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Tabubu/3

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E. Dentu (p. 67-90).


III




Ahura ayant fini de parler[1], Setna demanda de nouveau le livre :

« Qu’on me le donne, — dit-il, — afin que je le regarde entre toi et Ptahneferka. — Sinon, je le prendrai de force ! »

Ptahneferka se leva sur son lit et dit :

« N’est-ce donc point à toi, Setna, que ma femme a dit tous les malheurs que nous avons éprouvés à cause de ce livre ? Si tu veux obtenir ce que tu demandes, tâche de le gagner sur le bon scribe. Auras-tu le courage de disputer la victoire du jeu avec moi ? Faisons le jeu du 52, si tu l’oses.

— J’accepte, » dit Setna.

Tandis qu’Ahura jouait avec ses chiens[2], eux se livrèrent au jeu du 52.

Ptahneferka prit un point sur Setna. Il lut une formule magique. Il s’approcha d’une tombe en face de lui, il entra dans l’ouverture jusqu’au pied. Il fit de même pour le troisième point et il continuait de gagner sur Setna. Ensuite, il alla dans l’ouverture jusqu’au milieu du corps, et de même pour la sixième reprise. Enfin, il entra dans l’ouverture jusqu’aux oreilles[3].

Cependant Setna donna un grand coup sur la main de Ptahneferka, et il appela son frère Anhahorran, qui était proche, et lui dit :

« Hâte-toi d’aller là-haut et raconte au roi la chose qui m’arrive. Apporte les talismans de Ptah, mon père, et mes livres d’incantation. »

Anhahorran alla rapidement hors du sépulcre. Il raconta au roi tout ce qui arrivait à Setna.

Le roi dit :

« Prends les talismans de Ptah, son père, et ses livres d’incantation. »

Anhahorran ne tarda guère à redescendre aux catacombes. Il attacha les talismans au flanc de Setna, puis s’élança en haut au moment voulu. Setna mit sa main derrière le livre et le prit.

Alors Setna alla vers le haut de la nécropole, la lumière marchant devant lui et les ténèbres derrière lui, et Ahura, pleurante, s’écriait :

« Gloire à toi, roi des Ténèbres ! Gloire à toi, roi de la Lumière ! Avec le livre s’en va toute force hors du tombeau — notre seule et dernière puissance ! »

Ptahneferka dit à Ahura :

« Ne trouble pas ton cœur. Je le ferai rapporter, ce livre, à l’intérieur du tombeau, je le ferai rapporter par Setna ayant une fourche en sa main et un réchaud de feu sur sa tête. »

Setna, cependant, était parvenu au haut du sépulcre, et il le referma derrière lui. Il alla au-devant du roi, il raconta ce qui lui était arrivé et comment il s’était procuré le livre.

Le roi dit à Setna :

« Rapporte ce livre au tombeau de Ptahneferka, en homme sage. Sinon, il trouvera bien moyen de te le faire rendre, et tu devras retourner avec une fourche et un bâton dans ta main et un brasier de feu sur ta tête ! »

Mais Setna ne prêta point attention à ces paroles. Pour rien au monde, il ne se fût séparé du livre. Il lisait continuellement les arcanes à tous ses amis. Il se réjouissait de posséder un tel trésor : mais le châtiment veillait sur lui…

Un jour qu’il se promenait sur la place de Ptah, il vit passer une jeune femme d’une beauté si extraordinaire que nulle autre ne pouvait lui être comparée. Elle était couverte de splendides bijoux d’or et suivie de jeunes filles et d’hommes de service au nombre de cinquante-deux.



…Il vit passer une jeune femme…

L’étonnement et l’admiration du prince furent tels qu’il demeurait en extase, oubliant tout le reste de l’univers. À la fin, il appela le jeune serviteur qui l’accompagnait et lui dit :

« Suis sans retard cette femme jusqu’à sa demeure et sache quel est son nom. »

Le jeune serviteur se hâta de suivre ces ordres. Il aborda une suivante de la jeune femme, et l’interpella en ces termes :

« Quelle est cette personne ? »

Elle lui répondit :

« C’est Tabubu, la fille du prophète de Bubaste, la dame d’Anchta. Elle va au temple pour adorer le grand dieu Ptah. »

Le jeune homme s’en retourna vers Setna et lui rapporta ce que lui avait dit la suivante. Alors Setna reprit :

« Retourne, et t’en va rapporter à la jeune fille que Setna, le fils du roi, t’envoie dire qu’il donnera dix pièces d’or pour passer une heure avec Tabubu, et que si l’on refuse, il usera de violence… qu’il fera enlever Tabubu vers un lieu caché aucun homme ne pourra la retrouver ! »

Le serviteur retourna vers l’endroit où se tenait Tabubu, et il parla de nouveau à la jeune suivante. Celle-ci fut effrayée de la proposition comme d’un blasphème. Alors Tabubu dit elle-même au jeune messager :

« Cesse de parler à cette sotte ! Viens auprès de moi ! »

Le jeune homme s’approche de la belle Tabubu et lui répéta :

« Le prince Setna, fils du roi, donnera dix pièces d’or pour passer une heure avec toi. Il use de douceur, mais sache que si tu refuses, il saura te faire violence. Ses hommes t’enlèveront vers un endroit si secret, que nul ne pourra t’y découvrir — et où tu seras entièrement à son pouvoir. »

Tabubu répondit, sans se laisser effrayer :

« Va ! Dis à Setna que j’ai répondu ceci :

« Je suis sainte, je ne suis point une personne vile ! Si tu désires faire de moi ce que tu veux, tu viendras au temple de Bubaste où est ma demeure. Là, il y a des préparatifs pour te recevoir et pour que tu fasses à ton désir. Mais je ne m’attarde pas comme les femmes viles dans les carrefours ! »

Le serviteur rapporta fidèlement à son maitre les paroles de Tabubu, Puis il ajouta comme il convient :

« Malheur à tout homme qui se trouve sur le chemin de Setna… »

Setna fit amener une barque pour le conduire à Bubaste. Il ne tarda pas à atteindre sa destination, le temple où se trouvait la demeure de la merveilleuse jeune femme. À l’occident, il reconnut une maison luxueusement bâtie, avec une muraille tout autour, un beau jardin au nord, une estrade devant la porte. Setna, s’adressant à des serviteurs qu’il rencontra près de là, leur dit :

« À qui donc appartient cette maison ? »

Ils lui répondirent :

« C’est la maison de Tabubu. »

Setna franchit la porte dans le mur, en face du pavillon du jardin. On alla avertir Tabubu de son arrivée. Elle descendit les escaliers, vint elle-même prendre le prince par la main et lui dit :

« Jure maintenant respect à la maison du prophète de Bubaste, à la dame d’Anchta, devant qui tu te trouves, et il me plaira beaucoup de te faire entrer avec moi ! »



Setna fit ce qu’elle demandait et gravit avec elle l’escalier de la maison. Il pénétra dans l’étage supérieur et le visita avec la belle. L’appartement était orné d’incrustations de lapis-lazuli vrai et de turquoises vraies. Il y avait plusieurs lits couverts d’étoffes de byssus et des coupes d’or suspendues au-dessus du guéridon.

Les serviteurs remplirent une coupe de vin et la tendirent au prince Setna. Tabubu lui dit :

« Qu’il te plaise de faire ici ton repos ! »

Mais il répondit, tout ému :

« Ce n’est point là ce que je demande. »

Elle feignait de ne pas comprendre, et elle donna l’ordre de mettre un vase sur le feu. Bientôt on apporta un mets parfumé, préparé comme pour le festin royal, devant Setna, et il se divertit avec Tabubu, mais sans encore voir son corps.

Enfin, il dit à la jeune femme :

« Finissons… et entrons dans la chambre intérieure, à cause de mon amour. »

Mais elle, avec tranquillité, répliqua :

« Cette demeure sera la tienne…, mais moi, je suis sainte, je ne suis point une personne avilie… Et si vraiment tu désires faire de moi ton amour, tu me feras un écrit d’adjuration et un écrit de donation pour la totalité de l’argent et des biens qui t’appartiennent ! »

Il dit, sans résistance à la beauté de la jeune femme :

« Qu’on fasse venir le scribe pour rédiger les écrits ! »


…Elle reparut éblouissante de grâce…

Le scribe ne tarda point à paraitre, appelé par les serviteurs, et Setna fit faire l’adjuration et la donation promises, cédant la totalité de sa fortune à Tabubu.

Une heure se passa ainsi, lorsqu’on vint annoncer au prince que ses enfants étaient en bas et le demandaient :

« Qu’on les fasse monter ! » dit Setna.

Tabubu, entendant cela, alla mettre un vêtement transparent, d’étoffe de byssus, et reparut éblouissante de grâce, car Setna pouvait maintenant l’entrevoir toute sous la fine toile. Alors, son amour grandit étrangement, et le désir lui fit tout oublier.

Il s’écria :

« Tabubu ! Oh ! que cela finisse… laisse-nous aller à l’intérieur pour accomplir ce que tu sais.

— Non, — dit-elle, — cette maison sera la tienne, mais moi, je suis sainte… je ne suis pas une personne vile !… Il faut d’abord, si tu veux faire de moi ton désir, que tu fasses écrire sur notre acte, par tes enfants, qu’ils ne disputeront pas tes biens à mes enfants ! »

Setna céda encore. Il fit amener ses enfants et il les fit écrire sur l’acte ce que demandait Tabubu. Puis, croyant enfin avoir satisfait la jeune femme :

« Que j’en finisse, maintenant… entrons à l’intérieur, pour que j’accomplisse ce pour quoi je suis venu. »

Mais elle dit :

« Cette maison sera ta maison Mais je suis chaste, je ne suis point une personne humble ! Pour faire enfin avec moi ce que tu désires, il faut que tu fasses tuer tes enfants, afin qu’ils ne puissent disputer avec les miens sur ton héritage. »

Et Setna, accablé par la puissance de l’amour, consentit encore !

« Que l’on fasse, — dit-il, — l’abomination que ton cœur a conçue… »

Alors, elle fit tuer les enfants de Setna devant lui — elle les fit jeter par la fenêtre devant les chiens et les chats. Et les bêtes mangèrent la chair des victimes, pendant que le prince buvait avec Tabubu.

De nouveau, il dit à la jeune femme :

« Maintenant finissons… allons accomplir mon désir… car tout ce que tu as voulu de moi, je l’ai accompli ! »

Elle répondit :

« Dirige-toi vers cette chambre. »

Setna entra dans la chambre, et il se coucha sur un lit d’ivoire et d’ébène, avec un désir accru encore. Tabubu vint le rejoindre et se coucha près de lui, au bord de la couche. Setna, hors de lui, étendit les mains, prit le corps admirable de la jeune fille contre lui, et satisfit enfin son profond désir.



  1. Le lecteur n’oublie pas que nous sommes dans la tombe de Ptahneferka, où le prince Setna, vivant, s’entretient avec les morts, dans le désir de posséder le livre de Thot.
  2. Ahura a donc des chiens dans la tombe. C’est toujours le sentiment de la vie dans le sépulcre, tout-puissant chez les Égyptiens.
  3. Jeu macabre et incompréhensible, probablement symbolique.