Tablettes d’un mobile/4

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L’EXILÉE.

Septembre 1870.



Pourquoi pleures-tu, pauvre femme,
Assise au bord de ce chemin ?
Ton visage, où se lit ton âme,
Porte l’empreinte du chagrin ;
Tes beaux yeux ont perdu leur flamme,
Et des pleurs roulent sur ta main.

Est-ce l’amour qui t’a blessée ?
As-tu ressenti la douleur

De te voir soudain repoussée
Par un geste froid et moqueur ?
T’a-t-il lâchement repoussée
Celui-là qui te prit ton cœur ?

Est-ce ton enfant que tu pleures ?
Est-ce ton frère, ton ami ?
Seule, loin de toutes demeures,
Grelottante et morte à demi,
Pourquoi marcher de longues heures
Sans jamais chercher un abri ?

De quel pays es-tu venue ?
Quel chagrin a pu t’alarmer ?
Va, dis-le moi : rien qu’à ta vue
Mon être s’est laissé charmer,
Et, sans t’avoir jamais connue,
Il me semble déjà t’aimer.

Viens : jusqu’à la ferme prochaine
Accepte mon bras pour soutien ;

Raconte-moi toute ta peine ;
Tu trouveras, sans craindre rien,
Une main pour serrer la tienne,
Un cœur pour soulager le tien.

— Ami, si longue est la distance
Qu’il me faut encor parcourir
Que j’ai perdu toute espérance
D’y pouvoir jamais réussir :
Ami, si grande est ma souffrance
Que rien ne saurait la guérir.

Tu me demandes qui je pleure ?
Hélas ! qui pourrait les compter
Tous ceux-là que la mort effleure,
Ou que la mort vient d’emporter,
Foule nombreuse que chaque heure,
Chaque moment, peut augmenter !

Je fuis devant mon ennemie,
La Guerre au bras ensanglanté :

Je n’ai ni foyer ni patrie ;
Mon nom est partout rejeté
Comme celui d’une bannie :
On m’appelle l’Humanité.