Tabubu/1

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E. Dentu (p. 37-56).


I




« … La reine, ma mère, disait au roi :[1]

« — C’est toi qui m’as fait tort, si je n’ai point d’enfants après les deux premiers. N’est-ce donc point une chose juste d’unir maintenant un enfant avec l’autre, le fils avec la fille ? »

« Mais le roi n’accueillit point tout d’abord cette demande, il répondit :

« — Notre fils, Ptahneferka s’unira avec la fille d’un grand chambellan, et, pour notre fille Ahura, je la ferai épouser par le fils d’un autre grand chambellan. Il n’en manque sûrement point de notre parenté ! »

« Ainsi répondit le roi mon père à la reine, et le jour arriva où devait se donner le divertissement pour mon mariage. Les serviteurs vinrent à moi et me conduisirent à la fête. J’étais belle suprêmement, et comme transformée depuis la veille.

« Le roi vint à moi et me dit :

« — Ahura, n’est-ce point toi qui as envoyé la reine vers moi, pour me dire ces paroles de discorde ? N’est-ce point toi qui as désiré t’unir avec ton frère aîné, Ptahneferka ? »

« Je répondis au roi, en riant :

« — Qu’on me marie donc avec le fils d’un grand chambellan ! Et qu’on marie aussi mon frère avec la fille d’un autre grand chambellan ! Sûrement il en est et de notre parenté en grand nombre ! »

« Voyant mon rire, le roi rit également, et il appela un Chef du Palais :

« — Va ! — dit-il, — qu’on mène Ahura vers la demeure de Ptahneferka, pendant la nuit. Qu’on y porte en grand nombre des cadeaux magnifiques avec elle. »

« Les serviteurs m’emmenèrent à la maison de Ptahneferka pour être son épouse, et le roi donna l’ordre de porter des dons d’argent et d’or. Ils prirent pour moi les cadeaux royaux et me les apportèrent. Ptahneferka et moi nous passâmes une journée heureuse, et lui aussi fut comblé de magnifiques présents. À la nuit, il vint à moi dans notre chambre et se mit à mes côtés. Et que nous restait-il à apprendre, à tous deux, sinon de nous aimer l’un l’autre ? Le temps passa, et, à la fin du mois, je ne fus point comme à l’ordinaire.

« L’annonce en fut faite au roi, dont le cœur se réjouit extrêmement ; il fit assembler des biens en grand nombre, il m’envoya de nouveaux dons en or, en argent, en étoffe royale, d’une beauté incomparable.

« Arriva le jour de la naissance. Je mis au monde un petit enfant, auquel on donna le nom de Merhu. Il fut inscrit dans le livre des hiérogrammates, car mon frère et époux Ptahneferka aimait extrêmement d’aller à la nécropole de Memphis où il lisait les hiéroglyphes qui sont dans les tombeaux des rois et sur les styles des hiérogrammates, et aussi les inscriptions des monuments. Il se passionnait immensément pour ces choses, il semblait venu au monde pour elles.

« Après cela, on fit une grande fête en l’honneur de Ptah, et Ptahneferka alla au sanctuaire adorer le dieu.

« Il marcha derrière le cortège en lisant tout haut les écritures qui se voient sur les temples des dieux. Un prêtre sembla l’écouter avec mépris et se mit à rire. Ptahneferka lui dit :

« — Pourquoi donc te moques-tu de moi ? »

« Le prêtre lui répondit :

« — Je n’ai point fait moquerie de toi. Mais n’ai-je point sujet de rire en te voyant lire des écrits qui n’ont aucun intérêt ? Si tu désires lire des hiéroglyphes intéressants, viens avec moi au lieu où se trouve le livre que Thot a écrit de sa propre main. Tu y apprendras d’après les dieux. Deux arcanes y sont écrits. Tu charmeras le Ciel, le Monde, l’Abime, les Montagnes et les Mers. Tu reconnaitras la signification des oiseaux du ciel et des reptiles. Tu verras la force divine qui pousse les poissons à la partie supérieure des eaux. Si tu es dans l’Amenti, tu pourras lire le deuxième arcane. Encore dans la forme terrestre tu verras et comprendras le soleil resplendissant au Ciel avec ses neuf divinités et la lune en sa forme brillante. »

« Ptahneferka répondit au prêtre :

« — Fais vivre mon âme ! Qu’elle me soit dite la bonne parole ! Je te donnerai tout ce que tu désireras, si tu me fais pénétrer dans l’endroit qui renferme ce livre. »

« Le prêtre dit :

« — Ptahneferka, si tu veux entrer en cet endroit, et voir ce livre, tu me donneras cent pièces d’argent pour mon ensevelissement. Tu me feras faire avec cet argent une sépulture de grand-prêtre. »

« Ptahneferka appela un jeune serviteur et fit remettre cent pièces d’argent au prêtre ; il satisfit doublement à ses désirs, en accompagnant le premier don de présents considérables. Alors, le prêtre dit à Ptahneferka.

« — Le livre dont je parle est au milieu du fleuve de Coptos, dans une caisse de fer. La caisse de fer renferme une caisse d’airain, et celle-ci une boite de corne de rhinocéros. À son tour la boite de « corne de rhinocéros enferme une caisse d’ivoire et d’ébène, et celle-ci une boite d’argent. Enfin, dans une dernière boite en or se trouve le livre. Mais le tout est défendu par un nid de serpents scorpions ; un serpent immortel est tout à l’entour. »

« Pendant que le prêtre faisait ce discours à Ptahneferka, celui-ci semblait comme hors du monde, tellement il était ému. En sortant du sanctuaire, il me parla des paroles du prêtre, et me dit :

« — Je vais à Coptos. Je veux rapporter ce livre ! Je ne m’attarderai pas dans la région du nord.

« — Le prêtre a menti, — répliquai-je à mon mari, — il a menti, parce que tu as parlé devant lui des choses qui te préoccupent continuellement. Tu vas nous amener des querelles avec le pays de Thèbes !

« Je luttai contre Ptahneferka, tentant de lui persuader de ne pas aller à Coptos. Il ne m’écouta point. Il alla trouver le roi et lui répéta tout ce qu’avait dit le prêtre.

« Le roi lui dit :

« — Dis-moi le désir de ton cœur !»

« Il répondit :

« — Qu’on me donne la barque royale tout équipée et que je puisse prendre Ahura et son jeune enfant au Sud avec moi. Il faut que je trouve et rapporte ce livre sans tarder. »

« On lui donna la barque royale avec tout son équipement. Nous allâmes au milieu du fleuve, portés sur elle, et nous naviguâmes, tant que nous parvinmes à Coptos.

« Cependant, les prêtres de l’Isis de Coptos et le grand-prêtre vinrent au rivage et ne tardèrent point à se rendre au-devant de Ptahneferka, tandis que leurs femmes venaient au-devant de moi. Nous pénétrâmes dans le sanctuaire d’Isis et d’Harpochrate.

« Ptahneferka fit amener un bœuf et du vin. Il fit l’holocauste et la libation devant l’Isis de Coptos et Harpochrate. Ensuite les prêtres nous conduisirent vers une maison magnifique et nous y logèrent. Pendant quatre jours, Ptahneferka se réjouit avec les prêtres d’Isis, et les femmes des prêtres de Coptos me donnèrent des jours heureux. Lorsqu’arriva le matin du cinquième jour, Ptahneferka fit appeler le grand-prêtre auprès de lui. Il fit venir une chambre à plonger, pleine de ses ouvriers et de ses outils. Il lut sur eux une formule magique : il leur donna la vie, il leur donna le souffle, puis il les fit descendre dans le fleuve.

« Il fit ensuite remplir la barque royale de sable.

« Moi, je l’observais au loin. À la fin je m’approchai sur le bassin de Coptos afin de mieux voir ce qui allait arriver à mon époux. Je l’entendis dire :

« — Ouvriers, travaillez pour moi jusqu’en cet endroit où est le livre. »

« Ils travaillèrent de nuit et de jour pour y parvenir, pendant trois journées : Ptahneferka jetait du sable devant lui. Enfin une agitation se manifesta sur le fleuve, à la vue d’un serpent scorpion autour du lieu où gisait le livre. Lorsqu’enfin mon époux reconnut un serpent autour de la caisse, il se mit à réciter une formule sacrée vers le nid du serpent scorpion. La formule ne fit point partir le reptile. Alors Ptahneferka alla à l’endroit où se tenait le serpent immortel, et, l’ayant atteint, il lutta avec lui. Il le tua, mais le serpent ressuscita et reprit sa forme accoutumée. Ptahneferka lutta de nouveau. et tua encore le reptile. Mais il ressuscita pour la deuxième fois. Le combat reprit et cette fois le serpent fut coupé en deux tronçons. Le prince mit du sable entre les deux tronçons qui ne purent se rejoindre. Ensuite, il atteignit la caisse, et il se trouva qu’elle était bien, comme l’avait dit le prêtre, en fer. Le prince l’ouvrit et trouva une caisse d’airain qui renfermait une caisse de corne de rhinocéros. Ensuite, il découvrit une caisse d’ivoire, à son tour suivie de la caisse d’argent et enfin de la caisse d’or. Et c’est en ouvrant cette dernière qu’il trouva enfin le livre de Thot. Il rapporta le livre vers le haut du rivage, dans la cassette d’or, et il en lut un arcane.

« Or, c’était l’enchantement du ciel, de la terre, de l’abime, des montagnes, des mers. Et Ptahneferka connut le secret des oiseaux du ciel et des poissons du gouffre, des quadrupèdes des monts et de tous les animaux. Il lut aussi l’autre arcane. Il connut la science du soleil resplendissant au firmament, et de ses neuf divinités, et la lune brillante et les étoiles en leur forme essentielle. Il vit, dans les poissons des profondeurs, l’énergie divine de l’eau. Il lut l’écrit à l’esprit créateur qui préside au fleuve.

« Il dit alors aux ouvriers :

« — Travaillez pour moi jusqu’au lieu où nous rejoindrons les prêtres de Coptos. »



« Ils travaillèrent de nuit comme de jour pour nous faire parvenir au lieu où je pourrais voir dans le livre. Nous avançâmes sur le fleuve de Coptos, sans boire ni faire de libation, sans prononcer aucune parole inutile, comme font les gens parvenus à la demeure sainte.

« Je dis enfin à Ptahneferka :

« — Laisse-moi, je t’en prie, voir ce livre à cause duquel nous avons pris tant de peine ! »

« Il mit le livre dans ma main. Je lus le premier arcane qui y était écrit. Et je connus à mon tour l’art de charmer le Ciel, la Terre, l’Abîme, les Montagnes, les Mers. Je reconnus ce qu’étaient véritablement les oiseaux du ciel, les poissons du gouffre, les quadrupèdes et tous les animaux. Je lus ensuite l’autre arcane, et je vis le mystère manifesté au firmament par le soleil avec ses neuf divinités. Je compris la lune lumineuse et toutes les formes des étoiles. Je conçus la force divine qui pousse les poissons vers la partie supérieure de l’eau. Après avoir lu cet écrit, je louai Ptahneferka, mon frère aîné, comme un scribe très haut et très savant. Il fit apporter par les serviteurs un morceau de bon papyrus devant lui, et il y inscrivit toutes les paroles qui étaient dans le livre. Ensuite, il fit dissoudre le tout dans de l’eau, et il but la solution. Et il sut bien ce qu’il avait fait, ce qu’il avait mis en lui : l’essence du livre. »



  1. C’est Ahura qui raconte comment s’est fait son mariage avec Ptahneferka. (Voir la fin de la préface.)