Tailleur pour dames/Acte I
ACTE PREMIER
Scène première
J’ai encore sommeil… c’est stupide ! Il est prouvé que c’est toujours au moment de se lever qu’on a le plus envie de dormir… Donc l’homme devrait attendre qu’il se lève pour se coucher ?… (Il ouvre la porte du fond.) Oh ! mais je bâille à me décrocher la mâchoire, ça vient peut-être de l’estomac… Je demanderai cela à monsieur. Ah ! voilà l’agrément d’être au service d’un médecin !… on a toujours un médecin à son service… et pour moi qui suis d’un tempérament maladif… nervoso-lymphatique, comme dit monsieur… Oui, je suis très bien ici… J’y étais encore mieux autrefois, il y a six mois… avant le mariage de monsieur… Mais il ne faut pas me plaindre, madame est charmante !… et étant donné qu’il en fallait une, c’était bien la femme qui nous convenait… à monsieur et à moi !… Allons, il est temps de réveiller monsieur. Quelle drôle de chose encore que celle-là !… la chambre de monsieur est ici et celle de madame, là… On se demande vraiment pourquoi on se marie ?… Enfin il paraît que ça se fait dans le grand monde… (Il frappe à la porte de droite premier plan et appelle.) Monsieur !… monsieur !… (À part.) Il dort bien ! (Haut.) Comment, personne ! la couverture n’est pas défaite !… Mais alors, monsieur n’est pas rentré cette nuit… monsieur se dérange… Et sa pauvre petite femme qui repose en toute confiance… Oh ! c’est mal… (Voyant entrer Yvonne.) Madame !
Scène II
Monsieur est-il levé ?
Hein ? Non, non… oui, oui…
Quoi ? Non ?… Oui ?… Vous paraissez troublé !
Moi, troublé ? — Au contraire ! que madame regarde ! Moi, troublé ?
Oui !
N’entrez pas !
En voilà une idée ! pourquoi ça ?…
Parce que… parce qu’il est malade, monsieur.
Malade, mais justement… mon devoir…
Non, quand je dis malade, j’exagère… Et puis, c’est tout ouvert par là… c’est plein de poussière, je fais la chambre…
Comment ! quand mon mari est malade ! — Qu’est-ce que vous racontez ?…
Mais, madame !… (Au public.) Pincé, il est pincé ! Ah ! ma foi, tant pis, j’aurai fait ce que j’aurai pu !…
Le lit n’est pas défait ! mon mari a passé la nuit dehors ! Ah ! je vous fais mes compliments, Étienne… Monsieur doit bien payer vos bons services !…
Je voulais éviter à madame…
Vous êtes trop charitable ! je vous remercie… Oh ! après six mois de mariage ! Ah ! c’est affreux !
Pauvre petite femme ! Mais aussi, c’est bien fait pour lui ! Pour ces choses-là, je suis intraitable.
Scène III
Qu’est-ce que c’est ?
Ouvrez ! c’est moi…
Ah ! c’est monsieur !… (Il va ouvrir, puis revient, suivi de Moulineaux.) Monsieur a passé la nuit dehors ?…
Oui, chut !… non… c’est-à-dire oui… madame ne sait rien ?…
Oh ! bien… Madame sort d’ici… et si j’en juge par sa figure…
Oui ?… ah ! diable.
Ah ! monsieur, c’est bien mal ce que fait monsieur, et si monsieur voulait en croire un ami…
Quel ami ?
Moi ! monsieur.
Dites donc, gardez donc vos distances !… (Il passe au 2.) Ah ! Dieu ! quelle nuit !… j’ai dormi sur la banquette de l’escalier… Si je n’ai point attrapé vingt rhumatismes !… On m’y reprendra encore à aller au bal de l’Opéra !…
Ah ! monsieur est allé au bal de l’Opéra ?
Oui… c’est-à-dire non… Occupez-vous de vos affaires…
Oui, mais c’est égal, monsieur a une bonne tête !… il ne faut pas être malin pour voir que monsieur a nocé toute la nuit.
Eh bien ! Étienne… allez donc à votre office…
C’est bon, j’y vais.
Scène IV
Ah ! Dieu, quand on m’y repincera encore à aller au bal de l’Opéra !… le ciel m’est témoin que je ne voulais pas y mettre les pieds !… ah ! bien oui, mais ce joli petit démon de madame Aubin fait de moi ce qu’elle veut. En principe, ne jamais avoir pour cliente une jolie femme et une femme mariée… C’est très dangereux. Ainsi l’Opéra, c’est un caprice à elle… « À deux heures ! sous l’horloge ! » Cela voulait dire : … « Attendez-moi… sous l’orme ! » Et j’ai attendu… jusqu’à trois heures, comme un serin ! Aussi quand je l’ai vue… quand je l’ai vue… qui ne venait pas… je suis parti furieux ! J’étais moulu, éreinté !… Je rentre, me consolant à l’idée d’une bonne nuit… Arrivé à ma porte… crac, pas de clé. Je l’avais oubliée dans mes effets de tous les jours… Sonner, c’était réveiller ma femme… Crocheter la porte… je n’avais rien de ce qu’il fallait pour ça ; alors, désespéré, je me suis résigné à attendre le jour et à passer la nuit sur une banquette ! (Il s’assied à droite.) Ah ! celui qui n’a pas passé une nuit sur une banquette ne peut se faire une idée de ce que c’est… Je suis gelé, brisé, anéanti ! (Brusquement.) Oh ! quelle idée ! Je vais me faire une ordonnance… Oui, mais si je me soigne comme mes malades, j’en ai pour longtemps… Oh ! si j’envoyais chercher un homéopathe…
Scène V
Ah ! vous voilà enfin… (no 1.)
Oui, me voilà !… Euh ! tu… tu as bien dormi ? comme tu es matinale !
Et vous donc ?…
Moi !… oui, tu sais, j’avais un travail à faire ?
Où avez-vous passé la nuit ?
Hein ?
Où avez-vous passé la nuit ?
Oui, j’entends bien… « où j’ai passé la… » Comment je ne t’ai pas dit ?… hier en te quittant, je ne t’ai pas dit : « je vais chez Bassinet ? » Oh ! il est très malade, Bassinet !…
Ah ! Et vous y avez passé la nuit ?
Voilà… Oh ! tu ne sais pas dans quel état il est, Bassinet.
Vraiment ?
Aussi j’ai dû le veiller.
En habit noir ?
En habit noir, parfaitement !… c’est-à-dire, non… Je vais t’expliquer ! Bassinet… hum ! Bassinet est si malade, n’est-ce pas… que la moindre émotion le tuerait ! alors, pour lui cacher la situation… on a organisé une petite soirée chez lui… avec beaucoup de médecins… Une consultation en habit noir et l’on a dansé… toujours pour lui cacher la… Alors, tout en dansant, n’est-ce pas… sans avoir l’air de rien.
Oui, c’est le petit choléra |
Bis. |
Ça a été d’un gai !… Avec les malades il faut souvent user de subterfuges !
C’est très ingénieux ; ainsi il est perdu ?
Oh ! perdu ! il ne s’en relèvera pas !
Scène VI
M. Bassinet.
Bonjour, docteur…
Lui ! que le diable l’emporte ! (Courant à Bassinet, vivement et bas.) Chut ! Taisez-vous, vous êtes malade !…
Qui ! moi, jamais de la vie…
Et vous allez bien, monsieur Bassinet ?
Mais comme vous voyez.
Oui, comme tu vois, très mal, il va très mal… (Bas.) Allez-vous vous taire, je vous dis que vous êtes malade…
Pourquoi voulez-vous que M. Bassinet soit malade puisqu’il vous dit !…
Est-ce qu’il sait… Il n’est pas médecin. Je te dis qu’il est perdu !
Je suis perdu, moi !
Mais oui… seulement on a voulu vous cacher la situation… (À part.) Ma foi, tant pis, il en crèvera s’il veut !
Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce qu’il dit !…
Hélas ! c’est même pour cela que mon mari a passé la nuit auprès de vous.
Là ! v’lan ! aïe donc !
Il a passé la nuit auprès de moi, lui ?
Mais oui ! Vous ne vous en êtes pas aperçu ? (À Yvonne.) Laisse-le donc, tu vois bien qu’il a le délire ! (Bas à Bassinet, marchant sur lui.) Mais taisez-vous donc ! vous ne sentez donc pas que vous faites des impairs ?
Décidément, c’est lui qui est malade, le docteur !
Allons, monsieur Bassinet, soignez-vous bien. C’est égal ! vous avez bien bonne mine pour un homme à l’agonie… Il est vrai qu’elle dure depuis si longtemps !
Oui, c’est… c’est une agonie chronique…
Ce sont les moins mortelles… (À part.) C’est clair ! il me trompe !… Ah ! je dirai tout à ma mère !
Scène VII
Ah çà ! vous ne voyez donc pas que vous faites bourde sur bourde depuis un quart d’heure ? Ah ! vous n’avez pas l’art de comprendre à demi-mot, vous !
Comprendre, quoi ?
La situation !
Quelle situation !
Si je vous mettais à l’agonie, c’est que j’avais mes raisons… Vous pouviez bien y rester !
Permettez !
Quel besoin aviez-vous de venir patauger ?…
Hein ! quoi ?
Vous ne pouviez pas avoir le tact de ne pas venir ?…
Comment vouliez-vous que je devine ?
Dam, un lendemain de bal de l’Opéra, on ne va pas chez les gens quand ils vous ont pris comme prétexte !
Ah ! si vous m’aviez dit…
Ah ! il faut toujours vous mettre les points sur les I, à vous !
Ah ! bien, c’est assez naturel.
Enfin, qu’est-ce que vous voulez ?
Eh bien ! voilà ce que je voulais. (Bon enfant.) Moi, vous savez, je ne viens que lorsqu’il y a un service à rendre.
Ah bien, ça… ça rachète… Si c’est pour un service ?
À me rendre, parfaitement !
Ah ! c’est pour… (À part.) Aussi le contraire m’eût étonné ! (Haut.) je vous demande pardon… mais je suis un peu fatigué… J’ai dormi sur la banquette…
Oh ! ça ne fait rien.
Je vous remercie… Mais j’attends ma belle-mère, qui arrive aujourd’hui à Paris et alors vous comprenez…
Oui !… Eh bien ! voilà ce que c’est.
Crampon, va ! (Haut.) Je vous demande pardon.
Scène VIII
Monsieur a sonné ?
Oui, je vous en prie, débarrassez-moi de ce monsieur ! Dans cinq minutes sonnez, apportez-moi une carte de visite, n’importe laquelle… et dites que c’est une personne qui demande à me parler… ça le fera partir.
Compris ! Le remède contre les raseurs !
Vous savez qu’il y a un an, à la suite de mon héritage ?…
Votre héritage ?
Oui, le montant de mon oncle, que j’ai réalisé… J’ai acheté une maison à Paris, 70, rue de Milan… Or, mes appartements ne se louent pas… (Il se lève.) Alors je suis venu… comme vous voyez pas mal de clients… Pour vous demander de tâcher de m’en faire louer quelques-uns…
Hein ! et c’est pour cela que vous me poursuivez jusqu’ici ?
Attendez donc !… ne vous fâchez pas !… vous n’aurez rien à y perdre !… Mes appartements sont très malsains. J’entretiendrai votre clientèle !
Eh ! allez au diable !… Si vous croyez que je vais recommander vos appartements malsains !…
Pas tous !… Ainsi, j’ai un petit entresol, tout meublé. Une occasion !… C’était une couturière qui l’habitait. Elle a délogé sans payer !… C’est même une histoire assez drôle ! Figurez-vous que la couturière…
Eh ! je m’en moque de votre histoire, de votre appartement et de votre couturière. Qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse de votre couturière ?
Permettez, ce n’est pas de la couturière…
Eh ! je sais bien, mais vous auriez pu choisir un autre moment pour m’en parler. Quand je pense que pendant ce temps ma femme, ma pauvre femme…
Ah ! c’est vrai ! Vous êtes marié vous ! Moi, hélas ! j’ai perdu ma femme.
Allons ! tant mieux, tant mieux !
Comment tant mieux ?
Je veux dire : tant pis, tant pis !
Vous ne le croiriez pas.. ce que c’est que la vie… Elle m’a été enlevée dans l’espace de cinq minutes !
Enlevée ? Par une attaque d’apoplexie ?
Non ! par un militaire… Je l’avais laissée sur un banc aux Tuileries… Je lui avais dit : attends-moi, je vais jusque chez le marchand de tabac pour allumer un cigare. Je ne l’ai jamais retrouvée ! (On sonne.) On a sonné !
C’est Étienne.
Monsieur, c’est un monsieur qui demande à vous parler. Voici sa carte.
Voyons… ah ! parfaitement… (À Bassinet.) Je vous demande pardon, monsieur Bassinet, c’est un raseur, mais je ne peux faire autrement que de le recevoir.
Un raseur !… Ah ! je connais ça, faites-le entrer !… (S’asseyant à droite.) Je vais rester là, ça le fera partir.
Hein ? Comment, il va rester là ! quelle colle ! (Haut.) C’est qu’il veut me parler en particulier…
Ah ! c’est autre chose… Qu’est-ce que c’est que ce raseur ?… (Prenant la carte des mains de Moulineaux.) Chevassus !… Ah ! c’est Chevassus, je le connais très bien ! Je serai enchanté de lui serrer la main… Je m’en irai après.
Hein !… Non vous ne pouvez pas… Ca n’est pas lui, c’est… son père.
Il n’en a jamais eu.
Alors c’est son oncle, et il désire ne pas être vu. Allez ! allez !…
Ah ! très bien (Il fait mine de sortir au fond, puis, arrivé à la porte, il se dérobe, et se dirige vers la porte de droite deuxième plan.) Dites donc, je vais attendre dans la pièce à côté.
Comment ! il ne s’en ira pas ! Ah ! ma foi, tant pis, je l’y ferai droguer toute la journée !
Au fait ! une idée… S’il vous embête, votre raseur, j’ai un moyen de vous en débarrasser… Je sonnerai, je vous ferai passer ma carte et vous direz que c’est un raseur que vous êtes obligé de recevoir !…
Moulineaux, Oui, oui, c’est bon, allez ! allez ! Si vous êtes fatigué, dormez, il y a une chaise longue.
Scène IX
Ouf !… eh bien, ça n’est pas sans peine !
Et dire que monsieur est médecin et qu’il ne profite pas de son privilège pour se débarrasser des gêneurs !
Je croyais qu’il ne s’en irait pas.
À la place de monsieur, je le soignerais par les stupéfiants.
Ah ! non, c’est trop d’émotions depuis ce matin, je suis moulu, brisé. Je vais essayer de dormir pendant une heure (Il s’étend sur la chaise longue.) Veillez à ce qu’on ne me dérange pas.
Bien monsieur.
Ah ! c’est bon… Je sens que je ne tarderai pas…
Faudra-t-il réveiller monsieur ?
Oui, demain… ou après-demain… et pas si je dors.
Bon ! alors, à ces jours-ci, monsieur ! Bonsoir monsieur !
Bonsoir…
Scène X
Ma fille ! mon gendre ! je veux les voir.
Monsieur, c’est madame votre belle-mère !… (Il gagne l’appartement d’Yvonne, parlant à Yvonne dans la coulisse) Madame, c’est madame Aigreville !
Ah ! mes enfants, mes enfants !
Maman, maman !
Hein ! qu’est-ce que c’est… une trombe ? (Ahuri.) Ma belle-mère !
Moi-même.
Ah ! que c’est bête de vous réveiller comme ça !
Ma fille… Mon gendre… Eh bien ! vous ne m’embrassez pas ?
Comment donc… j’allais vous le demander ; mais vous comprenez, la surprise, l’ahurissement quand on s’est endormi sans belle-mère… et qu’on en trouve une à son réveil !… il y a toujours un moment… Embrassez-moi, belle-maman… (Madame Aigreville lui passe ses bras autour du cou.) Oh ! mais ne me secouez pas trop… parce que quand on vient de dormir…
Vous venez de dormir ?
À peine…
Ca se voit… vous avez la figure d’un homme qui a trop dormi !…
Allons donc ?… Eh ! bien vrai, vous êtes physionomiste.
Ah ! mes enfants… mes enfants… que je suis heureuse de vous revoir.
Eh bien ! qu’est-ce qui vous prend ! (À part.) Elle a le retour mouillé, belle-maman !
Ne pleure pas, maman.
Je ne pleure pas…
Non, merci ! Elle pleut !
C’est l’émotion de vous revoir !… Ce cher Moulineaux, il a maigri, il a maigri… (À Yvonne.) Il est vrai que de ton côté, au contraire… Ah ! Moulineaux, le mariage a du bon !… Pourquoi êtes-vous en habit noir, vous allez à un enterrement ?
Oui ! c’est… c’est pour vous…
Hein !
Pour vous faire honneur !
C’est-à-dire que monsieur a veillé un de ses malades… un malade qui a une agonie chronique !
Voilà !
Vous êtes donc médecin de nuit, vous ?
Non… mais quand il y a des bals… (Se reprenant.) des balades… un médecin se doit à ses balades !…
Vous êtes enrhumé…
Un peu… oui…
Yvonne, tu ne fais pas de tisanes à ton mari ?
Mon mari n’a qu’à se faire soigner chez ses malades… dans ses consultations chorégraphiques !
Oh ! mais que tu es donc âcre avec ton mari !
N’est-ce pas qu’elle est câcre ! horriblement câcre !
Est-ce qu’il y aurait de la brouille ?
Non, mais il a des gens qui se lèvent mal !
Et d’autres qui ne se lèvent pas du tout !…
C’est pour moi, ça. Attrape !
Là, là, calmez-vous ! Ah ! pour empêcher la discorde entre époux, il n’y a qu’une belle-mère…
Oui, c’est un dérivatif.
Scène XI
Monsieur, voici une carte que le Monsieur de tout à l’heure me prie de vous remettre.
Vous permettez. (Regardant la carte.) De Bassinet ! Ah ! non, par exemple. Répondez que j’en ai pour un mois… Ah ! il n’a qu’à être malade, celui-là, je le soignerai.
Qu’est-ce que c’est ?
Rien ! mon barbier, un raseur. (À Étienne.) Ah ! Étienne, entrez chez moi, vous trouverez ma robe de chambre, vous la prendrez et vous l’apporterez.
Vous dites ?
Vous la prendrez et vous l’apporterez.
Ah ! Monsieur est bien bon, je remercie bien Monsieur.
Je ne vois pas en quoi je suis si bon de lui demander ma robe de chambre.
Scène XII
Dites donc, vous savez que je suis là ?
Lui, encore !… oh ! oh ! oui… là, rentrez… rentrez…
Qu’est-ce que c’est que celui-là ?
Rien ! c’est un malade !
Allons donc !
Pourquoi le chassez-vous ?
Il a une maladie contagieuse.
Vraiment ?
Oh ! Tout ce qu’il y a de plus contagieux et une fois qu’on l’a, on ne peut plus s’en débarrasser…
C’est pourtant un malade bien complaisant !
Encore une pierre dans mon jardin !
Décidément il y a quelque chose ! Il faut que j’interroge Yvonne. (À Moulineaux.) Mon cher Moulineaux… laissez-moi avec ma fille. J’ai à lui parler.
Oh ! avec plaisir !… Quand ma femme est de cette humeur-là…
Scène XIII
Ah çà ! qu’est ce que tu as contre ton mari ?
Oh ! maman ! maman ! Je suis bien malheureuse !
Ah ! mon Dieu ! quoi donc ?
Mon mari a passé la nuit dehors.
Vraiment, et quand ça ?
Cette nuit ! cette nuit même ! (Se levant.) Et peut-être beaucoup d’autres nuits, sans que je m’en aperçoive.
Comment ! sans que tu t’en aperçoives ?… il me semble que ça se voit… surtout la nuit…
Comment ?
Dam ! Où est votre chambre ?
Laquelle ! la mienne ?
La tienne, la sienne ! enfin la vôtre.
Moi je suis là,… et mon mari, là !
Hein ! comment, toi là,… et ton mari… Au bout de six mois !
Oh ! c’est comme cela depuis longtemps !
Mais, c’est un tort ! un très grand tort ! Vois-tu, la chambre commune, c’est la sauvegarde de la fidélité conjugale !
Oui ?
C’est même ce qui fait la force des unions libres, ça ! Mais, ma chère enfant, c’est élémentaire, c’est mathématique !
Scène XIV
Pardon, madame…
Ah ! mon Dieu… le contagieux ! Voulez-vous bien rentrer !
J’aurais voulu parler à M. Moulineaux.
Pour vous entendre encore avec lui, sans doute. Un joli métier que vous faites là, monsieur !
Hein ! moi, mais je…
Oui… oui… allez, allez… allez vous coucher !…
Comment ! que j’aille me coucher ?
Oui, quand on est malade, on se couche ; allez, allez vous coucher !…
Ils ont quelque chose dans cette maison !… (Tâchant de se rapprocher de madame Aigreville.) Alors vous direz à Moulineaux…
Oui… c’est bon… je dirai… je dirai…
Je vous remercie. Voulez-vous me permettre de vous baiser la main ?
Non… non… du tout !… (À part.) Eh bien ! voyez-vous ça ! (Haut.) Allez, bonsoir !
Bonsoir !
Scène XV
Il est ennuyeux, mon gendre. Il devrait laisser ses malades chez eux !… Alors, tu disais que ton mari a passé la nuit dehors ?…
Tout ce qu’il y a de plus dehors, maman… Ah ! que je suis malheureuse !
Ne pleure pas. Explique-moi d’abord Moulineaux a découché. Pour qui ?
Pour qui ?…
Dame ! oui ! un mari ne découche pas pour passer la nuit à la belle étoile. As-tu surpris quelque chose ?…
Je ne sais rien. Seulement hier, j’ai trouvé ce gant dans la poche de son habit…
Un gant de femme !… c’est un indice !… Et dans ses papiers… ?
Oh ! je n’y ai pas regardé !
Pas regardé ?… Mais, mon enfant, il n’y a pas d’autre moyen pour savoir ce qu’il y a dedans, toutes les femmes le font.
Scène XVI
Ton mari !… Laisse-moi faire.
Allons ! j’espère que tout est au mieux, belle-maman lui aura fait entendre raison.
Moulineaux !
Mère de ma femme !
Je n’irai pas par quatre chemins. Connaissez-vous ce gant ?
Si je… ah bien ! ce que je l’ai cherché celui-là !
Pas touche ! à qui est-il ce gant ?
Hein… je… à qui ? (Avec aplomb.) À moi !
À vous ? de cette taille-là ?…
Euh !… c’est pour rapetisser la main, vous savez, en ramenant le pouce et en allongeant les doigts, comme ça, tenez !…
Allons donc ! c’est un gant de femme.
Ça a l’air… parce qu’il a été mouillé. Il a plu dessus, alors il a rétréci.
Et la longueur ?
Précisément, il a rétréci et allongé… C’est l’eau ! il a gagné en longueur ce qu’il a perdu en largeur, ça fait toujours cet effet-là. Ainsi vous, vous seriez mouillée…
Hein ! allons ! Voyons, c’est marqué… six et demi.
Neuf et demi, c’est l’eau qui a retourné le chiffre.
Moulineaux, vous me prenez pour une bête !
Non, pas tant ! pas tant !
Voulez-vous que je vous dise : vous êtes un mari abominable !… Vous vous conduisez comme un débauché !…
Moi ?
Oui, débauché !… Vous passez les nuits dehors, et l’on trouve des gants de femme dans votre poche !…
Puisque c’est l’humidité !
Ah ! Moulineaux, si vous trompiez ma fille… vous savez que vous auriez affaire à moi… !
Permettez !
Vous savez que vous êtes marié.
Oh ! elle m’ennuie.
Par conséquent, vous nous avez juré fidélité.
Permettez, pas à vous !
Vous savez que d’après le code, la femme doit suivre son mari ; par conséquent, nous vous suivrons !
Oh ! pardon, le code dit : « La femme » mais pas la belle-mère !
C’est qu’il n’y a pas pensé ! Gendre dénaturé, vous voudriez donc séparer une fille de sa mère ?
Eh ! allez au diable !
Hein !
Vous êtes là à m’asticoter !… Après tout… je suis maître de mes actes. Je n’ai de comptes à rendre à personne et vous me rompez la tête !
Moi, je… oh !
Oui, là, allez vous promener !
Et l’on dit que ce sont les belles-mères qui commencent ! Ah ! tenez, vous me feriez croire que je suis de trop dans cette maison !…
Ah ! il est certain que si vous devez être une cause de discorde…
C’est cela, vous me chassez !… vous me chassez de chez ma fille !
Moi !
C’est bien, vous n’aurez pas à me le répéter deux fois !…
Ah ! tenez, je… non… j’aime mieux me retirer. Cette femme-là, elle exaspérerait… le Président de la République !
Scène XVII
Tous les mêmes !… Exactement mon pauvre mari avec ma sainte mère !… Oh ! mais non !… je ne passerai pas la nuit ici !… dussé-je aller chercher un refuge… à l’hospitalité de nuit.
Scène XVIII
On n’a pas idée de faire poser les gens de la sorte !
En attendant, je vais tâcher de trouver un appartement meublé.
Hein ! vous cherchez un appartement ?… J’ai votre affaire !
Le contagieux, encore !
Ça la reprend. (Haut.) J’ai votre affaire… un petit entresol très gentil à louer de suite… tout meublé.
Oui, à côté, 70, rue de Milan.
Et c’est vous qui l’habitiez ?
Non, c’était une couturière. C’est même une histoire assez drôle. Figurez-vous que la couturière…
C’est parfait ! savez-vous s’il est sain.
Mon Dieu ! ça dépend… ! Si c’est pour y loger ?
Dame !
Ah ! non, c’est que quelquefois on le loue pour faire ses farces.
Hein !…
Oh ! ce n’est pas le cas… Enfin, vous savez, c’est sain… comme tous les appartements. Tant qu’on n’y attrape rien (À part.) Après tout, je ne la connais pas… et c’est la belle-mère de Moulineaux. Entre amis, il faut toujours se rendre service.
Nous irons visiter aujourd’hui même.
Oh ! Dieu, si j’arrivais à le caser.
Scène XIX
Ah çà ! je ne trouve pas ma robe de chambre et Étienne ne me rapporte rien ?
Mon gendre !… je lui cède la place.
Oh ! il paraît qu’elle n’est pas calmée !
Scène XX
Dites donc, elle vous rase, la grosse !
Vous ! ah ! bien, vous êtes le bienvenu !
Tiens, c’est la première fois.
Oui, j’ai réfléchi à ce que vous me demandiez.
Quoi donc ?…
Je loue votre petit entresol.
Oui ! (À part.) J’aurais dû le mettre à l’enchère.
J’en ai justement besoin. Je peux vous dire ça à vous… qui êtes un homme discret… J’ai une liaison. Oh ! platonique encore, avec une femme mariée. Elle a été longtemps une de mes clientes.
Qu’est-ce qu’elle avait ?
Rien. J’ai fini par l’en guérir.
Et son mari, qu’est-ce qu’il dit de tout ça ?
Je n’en sais rien. Je ne le connais pas ! N’importe ! votre entresol est de ?…
Deux cent cinquante francs.
Par an ?… C’est pour rien ! je le prends !
Eh ! là ! Pardon ! deux cent cinquante francs par mois.
Vous m’augmentez déjà ?… Enfin n’importe, c’est entendu, je le prends.
Quand ?
Mais aujourd’hui même.
Diable !… c’est qu’il est encore tout sens dessus dessous. Il y a toutes les affaires de la couturière, parce que, je vous l’ai dit, c’est une histoire assez drôle. Figurez-vous que la couturière…
Non, demain l’histoire de la couturière.
Oui… enfin ce n’est pas arrangé.
Ah ! bien je m’en accommoderai comme cela en attendant. Vous le ferez mettre en état après.
Scène XXI
Monsieur ! C’est madame Aubin.
Ah ! bon. (À Bassinet.) Eh bien, tenez, passez par là, vous allez préparer le bail (À Étienne.) Ah ! çà dites donc, ne vous gênez pas ! Vous avez ma robe de chambre ?
Dame ! monsieur m’a dit de la porter, je la porte !
Elle est forte celle-là !
Bonjour, mon ami !
Ah ! vous voilà, vilaine ! c’est comme ça que vous m’avez fait poser l’Opéra !
Mon cher, j’ai été désolée. J’avais espéré que mon mari irait de son côté, alors j’aurais été libre. Il ne m’a pas quittée de la soirée.
Oui, je m’en suis douté.
Depuis quelques jours, il m’accompagne partout. Ca lui prend par crise. Tenez, il est en bas en ce moment qui m’attend en voiture. Il voulait monter, je lui ai dit de rester.
Vous avez bien fait. Je ne me soucie pas de faire sa connaissance ! (À part.) Ca me donnerait des scrupules ! (Haut.) Ma chère petite Suzanne…
Ah ! Moulineaux, je suis bien coupable d’écouter vos déclarations…
Mais non, du tout ! Ne croyez pas ça, ne croyez pas ça.
Si… si… mais il est trop tard maintenant, n’est-ce pas ?
Parfaitement…
Vous savez que c’est la première fois que ça m’arrive…
Vous me l’avez déjà dit : et cela me cause une joie exquise… Mais écoutez-moi, ici nous ne pouvons pas nous voir facilement Les consultations sont un bon prétexte, mais qui n’est pas éternel… Ceux qui nous entourent finiront par remarquer la fréquence de vos visites… On jasera, et dame ! on finira pas découvrir la vérité. On comprendra qu’il n’y a pas là une cliente et son médecin, mais deux cœurs qui s’aiment, deux âmes d’élite qui prennent leur envolée dans le pays du Tendre !…
Oui, ça éventera la mèche !…
Autrement dit, voilà !… Eh bien ! si vous vouliez, nous pourrions nous voir… aujourd’hui même, sur un terrain neutre.
Un terrain ?… J’aimerais mieux un petit appartement… Comme dans les romans de M. Bourget.
Justement… j’ai un petit entresol… 70, rue de Milan. Et là nous pourrions nous voir… aujourd’hui même… Il est tout meublé… à deux pas… la rue qui fait le coin…
Ah ! tenez, je suis tentée… (Brusquement.) Mais, vous savez, en tout bien tout honneur !… l’amour éthéré !…
Tout le temps ! tout le temps !
Parce que, vous savez, je suis fidèle à mon mari !
Si vous êtes fidèle à votre mari !… Ah ! mais qui est-ce qui oserait supposer le contraire ?…
Alors, c’est entendu, aujourd’hui même, dans une heure, rue de Milan, 70, à l’entresol… Oh ! c’est bien mal… mais vous savez, Moulineaux, c’est la première fois que cela m’arrive !
Oui !… oui !… Je sais. (À part.) Elle consent ! non, en amour, quand elles s’y mettent, ce sont les femmes du monde qui font le moins d’embarras !
Allons ! je me sauve !
Scène XXII
Monsieur, c’est M. Aubin.
Mon mari !…
Lui ! mais je ne veux pas le voir !…
Toi, mon ami !… je descendais…
Bon, va ! je te rejoins… Un mot à dire au docteur. (Il aperçoit Moulineaux en habit noir, lui jette son paletot entre les bras. — À Moulineaux.) Laissez-nous (À Étienne qui est en robe de chambre. — Lui tendant la main.) Docteur !
Hein… ah ! bien, elle est bonne !
Mais, mon ami…
Chut, laissez-le, j’aime autant ça !
Scène XXIII
Puisque j’étais en bas, je me suis dit : je vais monter pour vous consulter. Figurez-vous que depuis quelque temps j’ai des saignements de nez et la circulation du sang qui s’arrête.
Parfaitement !… Eh bien ! mettez la clé de votre salle à manger.
Vous tenez à la salle à manger ?
Autant que possible, oui, la salle à manger. Prenez-la, mettez-la dans le dos.
La salle à manger !… Bigre !…
Et restez une heure et demie le nez et la bouche plongés, sans les retirer, dans votre cuvette remplie d’eau.
Hein ?… eh bien ! et respirer !…
Oh ! respirez !… pourvu que vous restiez le nez et la bouche dans l’eau ! Voilà tout ; et ça guérit… radicalement.
Eh bien ! j’aime mieux autre chose ! Tenez, regardez ma langue… qu’en pensez-vous ?
Peuh ! la mienne est plus longue.
Hein !
Et puis la vôtre est ronde et la mienne est pointue.
Ah ! çà, docteur !…
Je ne suis pas le docteur.
Pas docteur !
Mais c’est tout comme !… je suis son domestique.
Un domestique !… et vous conversez avec moi ?…
Oh ! je ne suis pas fier !… et puis je n’ai rien à faire.
Mais alors, à qui ai-je donné mon paletot ?
Scène XXIV
Allons, je suis prêt.
Voici votre bail…
Merci…, mon ami.
À propos, je ne vous ai toujours pas conté l’histoire. Figurez-vous que la couturière…
Oui, plus tard,… plus tard ; maintenant, tout à la joie, je file.
Pardon, docteur !
Allons, bon ! l’autre, à présent ! (Haut.) Je ne suis pas le docteur !…
Ah ! c’est un malade !… pardon… (Voyant Bassinet et allant à lui.) Alors, voilà le docteur ! (Haut, à Bassinet.) Monsieur, je suis resté pour vous faire mes excuses.
Vos excuses ?
Oui, à cause du paletot.
Du paletot, oui !… il n’y a pas de quoi ! (Revenant à son idée fixe.) Tenez ! permettez-moi de vous en raconter une bien bonne ; figurez-vous que j’avais pour locataire une couturière…
Oui, parfaitement !… mais je vous demande pardon… J’ai bien l’honneur…
Il s’en va aussi. (Apercevant Étienne qui est resté là et le regarde avec un sourire bête.) Ah ! le domestique ! (À Étienne.) Je vais vous en raconter une bien bonne.
C’est que j’ai là, à l’office…
Oui… eh bien ! Figurez-vous que la couturière avait pour protecteur… (Profitant d’un moment où Bassinet, se complaisant dans son récit, ne le regarde pas, Étienne s’esquive à pas de loup par le fond. Ahurissement de Bassinet en se trouvant seul… Scène muette, pendant laquelle il cherche où a pu passer Étienne, il remonte ainsi jusqu’au fond, puis redescendant.) Il est parti ! (Au public.) Au fait, ce ne sera pas long. Figurez-vous que la couturière… avait pour protecteur…