Tablettes d’un mobile/8

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UN COUP DE PISTOLET.

RÉCIT.


Novembre 1870.



À notre feu brillant, qui flambait dans la nuit,
Il alluma sa pipe, et parla comme il suit :

« Je suis un vieux soldat, et j’ai la peau très-dure,
L’âme aussi ; cependant, vrai Dieu ! je vous assure
N’avoir jamais souffert autant que ce soir-là.
Mais je vais en deux mots vous raconter cela.

« C’était à Reischhoffen, la bataille maudite.

J’étais aux cuirassiers. Tout le jour à la suite
De Mac-Mahon, le soir on nous dit de charger.
L’escadron s’ébranla pour courir au danger,
Ou plutôt à la mort, — car vous savez sans doute
Qu’autrement la retraite était une déroute,
Que pour sauver l’armée on nous faisait mourir.
On partit. Combien peu j’en ai vu revenir
De ces hommes si beaux et si remplis de vie !
Car, voyez-vous, ce fut comme une boucherie ;
Quand j’y pense, je sens mon cœur se soulever,
Et la nuit, je ne puis dormir sans en rêver.
Les Prussiens, qui couvraient les coteaux jusqu’aux crêtes,
Nous laissèrent venir, prompts comme des tempêtes,
À trois cents pas. Soudain, de leurs rangs et des bois,
Dix mille coups de feu partirent à la fois.
Aux premiers pelotons, beaucoup d’hommes tombèrent.
Arrêtés par leurs corps, les autres retournèrent
Se reformer plus loin, pour charger de nouveau.
Oh ! le hideux massacre et le noble tableau !
Sept fois, comme des fous, ivres, tête baissée,
Courant, courant toujours, sans espoir, sans pensée,

Nous venons nous briser contre ce mur de feux ;
Et sept fois, décimés, de moins en moins nombreux,
Nous tentons vainement une charge nouvelle,
Par nos genoux meurtris nous rivant à la selle,
Labourant nos chevaux à grands coups d’éperons.
Il reste à peine encor le quart des escadrons ;
Le mien, s’il m’en souvient, ne comptait que vingt hommes
Le colonel nous dit : « Allons, enfants, nous sommes
Là pour mourir : sachons faire notre devoir.
En avant ! » C’est alors que vous auriez pu voir
L’ardent entraînement de la fougue française.
Nous nous lançons encore au sein de la fournaise,
Sûrs d’y trouver la mort en y cherchant l’honneur !

Jusqu’alors, je ne sais par quel rare bonheur
Je n’étais pas blessé ; cette lutte infernale
Devait bientôt finir, quand voici qu’une balle
Me traverse la gorge, une autre le genou.
Je tombe évanoui, sanglant, je ne sais où,
Et mon cheval s’abat en m’écrasant la cuisse.
Je veux me dégager, mais deux fois ma main glisse,

Cherchant à s’appuyer sur le terrain boueux ;
Puis un voile de sang s’étend devant mes yeux,
Le ciel tourne et bientôt disparaît à ma vue.

Quand je me réveillai, la nuit était venue,
Couvrant de son linceul les morts et les mourants.
Ils sont là, sur le sol foulé, couchés par rangs,
L’œil éteint, déjà froids, les mains roides, crispées,
Serrant à les briser les tronçons des épées.
Les hommes expirants et les chevaux boiteux
Se traînent, et déjà je vois, — spectacle affreux ! —
Les corbeaux — ces hideux croque-morts des armées —
S’abattre autour de moi par bandes affamées.
Les canons sans affûts, les caissons éventrés,
Les sabres, les fusils, gisent enchevêtrés,
Scintillant sur ces flots de boue épaisse et rouge ;
Parfois, dans ce chaos, quelque chose se bouge,
Se soulève et retombe en poussant un soupir,
Puis rien : c’est un blessé qui meurt ou va mourir.
La lune, déjà haute, illumine par places,
D’un rayon pâle et doux, des monceaux de cuirasses ;

Derrière moi, bien loin, gronde encor le canon :
Ce sont les ennemis poursuivant Mac-Mahon.

Maintenant que j’en suis à conter mon histoire,
J’ai ce triste tableau présent à la mémoire ;
J’en revois les détails un par un ; mais, morbleu !
Lorsque j’étais là-bas je m’en occupais peu.
J’étais anéanti : mon cheval, pauvre bête !
Frappé mortellement d’une balle à la tête,
Sur mon genou brisé pesait de tout son poids.
Je n’avais plus d’espoir : sans mouvement, sans voix,
— Car le sang s’échappait de ma gorge entr’ouverte, —
Je compris que j’étais à deux doigts de ma perte.
Que n’aurais-je donné pour une goutte d’eau !
Le combat, voyez-vous, c’est grand, c’est fier, c’est beau !
Quand on est en plein jour, au sein d’une bataille,
On se rit du canon, on nargue la mitraille,
On voit la mort en face et l’on n’en a pas peur ;
Mais être là, sanglant, affolé de douleur,
Sans pouvoir bouger, seul, au milieu des ténèbres ;
Sentir un froid aigu vous mordre les vertèbres,

Le cœur sauter moins fort à chaque battement,
Et la mort dans le corps se glisser lentement,
Croyez-moi, c’est passer par un affreux martyre.
Combien cela dura, je ne saurais le dire ;
Mais je pensai bientôt que pour ce corps transi
Il valait mieux mourir que de souffrir ainsi.
Mais comment ? Eh ! parbleu ! me brûler la cervelle !
Je prends avec effort, dans l’arçon de ma selle,
Un pistolet chargé ; je l’arme vivement ;
Je le mets sur mon front… Soudain, distinctement,
Sur ma droite, j’entends comme une voix humaine.
Est-ce un rêve ? Non, non ! Je les vois, dans la plaine,
À deux cents pas de moi, précédés d’un falot,
Des frères, des sauveurs ! J’appelle… un court sanglot,
Faible comme un soupir, s’échappe de ma bouche ;
Je veux me soulever ; mais la douleur farouche
Me cloue au sol. Pourtant on peut me secourir…
Ils sont là, près de moi : je ne veux pas mourir !
Jusqu’au dernier moment, avec quelle énergie
L’homme presque perdu se raccroche à la vie !
Je les voyais marcher, s’arrêter, se baisser…

Viendront-ils ?… Tout à coup, — je ne puis y penser
Sans en frémir encore, — aux rayons de la lune,
J’aperçois, l’œil hagard, à travers la nuit brune,
Mes sauveurs attendus qui s’éloignent de moi,
Emportant avec eux ma vie… Oh ! quel effroi !
Je deviens fou : ma main, fièvreuse, inconsciente,
Serre le pistolet ; mon doigt sur la détente
S’appuie, et le coup part. En entendant ce bruit
Qui vibre, sec et dur, au milieu de la nuit,
Ils s’arrêtent : l’un d’eux se détache, s’avance ;
Je reconnais la croix rouge de l’ambulance…
Il marche, regardant chaque corps étendu ;
Il vient, il vient encore, il approche… il m’a vu !
Une immense fatigue envahit tout mon être,
Et je m’évanouis entre les bras d’un prêtre.

Maintenant je vais bien, et, si je boite encor,
Ce sera bientôt fait, m’assure le major.
Mais, — je ne sais comment vous dire cette chose, —
Depuis ces quelques mois une métamorphose,
Un complet changement, se sont produits en moi.

Jadis, j’étais un vieux soudard, sans foi ni loi,
Narguant Dieu, jurant sec, hérétique incurable,
Et fuyant un curé comme l’on fuit le diable.
Eh bien ! — est-ce l’effet de ce vilain moment
Que j’ai passé là-bas, de cet isolement,
De cette mort que j’ai du doigt presque touchée
Et mon âme en est-elle encore effarouchée,
Je ne sais, — mais depuis ce jour je jure peu,
Je respecte le prêtre et je crois au bon Dieu !