Tablettes d’un mobile/7

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À MONSIEUR X***

PROPRIÉTAIRE.


Bobigny, novembre 1870.



Au sein d’un vaste champ d’ognons et de poireaux,
Une vieille maison sans porte ni carreaux,

Où le vent pleure ;

Quatre murs enfumés, ornés par-ci, par-là,
De créneaux et de trous, un toit percé, voilà

Notre demeure.


C’est dans cette oasis que nous avons passé
Quelques nuits, cet hiver, sur un parquet glacé,

Par un froid russe ;

Que nous avons fermé, sans trêve ni merci,
Le chassepot en main, la route du Drancy

Au roi de Prusse.


C’est là que nous montions nos grand’gardes de nuit,
Près d’un mur crénelé, dans la plaine, sans bruit,

Maussades poses !

Aux heures où jadis nous dormions chaudement,
Et faisions à loisir — et sans bombardement —

Des rêves roses.


C’est là que j’ai fumé, par grand désœuvrement,
Moi qui ne fumais pas jadis, énormément

De cigarettes ;

Là que plus d’une fois, — concert très-inconnu
À Paris, — j’entendis le babil ingénu

Des alouettes.


C’est là que j’ai souvent maudit à plein juron
Les Bismarck, les Guillaume et les Napoléon,

Grands tueurs d’hommes,

Qui, sans jamais quitter sommiers ni matelas,
Ronflent toute la nuit et font faire aux soldats

Les mauvais sommes.


C’est là qu’en sentinelle, assis sur un tonneau,
Sans broncher, j’ai reçu de la grêle, de l’eau

Et de la neige ;

Là que plus d’une fois, dans ce tonneau plongé
Jusques au haut des reins, j’ai pris, pauvre assiégé,

Des bains de siége.


C’est là que j’ai compris qu’un soldat, aujourd’hui,
N’est qu’une molécule, un lui qui n’est pas lui,

Une machine,

À qui le bout du nez doit servir d’horizon,
Et qui produit l’effet sans chercher la raison

Qui détermine.


Ô toi, qui que tu sois, dont j’ignore le nom,
Monsieur X***, de ce champ et de cette maison

Propriétaire,

Sois sûr qu’en les quittant je n’ai rien regretté,
Rien, si ce n’est pourtant ceci : d’avoir été

Ton locataire.