Tablettes d’un mobile/20

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À MON FUSIL.

Février 1871.



Il me va donc falloir te rendre,
Bon fusil, que pendant six mois
J’ai couvé d’une amitié tendre,
Et que j’ai frotté tant de fois !

Or çà, notre tâche est finie ;
Nous avons, malgré nos regrets,

En fait de gloire, une élégie,
En fait de lauriers, des cyprès.

Lorsque nous fîmes connaissance
Au camp, jadis, te souviens-tu
Combien nous avions de vaillance
Et quelle était notre vertu ?

Pendant six mois j’ai cru sans cesse
Qu’un jour viendrait où nous pourrions
Essayer tous deux notre adresse
Et trouer d’épais bataillons.

Hélas ! malgré notre espérance
Et nos efforts, mon vieil ami,
Nous n’avons sur la conscience
Le meurtre d’aucun ennemi.

Va donc ! je te quitte sans peine,
Et te laisse aller de ma main

Comme on jette un bâton de chêne
Qu’on a coupé sur son chemin.

Que belle était la vieille guerre,
Que beaux étaient les vieux combats,
Au soleil, en pleine clairière,
Cœur contre cœur, bras contre bras !

Ô les vaillantes équipées
Du seigneur et de son coursier !
Et les coups des grandes épées
Qui retentissaient sur l’acier !

Ô les rencontres gigantesques
Dans les forêts et les ravins,
Lances contre sabres moresques,
Et Français contre Sarrasins !

Quand un canon, la poudre née,
Au troisième coup éclatait ;

Un fusil, dans une journée,
Partait dix fois — quand il partait. —

Que c’étaient choses encor belles
Les grandes charges d’escadrons,
Et les chevaux prenant des ailes
Au souffle entraînant des clairons !

Aux accents de la Marseillaise,
Des remparts, des forts emportés,
Et la baïonnette française
Trouant les rangs épouvantés !

Vive l’ardente et chaude ivresse
Du soldat qui va de l’avant
À l’assaut d’une forteresse,
Le front levé, l’épée au vent !

Vive la bravoure qui bouge !
En plaine, au soleil, loin des bois,

L’acier est bleu, le sang est rouge ;
C’est la bravoure des Gaulois !

Alors on pouvait être brave ;
Maintenant on n’est plus que fort.
À plat ventre comme un esclave,
Vous attendez venir la mort.

Sur une colline lointaine
Votre lorgnette apercevra
Un peu de fumée, à grand’peine,
Et c’est le coup qui vous tuera.