Tablettes d’un mobile/5

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EN SENTINELLE.

Pantin, octobre 1870.



Il est minuit : le temps est calme et le ciel clair.
Je suis en faction sur le chemin de fer,
Seul, la main au fusil, l’œil perdu dans l’espace.
J’entends auprès de moi, comme un soupir qui passe.
Le vent qui fait vibrer les arbustes chétifs.
La lune, se montrant par instants fugitifs,
Au travers des flots blancs que forment les nuages
Sur les champs dévastés verse ses clairs mirages.
À droite, noir géant silencieux, le fort
Veille, et Paris, couché sous l’horizon, s’endort.

Oh ! qu’il est doux alors de laisser sa pensée

S’envoler au hasard de son aile lassée !
Dans ces moments trop courts, qu’il est doux de revoir,
À la pâle clarté de la lampe du soir,
Près du foyer brillant où la flamme pétille,
Cette moitié de vous qu’on nomme la famille !
Que le nom de l’absent est souvent prononcé !
Comme on parle de lui ! Lorsque le vent glacé
Vient tristement pleurer le long de la fenêtre,
On se dit l’un à l’autre : « Où donc peut-il bien être ?
Dort-il ? Est-il debout ? A-t-il froid ? A-t-il faim ? »
Et chacun, pour cacher aux autres son chagrin,
Se tait, et, soupirant, se dit : « Vit-il encore ? »
Et puis c’est le vieux chien dont le regard implore,
Réclame une caresse, et qui rôde, et qui sent
La place qu’occupait jadis le maître absent,
Où, près de lui dormant des heures tout entières,
Il rêvait à loisir de ses chasses dernières
Et des nombreux combats qu’en des temps plus heureux
Dans la plaine et les bois ils livraient tous les deux.

Tel était le tableau qui me venait à l’âme.

J’oubliais tout : le sang, et le fer, et la flamme,

Et l’ennemi vainqueur, et la guerre, et l’effort
Du pays expirant, et le deuil, et la mort.
J’en étais revenu, porté par ma pensée,
Aux tranquilles moments d’une époque passée,
Moments sans prix jadis, tant pleurés aujourd’hui
Tout-à-coup sur ma droite un vif éclair a lui.
Trois secondes après, retentissant, sauvage,
Le son arrive à moi ; puis, traçant son sillage
Avec un bruit semblable au râle prolongé
Du fer rouge dans l’eau subitement plongé,
L’obus part, tombe, éclate, et puis rien. — Le silence
De nouveau sur les champs plane lugubre, immense ;
Rien n’a changé ; la lune au profil chagriné
Semble toujours glisser dans le ciel moutonné,
Argentant par moments les murs des maisons blanches ;
Le vent en murmurant vient caresser les branches ;
Et peut-être à l’instant, frappés dans leur sommeil,
Quelques hommes demain n’auront pas de réveil !
Ce sont des ennemis : soit ! mais ce sont des hommes.
Quand donc finirons-nous, pauvres fous que nous sommes,
De nous frapper sans cesse, et de chercher toujours

Quelque moyen nouveau pour abréger nos jours ?
La guerre ! Chose horrible, abominable, infâme,
Que la raison flétrit, l’humanité condamne ;
Suprême de l’absurde et de la cruauté ;
Stupide expression du crime patenté ;
Chaos noir et sanglant, où va, tête baissée,
Toute une nation contre une autre lancée ;
Lourd marteau dont le choc aveugle et destructeur,
En brisant le vaincu, frappe aussi le vainqueur !

C’est surtout par ces nuits tranquilles et sereines
Que le profond dégoût des passions humaines
Met la tristesse au cœur et les larmes aux yeux.
Les regards allanguis se tournent vers les cieux ;
Il semble que là-haut plane le grand mystère ;
Qu’il y vit tout un monde inconnu de la terre ;
Que, tandis qu’ici-bas les hommes aveuglés
Se heurtent et se tuent, dans les cieux étoilés
Règnent un grand repos, une paix éternelle ;
Qu’un absolu silence entoure de son aile,
Comme d’un crêpe noir, toute l’immensité.

Et pourtant qui nous dit qu’il n’est pas habité
Ce pays inconnu qui s’étend sur nos têtes ?
Qui nous dit qu’il n’est pas, dans toutes ces planètes,
Dans ces astres brillants, des hommes comme nous,
Aussi durs et cruels, aussi sots, aussi fous ?
Ô toi, dont le rayon nuageux me caresse,
Toi dont le long regard contient une promesse,
Toi qui sembles là-haut me comprendre et me voir,
Étoile, clou d’argent qui tiens le voile noir
Que ne peut soulever l’essor de ma pensée,
Ah ! dis-moi si déjà les hommes t’ont blessée,
S’ils ont foulé ton sol de leurs pieds furieux ;
Dis-moi s’ils sont là-haut, chaste étoile des cieux ;
Si la pure auréole où ton orbite nage
Connaît l’odeur du meurtre et le cri du carnage ;
Dis-moi si, quand mes yeux s’élèvent jusqu’à toi,
C’est une terre encor qui brille devant moi.
Oh ! non, non, n’est-ce pas ? Si comme sur la terre
Avait passé sur toi le souffle de la guerre,
Mon regard jusqu’à toi ne serait pas monté
Et ton rayon si pur serait ensanglanté !