Tableaux de Siége/Une nouvelle madone. — La statue de Strasbourg

La bibliothèque libre.
Charpentier et Cie (p. 1-7).

I

UNE NOUVELLE MADONE

LA STATUE DE STRASBOURG.

Septembre 1870.

Quand on traverse la place de la Concorde, qu’animent les évolutions et le passage des troupes, l’œil est attiré par un groupe qui se renouvelle sans cesse aux pieds de la statue représentant la ville de Strasbourg. Majestueusement, du haut de son socle, comme du haut d’un autel, elle domine la foule prosternée ; une nouvelle dévotion s’est fondée, et celle-là n’aura pas de dissident ; la sainte statue est parée comme une Madone, et jamais la ferveur catholique n’a couvert de plus d’ornements une image sacrée. Ce ne sont pas, il est vrai, des robes ramagées de perles, des auréoles constellées de diamants, des manteaux de brocart d’or brodés de rubis et de saphirs comme en porte la Vierge de Tolède, mais des drapeaux tricolores lui composent une sorte de tunique guerrière qui semble rayée par les filets d’un sang pur.

Sur sa couronne de créneaux, on a posé des couronnes de fleurs. Elle disparaît presque sous l’entassement des bouquets et des ex-voto patriotiques. Le soir, pareilles aux petits cierges que les âmes pieuses font brûler dans les églises devant la Mère divine, les lanternes vénitiennes s’allument et jettent leurs reflets sur la statue impassible et sereine. Ses traits, d’une beauté fière, ne trahissent par aucune contraction qu’elle a, enfoncés dans la poitrine, les sept glaives de douleurs. On dirait presque qu’elle sourit quand la lueur rose des lanternes flotte sur ses lèvres pâles. Des banderoles où sont tracées des inscriptions enthousiastes voltigent autour d’elle.

Sur le piédestal se lisent des cris d’amour et d’admiration. Des pièces de vers, des stances sont écrites au crayon, et si l’art manque à ces poésies, le sentiment s’y trouve toujours. Devant le socle est un large registre ouvert, et les noms s’y ajoutent aux noms. Le peuple parisien s’inscrit chez la ville de Strasbourg. Le volume, relié magnifiquement et blasonné aux armes de la glorieuse cité, sera offert à la grande martyre qui se dévoue pour l’honneur et le salut de la France. Jamais ville n’aura eu dans ses archives un plus glorieux livre d’or.

Par un de ces mouvements d’exquise délicatesse qui parfois remuent les foules d’un frisson électrique, le peuple semble, en adoptant cette statue comme une image sacrée, comme une sorte de Palladium, et en lui rendant un culte perpétuel, vouloir dédommager la ville malheureuse, lui prouver son ardente sympathie et la soutenir, autant qu’il est en lui dans son héroïque résistance.

Que de fois, pendant ces courtes vacances que l’été fait au feuilletoniste, nous avons traversé Strasbourg en allant à Bade, à Wiesbaden, à Heidelberg, à Munich, à Stuttgart. Nous y faisions toujours un temps d’arrêt et nous allions rendre une visite à notre vieil ami le Münster. À chaque voyage nous le retrouvions élançant vers le ciel, avec la foi des anciens jours, sa flèche vertigineuse. Sur ses murs de granit rouge, la rouille du temps verdissait par places, comme sur une armure de cuivre. Les saints montaient la garde dans leur niche découpée en dentelle et, sous le porche, les vierges sages et les vierges folles continuaient leur procession symbolique. Les douze apôtres venaient ponctuellement à l’heure de midi tourner autour de Jésus-Christ, sur l’horloge astronomique de M. Schwilgué, qui remplace celle de Conrad-Dasypodius.

Du coin de la place, la statue d’Erwin de Steinbach, l’architecte de la cathédrale, nous lançait un sourire d’intelligence comme pour nous dire qu’il nous reconnaissait bien. Les cigognes s’envolaient, les pattes tendues en arrière, comme sur la vignette des livres de Delalain, ou se tenaient debout dans leur nid, au sommet d’un de ces immenses toits à six étages de lucarnes qui sont particuliers à Strasbourg.

La ville nous plaisait par sa physionomie pittoresque, et ces petites singularités de détail et d’accent, reflet du pays voisin qu’on retrouve dans les places des frontières. Mais cela n’empêchait pas Strasbourg d’être français et très-français ; il le prouve aujourd’hui de la façon la plus éclatante.

Qui nous eût dit alors que cette ville charmante et paisible, amoureuse de l’étude et des savantes recherches, guerrière cependant malgré son air de bonhomie patriarcale, et bouclant autour de ses reins une ceinture de canons, serait un jour attaquée avec une si incroyable furie ! Lorsque nous regardions, le soir, le Chariot, la Petite Ourse et Cassiopée scintiller comme des points d’or derrière les dentelles noires du Münster, qui jamais aurait pensé que ces douces lueurs d’étoiles eussent pu être éteintes par le flamboiement sinistre des bombes ! Et cependant une pluie de fer tombe nuit et jour sur le Münster, brisant les clochetons, mutilant les statuettes, perçant les voûtes des nefs et écornant l’horloge avec son peuple de figurines et ses millions de rouages. La bibliothèque, unique au monde en son genre, a brûlé. Des incunables provenant de l’ancienne commanderie de Saint-Jean de Jérusalem ; l’Hortus deliciarum dû à Herrade de Landsberg, abbesse de Sainte-Odile à la fin du douzième siècle, le poëme de la Guerre de Troie, composé par Conrad de Wurzbourg, les poésies de Gaspard de Haguenau, des missels, des bréviaires, des manuscrits a miniatures, cent cinquante mille volumes du choix le plus rare sont réduits en cendre. La rue de la Nuée-Bleue, dont le nom romantique nous plaisait, a perdu plusieurs maisons et le théâtre n’est plus qu’un monceau de décombres.

Malgré tous ces désastres, avec une obstination héroïque, la ville spartiate résiste toujours. Rien ne peut abattre sa grande âme. Elle s’ensevelira sous ses débris plutôt que de se rendre. Le brave général Uhrich tient bon contre l’effroyable déluge de feu. Malgré les incendies qui s’allument de toutes parts comme des flammes sur des trépieds et qui brûlent sur sa chair les pans de sa robe, la ville sublime fait de la tête un geste négatif à toute offre de capitulation, et l’Allemagne rappelle des artilleries encore plus monstrueuses et leur commande de foudroyer cette insolente.

Cette rebelle, cette entêtée ne veut pas se souvenir de son origine germanique et ne sait qu’une chose : c’est qu’elle s’est donnée à la France de tout cœur et de toute âme et qu’elle est résolue mourir pour elle. Mais elle ne mourra pas. En dépit des bombes, des obus, des boulets qui sillonnent le ciel enflammé, la cathédrale est toujours debout, et, dans la silhouette sombre de sa flèche, se découpe toujours cette croix de lumière, signe d’espérance et de salut, que l’ennemi peut voir briller de l’autre rive du Rhin.