impression est solennelle.

Au pont de l’Alma, saluons le zouave et le soldat de ligne sculptés sur les piles dans une fière attitude et qui semblent garder le fleuve contre les approches de l’ennemi ; saluons aussi la coupole des Invalides damasquinée d’or comme un casque sarrasin, qu’on aperçoit là-bas brillant dans l’air bleu quand on tourne la tête vers Paris. On avait conseillé d’en éteindre la dorure sous un badigeon. Il ne le faut pas ! Qui oserait prendre pour point de mire l’asile du courage malheureux ! Et d’ailleurs qu’importe aux Invalides une cicatrice de plus ! Des chevaux conduits par leurs cavaliers descendent les rampes du quai du côté de l’Ecole-Militaire, pour se baigner ou s’abreuver au fleuve. Rien de plus beau que ces nobles bêtes qui partagent les périls de l’homme, montées à poil et guidées par des soldats en pantalon de toile, dont la chemise prend, au vent, des plis de chlamyde antique. On retrouve dans ces groupes les mouvements fiers et simples des métopes du Parthénon. A défaut de Phidias, que ne passe-t-il par là un Géricault ! Quels modèles lui fournirait ce va-et-vient de chevaux descendant et remontant, dont quelques-uns se cabrent devant la fraîcheur de l’eau ! Il y avait aussi des mulets reconnaissables à leurs longues oreilles, et dignes de trainer le char de la princesse Nausicaa, allant à la rivière laver. Ne méprisons pas pas ces utiles bêtes si dures à la fatigue ; elles portent les lourds bagages et les blessés, se faisant contre-poids sur les cacolets. Si elles ne sont pas à la gloire, elles sont à la peine, ne l’oublions pas. Des bœufs « aux jambes torses » selon la belle épithète homérique, arrêtés au bord de la rivière, levaient avec un air de vague inquiétude, leurs mufles luisants d’où l’eau tombait en long fils. Sur le pont d’Iéna baptisé d’un nom de victoire comme la plupart de nos ponts – Austerlitz, Arcole, Solferino, l’Alma – défilaient des régiments de ligne se dirigeant vers les hauteurs de Chaillot. Des escadrons de gendarmerie suivaient le quai du côté de la Manutention militaire en pleine ébullition d’activité. Tout respirait la guerre, tout se préparait à la défense ; les quatre groupes équestres situés aux abords du pont d’Iéna semblaient hennir et respirer l’odeur de la poudre.

Ces troupes partaient du champ de Mars, où s’alignent de longues files de baraquements en planches destinés à loger les soldats. Tout le vaste espace est transformé en camp. Qui dirait qu’il y a trois ans à peine s’élevait sur cette même place cette énorme Babel de cristal et de fer nommée le palais de l’Exposition universelle ? Dans le labyrinthe du bâtiment colossal s’entassaient les merveilles de la civilisation et de la paix, les suprêmes efforts du génie humain ; l’art y coudoyait l’industrie, les blanches statues s’y dressaient près des noires machines, la peinture s’étalait près des riches étoffes de l’Orient. Les maîtres de tous les pays avaient envoyé là leurs toiles les plus exquises, les chefs-d’œuvre auxquels ils devaient leur gloire. Chaque nation s’était efforcée de dire son dernier mot. Les promenades, sous les hautes nefs de cette cathédrale du travail, étaient des suites d’émerveillements ; on se sentait fier d’être homme en contemplant ces prodiges. Si élevée était la voûte, qu’il fallait une machine pour y monter et que le toit, avec ses arcades rouges trouées d’azur, vous causait la sensation d’immensité du Colisée de Rome.

Autour du monstrueux édifice s’éparpillaient en des jardins charmants, sortis de terre comme des décors féeriques au coup de sifflet du machiniste, des temples égyptiens avec leur pylône chamarré d’hiéroglyphes, des mosquées, des okkels, des conacks, des palais pareils à ceux des Mille et une nuits du plus pur style arabe, des chalets suisses, des isbas russes, des cabanes de pêcheurs norvégiens, des pagodes chinoises, des pavillons japonais, des boutiques à débiter des bibles protestantes, tout jusqu’à un fac-simile des catacombes de Rome. Nous ne parlons ni des brasseries où Vienne et Munich versaient leur bière intarissable, ni des cafés algériens avec leur musique nasillarde, ni de la musique endiablée des Tsiganes, ni des Aïssaouas mangeurs de feu et de serpents. C’était la grande foire du monde à côté de l’Exposition universelle, la petite pièce après la grande. Rien n’y manquait, pas même une statue équestre du roi Guillaume qu’on avait la politesse de ne pas trouver trop ridicule, pas même ce fameux canon Krupp dont on nous menace et que nous admirions médiocrement, car c’était le temps des belles luttes pacifiques, honneur de l’esprit humain, et nul ne pensait que cet effroyable engin de destruction dût jamais servir.

Les empereurs, les rois, les sultans, les princes venaient rendre visite avec une politesse jalouse à cette belle ville, objet de leur secrète envie, et Paris leur faisait des entrées et les recevait avec son gai sourire, ne pensant pas aux rancunes qu’excitaient ses splendeurs.

Qui se douterait aujourd’hui que, sur ce terrain vague, ça et là jonché de paille, où fume le feu des bivouacs, s’élevait comme un rêve l’édifice féerique ? Il semble que des siècles se soient écoulés depuis cette époque, pourtant si rapprochée de nous. C’était trop beau. Les Moires, ces divinités sévères qu’offusque l’orgueil des individus et des peuples, se plaisent à l’écroulement de ces prospérités trompeuses, et de leurs maigres mains les poussent à la ruine ; mais le malheur retrempe les cœurs généreux, et nous sortirons victorieux de la lutte.

Sur le versant du Trocadéro qu’escalade une large rampe, qui fait penser à l’escalier des propylées d’Athènes, mais qui ne conduit pas, malheureusement, au divin portique de Mnésiclès, stationnent des multitudes de curieux tâchant à grand renfort de longues-vues et de lorgnettes de découvrir si le soleil ne fait pas briller à l’horizon quelque casque ou quelque fusil de Prussien. Car c’est là la curiosité qui tient toutes les poitrines haletantes : apercevoir au moins cet ennemi invisible, nous étreignant dans un cercle mystérieux.

La manufacture des phares porte au sommet de sa tour un sémaphore, dont les drapeaux en ce moment transmettaient un signal. Que peuvent dire ces morceaux d’étoffe de couleurs diverses qui montent et qui descendent ? L’ennemi s’approche-t-il ? faut-il courir au rempart ? Le secret de ce langage échappe, nous l’espérons du moins, aux espions de Bismark. On longe l’île des Cygnes, on dépasse le pont de Grenelle, et les rives du fleuve prennent un aspect plus champêtre. Les bouquets d’arbres y alternent avec les maisons. Les cheminées d’usines s’y élèvent plus fréquentes. Les restaurants, les guinguettes s’y montrent précédés de leurs petits jardins distribués en cabinets de verdure. De nombreuses flottilles de canots et de barques sont amarrées près du bord. On y distingue aussi deux ou trois chaloupes canonnières, qui impriment tout de suite de la gravité au paysage qui ne demanderait pas mieux que de sourire.

Enfin apparaît le viaduc du Point-du-Jour, avec ses élégantes superpositions d’arcades portant à leur sommet le chemin de fer de ceinture. C’est un ouvrage digne des Romains et qui rappelle le merveilleux pont du Gard. Rien de plus noble, de plus solide et de plus léger à la fois. L’air joue librement par les larges baies à travers lesquelles on découvre les coteaux de Meudon et de Sèvres, tous ces sites charmants, amour des peintres et des poëtes, qui nous sont interdits – pas pour longtemps. Nous ne vous dirons pas les formidables défenses qui hérissent le viaduc et ses abords ; mais, dès à présent, on peut, en employant la phrase de Shakspeare, dire au Prussiens : « Maintenant, nous sommes assez près. Vous pouvez jeter là vos écrans de feuillage et montrer qui vous êtes. »