Tailleur pour dames/Acte II
ACTE DEUXIÈME
Scène première
L’entresol, c’est bien ici. Tiens ! la serrure est détraquée ! Eh ! bien, c’est agréable !… la porte ne ferme pas. Il faudra que je dise à Bassinet de faire réparer cela. (En se retournant vivement, il se trouve nez à nez avec le mannequin ; instinctivement, il salue.) Une dame !… Non c’est un mannequin. C’est juste… l’ancien appartement d’une couturière… Bassinet m’a prévenu… J’arrangerai tout cela… Ca sera très gentil tout de même, une fois débarrassé… C’est égal, c’est mal ce que je fais… quand on a comme moi une femme charmante… J’ai des remords… J’ai des remords, mais je ne les écoute pas.
Scène II
C’est moi.
Suzanne !
Tiens ! ça ne ferme pas.
Ca ne fait rien. Je vais mettre une chaise contre la porte.
On peut entrer, il n’y a pas de danger ?
Quel danger voulez-vous ?
Ah ! c’est que si on nous voyait… Je serais bien coupable !
Charmante morale ! (Haut.) Nous sommes absolument seuls, ma Suzanne. Venez là, près de moi. (Il s’assied sur le canapé et lui prend les deux mains.) Ne tremblez donc pas ainsi !
Oh ! ça passera. Mon mari, qui a été soldat… dans la réserve de l’administration, dit que les plus braves tremblent toujours au premier feu… et puis ça passe !
Ah ! il dit que… Eh ! bien, vous voyez… voyons, débarrassez-vous de votre chapeau.
Oh ! non, impossible… Je ne peux rester qu’un instant avec vous. Anatole est en bas ; il n’aurait qu’à monter…
Anatole ?
Oui, mon mari. Il a encore tenu à m’accompagner.
Comment ! alors vous lui avez dit…
Oui.
Mais c’est très bête !… Ca ne se fait pas, ces choses-là !
Je lui ai dit… je lui ai dit que j’allais chez mon couturier. Comme je savais que c’était justement l’ancien logement d’une couturière, alors cela m’a suggéré l’idée…
Ouf ! vous me retirez un poids.
Ca m’ennuyait bien qu’il m’accompagnât, mais lui refuser eût été lui donner des soupçons… et d’un autre côté, je ne voulais pas vous faire poser… C’est gentil, hein ?
Ah ! bien, je crois bien !… cette chère Suzanne !… (À part.) C’est égal, l’idée qu’Anatole est en bas, ça me glace… (Haut et distrait.) Cette chère Suzanne !…
Vous l’avez déjà dit, mon ami !
Vous croyez… C’est possible… Cette chère Suzanne !…
Ca fait quatre !
Ca fait quatre, parfaitement ! Cette chère… non… non.
Dites-moi que ce n’est pas une grande folie que je fais…
Mais non… mais non…
Vous savez que c’est la première fois…
Oui, je sais… (À part.) On n’a pas idée de ce que ce mari me gêne. Il me semble que je roucoule au-dessus d’un précipice…
Eh ! bien, mon ami, êtes-vous heureux ?
Moi… je… comment donc… Si je suis heureux… comment donc ! (Chantonnant avec un air de prostration complète.) Comment donc ! Comment donc ! Comment donc ! Comment donc ! (À part, après un moment de réflexion.) C’est égal ! C’est cher ce petit appartement ! Deux cent cinquante francs par mois…
À quoi pensez-vous donc ?
Moi… à rien… Euh ! à vous, à vous !
Je vous trouve froid ! Je suis sûre que vous me méprisez !
Ah ! Suzanne ! pouvez-vous dire ça !… mais je voudrais passer ma vie à vos genoux !…
Oh ! vous dites ça…
Tenez, la preuve…
Scène III
Allons bon, je jette tout par terre !
Le mari !… Anatole !… On n’entre pas !
Comment ! on n’entre pas ?
Je veux dire si !… Entrez-donc !
Je vous remercie, c’est déjà fait… Je m’ennuyais en bas, alors j’ai eu l’idée de monter.
Ah ! c’est une idée excellente… Je me disais justement s’il pouvait avoir l’idée de monter.
Mais que je ne vous dérange pas… Vous savez, faites comme si je n’étais pas là.
Ah ?… C’est facile à dire cela…
Vous étiez en train de prendre les mesures à ma femme… J’ai vu ça !
Parfaitement ! Monsieur en était au tour de taille.
En effet… la taille… le tour de taille… cent dix de tour de taille.
Comment, cent dix… cinquante-deux, voyons !
Oui, cinquante-deux !
Parfaitement… Seulement, je vais vous dire, ça, c’est une habitude des grands couturiers… Tout est compté double.
Même les factures ?
Ah ! non, les factures… c’est le triple… Oui c’est ce qui nous distingue des petits couturiers. Eh ! puis, enfin, vous savez, comme ça, sans mètre… à vue d’œil… Euh ! Vous… vous n’auriez pas un mètre sur vous ?
Je ne crois pas ! Mais vous n’avez pas ça, vous ?
Non !… Euh ! c’est-à-dire si… j’en ai trop, seulement ils sont à l’atelier !… dans mes ateliers !… Mes vastes ateliers.
Il est très original, ce couturier… Mais dites-moi donc, monsieur ?… monsieur ? comment donc déjà ?
Monsieur…
Machin… Monsieur Machin !…
Machin ! Attendez donc ! mais j’ai déjà entendu ce nom-là quelque part.
Oui, Machin, c’est assez répandu. Nous sommes beaucoup de « Machin ».
Mais au fait… votre figure ne m’est pas inconnue… Où donc vous ai-je vu ?
Je ne sais pas… (À part.) Pourvu qu’il ne me reconnaisse pas ! (Haut.) Sans doute dans un endroit public… dans un monument… J’y vais beaucoup… au Panthéon… Panthéon-Courcelles…
Non… Ah ! je sais… c’est chez Moulineaux… le médecin de ma femme ; je vous ai entrevu… Vous vous faites bien soigner chez Moulineaux ?
Ah ! si peu. Vous savez, ça ne compte pas.
Vous avez raison… C’est un charlatan !
Ah ! mais dites donc ?…
Qu’est-ce que ça vous fait ?
C’est que… c’est mon médecin et je lui porte intérêt…
Après tout… je m’en moque. (Il s’assied sur la chaise de gauche qu’il place face à Moulineaux.) Dites-moi, qu’est-ce que vous faites à ma femme ?
Moi ?… rien !… ne croyez pas…
Comment… rien ?…
C’est-à-dire si… une… une polonaise… en tulle… avec des bouillonnés… en fourrure, ornés de jais… sur le pantalon.
Quel pantalon ?
Quel pantalon ?… Le pantalon du dessous… On ne le voit pas…
Ca doit être curieux, ce mélange-là… Des bouillonnés en jais, sur le pantalon !… Défie-toi de l’excentricité, Suzanne… (À Moulineaux.) Vous n’avez pas un modèle ?
Un modèle… si… si… j’en ai des masses… Mais on ne peut pas les voir… Ils sont dans les ateliers… dans les ateliers, mes modèles… Vous comprenez, la concurrence… On n’aurait qu’à les souffler ?…
Alors on ne peut pas les choisir ?…
Les choisir, si… mais pas les voir ! (À part.) Il ne va pas s’en aller ?…
Scène IV
Bonjour, messieurs, madame !
Une femme !
Qu’est-ce que c’est que celle-là ?
Madame Durand n’est pas là ?
Madame Durand ?… (Il regarde successivement Suzanne et Aubin, puis après un silence.) Non, elle n’est pas là, madame Durand !
Ah ! c’est que j’aurais voulu la voir pour ma facture.
La facture !… Quelle facture ?
La facture des toilettes que madame Durand m’a livrées.
Ah ! parfaitement, madame Durand… C’est la couturière !
Vous ne la connaissez donc pas ?…
Comment donc, si fait… si je la connais, cette bonne madame Durand… c’est mon associée ! (À part.) Bassinet aurait pu me dire qu’elle n’avait pas emmené sa clientèle… Ce sera gai, s’il en vient beaucoup comme ça !
Ah ! bien ! si vous êtes son associé… je puis m’adresser à vous… Je suis mademoiselle Pomponnette.
Il n’y a pas de mal à ça.
Je voudrais que vous me fissiez une diminution sur ma facture… Vous me comptez beaucoup trop cher !
Comment donc ? tant que vous voudrez ! (À part.) Pour ce que cela me coûte !… ça la fera filer.
Tenez, voyez… Trois cent quarante francs, c’est énorme pour la petite toilette que vous m’avez faite… Vous savez, la toilette en crêpe de chine ?
Parfaitement… En crêpe de chine… Je la vois… je la vois, votre chine.
C’est hors de prix.
Ça, c’est vrai, c’est hors de prix… du vulgaire crêpe… c’est indécent… Qu’est-ce que vous voulez que je vous diminue sur trois cent quarante francs ?
Je ne sais pas, mais il me semble que trois cents francs c’est suffisant.
Mais je crois bien… Alors nous disons que nous supprimons trois cents francs, reste quarante ; c’est bien ce que vous voulez ?
Comment ? mais vous vous trompez !
Mais non ! je suis rond en affaires, moi !…
Ah ! bien, je vous remercie… Je n’aurais jamais cru qu’on me diminuerait tant que ça…
Faut-il qu’ils soient voleurs tout de même tous ces gens-là, pour faire des rabais pareils !
Au revoir, monsieur, je reviendrai…
Ah ! non, non, c’est pas la peine !
Sapristi, une heure et demie !… Je m’en vais aussi… (À part.) Rosa m’attend, je n’ai que le temps. (Haut.) Je vous laisse ma femme, occupez-vous d’elle. Faites quelque chose de distingué ! et puis, moulez bien… Prenez-lui bien les hanches… la poitrine…
Hein ? comment, c’est lui qui…
Allons, au revoir !
Scène V
Parti, ouf !
Ah ! mon ami, nous sommes dans de beaux draps ! Qu’allez-vous faire ?
Ce que je vais faire ?… je m’en vais filer d’ici et je vous jure que pareille chose ne m’arrivera plus !
Vous n’y pensez pas ! mais vous ne le pouvez pas !
Comment, je ne le peux pas ! pourquoi donc ça ? s’il vous plaît.
Parce que… parce que mon mari vous croit mon couturier… et qu’il peut revenir ici ! S’il ne vous trouve pas, il comprendra la vérité ! et je le connais, il vous tuera !
Hein ! mais il n’en a pas le droit ! il n’est pas médecin. (Effondré.) Ah ! Suzanne ! dans quel pétrin nous sommes-nous mis ?
Scène VI
Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce qu’il y a ?
Aïe ! faites donc attention ! En voilà une manière d’entrer…
Dame, pourquoi vous asseyez-vous contre la porte ?
Aussi pourquoi ne ferme-t-elle pas votre porte ?… Vous louez des appartements tout disloqués.
Qu’est-ce que vous voulez, je vous ai prévenu. Il y a une heure que je vous l’ai loué, je n’ai pas pu mettre en état…
Enfin on a des serrures qui ferment ! c’est élémentaire !… On entre ici comme dans un bois !!! C’est insupportable, le premier imbécile venu…
Oh ! qui ?…
Mais n’importe… vous.
Oh ! moi, ça n’a pas d’importance ! enfin, j’écrirai au serrurier… Je vais vous dire… J’avais dû faire forcer la porte après le départ de ma locataire l’autre jour, après quoi le serrurier est parti pour aller déjeuner… et il n’est pas encore revenu… Mais il reviendra. À part cela, vous êtes content ?
Ah ! oui, je vous conseille d’en parler… (Lui indiquant Suzanne qui lui tourne à moitié le dos, à gauche.) Mais je vous demande pardon, je ne suis pas seul…
Oh ! je vous demande pardon… Je n’avais pas vu madame. (À Suzanne.) Oh ! mais madame, vous n’êtes pas de trop… Je n’ai point de secrets à dire… Que ma présence ne vous fasse pas partir !
Il est trop bon ! (À part.) Quelle sangsue ! il ne manquait plus que lui !
Scène VII
Pardon, madame Durand, s’il vous plaît ?
Encore ! Ah ! non ! non ! non !
C’est trop fort !
C’est que je venais pour ma jaquette……
Oui ! Eh bien, pas aujourd’hui !… dimanche… Qu’est-ce que ça me fait votre jaquette ?
C’est bien, je ne paierai pas, ça m’est égal !
Et à moi donc ?
Ils sont aimables avec les clients au moins dans cette maison !…
Dites donc et lui, il ne va pas s’en aller ?
Attendez, je vais l’expédier !
Ah ! mon cher, je viens d’avoir une rude émotion ! Figurez-vous que je croyais être sur la piste de ma femme ! On m’avait indiqué une madame Bassinet, rue Breda !…
Oui. Eh ! bien, vous me raconterez cela plus tard !
Non ! Mais laissez donc… Madame n’est pas de trop !… Figurez-vous que ce n’était pas elle… mais une inconnue… Je lui ai dit : « Je vous demande pardon, mais je pensais trouver une dame. » — Elle m’a répondu : « Mais comment donc, monsieur ! Comment la voulez-vous ? » C’est une veste !
Scène VIII
L’entresol ! C’est bien ici.
Ma belle-mère, à présent !
Encore quelqu’un ! Ah ! ça, c’est une gageure !
Ah ! le contagieux ! (Haut.) Je viens pour visiter votre entresol.
Diable ! C’est que je vais vous dire : il est loué !
Loué ! Comment, vous m’avez dit… (En se retournant elle aperçoit Moulineaux.) Tiens, mon gendre !
Lui-même, belle-maman !
Que faites-vous ici ? J’ai le droit de le savoir.
Ah ! mais…
Vous refusez de parler ?… prenez garde, j’ai le droit de supposer des choses…
Eh ! bien, quoi ? Je suis chez madame, une cliente, une malade…
Hein ?
N’est-il pas vrai, madame, que vous êtes ma cliente ?
Oh ! mais je n’en ai jamais douté, chère madame !
Et puis-je savoir, madame, ce qui me vaut l’honneur…
Mon Dieu, madame, excusez-moi, j’étais en quête…
Ah ! ceci est autre chose : les dames patronnesses sont les bienvenues auprès de moi… Voici cinq francs !
Hein ? elle me donne de l’argent !
Vous n’avez pas de honte de vous faire donner de l’argent dans les maisons ?
Voyez-vous ça ! la vieille carottière !
Mais je n’ai rien demandé !… reprenez cela, madame, je ne suis pas en quête de cent sous, je suis en quête d’un appartement.
Oh ! pardonnez-moi, madame…
Eh bien !…
Oh ! pardon !
Mais alors, présentez-nous…
Hein ! il faut que… (Suzanne lui fait signe que oui. Présentant. — Avec aigreur.) Madame Aigreville, ma belle-mère. (Avec une certaine volupté dans la voix.) Madame Aubin, madame Suzanne Aubin.
Suzanne Aubin ?… Oh ! mais j’ai beaucoup entendu parler… Et ces messieurs vont bien ?
Quels messieurs ?
Les deux vieillards ! (Montrant Bassinet.) Monsieur est sans doute un des deux ?
Mais vous commettez un anachronisme épouvantable !
Oh, madame, je le retire… (Cherchant à changer la conversation.) Ainsi, c’est mon gendre qui vous soigne ?
Mon Dieu oui, moi… (Vivement.) Et mon mari aussi.
Ah ! ça me fait bien plaisir… Qu’est-ce qu’il a monsieur votre mari ?
Un eczéma… un eczéma impetigineux compliqué de desquamation de l’épiderme, vous savez des… des suites de couches…
Hein !… des couches, lui !…
Pas lui, sa femme !
Hein ! moi !…
Comment, madame, vous êtes mère ?
Mais du tout, madame !
Mais non… pas elle, lui… non enfin, son mari… Comprenez-moi bien, son mari se l’était figuré !… Alors quand il a appris que non… n’est-ce pas ?… la… la… l’émotion, le trouble… son sang n’a fait qu’un tour… un petit tour… enfin, il a eu un eczéma… Voilà !… ouf !… Et maintenant, belle-maman, si vous voulez me laisser à ma consultation…
Parfaitement… Je vous quitte… Si ma fille venait, vous lui diriez que je suis partie.
Entendu… Au revoir, chère belle-maman !
Oh ! ne soyez pas si aimable… je n’oublie rien. (Digne.) Seulement, je sais me tenir devant le monde…
J’aurai soin d’en inviter toujours beaucoup, belle-maman… Tenez, par là…
Au revoir, chère madame !
Madame…
Allons bon ! le mari. (À Suzanne.) Votre mari qui revient !…
Oh ! mon Dieu !
Qu’est-ce que c’est ?
Rien. Entrez là avec madame.
Il faut que j’entre aussi.
Non, vous, vous allez recevoir ce monsieur… Il me demandera, moi, M. Machin ; parce que, pour lui, je suis M. Machin… Vous lui direz n’importe quoi… que je suis occupé… que je suis en conférence avec… avec la Reine du Groënland si vous voulez, ça m’est égal… mais que je ne le voie pas !…
Entendu !… C’est un raseur, hein !… Je connais ça !…
Scène IX
Décidément, il a un grain ; il faudra faire voir le docteur à un médecin.
C’est remoi ! Tiens ! M. Machin n’est plus là ?
Non, M. Machin n’est pas visible.
Ah ! le docteur !
Précisément, le docteur !… Vous savez donc ?… (À part.) Alors pourquoi se fait-il appeler M. Machin ? (Haut.) Non, il n’est pas visible…
Ce cher docteur !
Oui ! ce cher docteur.
Je ne m’attendais pas à vous voir ici. C’est vrai, au fait, M. Machin va souvent chez vous… Il m’a parlé de vous tout à l’heure encore. C’est vous qui le soignez ?
Oh ! je le soigne… je le soigne… parce qu’il me soigne.
J’entends, parbleu ! vous n’êtes pas gratuit.
Oui, je… hein ? (À part.) Qu’est-ce qu’il raconte ?
Dites-moi ! alors il est malade, M. Machin ?
Ah ! vous l’avez remarqué aussi… Je crois qu’il doit avoir un petit hanneton dans le cerveau.
Eh bien ! je m’en doutais… Alors, vous lui recommandez quoi ? Des douches ?
Oh ! Je lui recommande…
Ne vous donnez pas la peine !
Je lui recommande… non… parce que ça ne me regarde pas… Entre nous, ça lui ferait du bien…
Je le crois. Mais puisque je vous tiens… dites donc : Je suis très vif, très chaud…
Tant mieux ! tant mieux !
Eh bien ! J’ai la circulation du sang qui s’arrête, j’ai des engourdissements…
Ah ! tant pis, tant pis !
J’en causais dernièrement avec votre domestique.
Ah ! vous connaissez mon domestique ! Lequel, Joseph ou Baptiste ?
Je ne sais pas… Il me conseillait des choses impossibles…
Mon cher, pour moi, il n’y a que le massage.
J’en ai essayé, ça n’a pas réussi.
C’est que vous ne savez pas vous y prendre. Vous choisissez un masseur, n’est-ce pas ? Vous le faites déshabiller, vous l’étendez sur un divan et vous le massez de toutes vos forces pendant une heure. Après ça, si votre sang ne circule pas, je veux que le loup me croque.
Ah ! bien, voilà ! Je m’y étais toujours pris à l’envers ; je vous remercie, j’essayerai… Mais ce n’est pas tout ça… Alors, on ne peut pas voir Machin ?…
Oh ! non… non… Il est en conférence… avec la Reine… avec la Reine du Groënland !
La reine de… Vous avez dit…
La reine du Groënland !
Oh ! la ! la ! la ! la ! La Reine de… fichtre… Ah ! mais, il est calé ce couturier-là… Il habille des reines… Il doit être d’un cher…
Donc, si vous voulez revenir un autre jour…
Ah ! je ne peux pas… Je lui annonce une cliente, à M. Machin, madame de Saint-Anigreuse… une amie à moi. Elle a voulu que je la menasse chez le couturier de ma femme… Une idée à elle !… alors, je l’ai précédée ici… parce que je ne tiens pas à ce qu’elle se rencontre avec ma femme… C’est pourquoi je viens voir si elle est partie.
Ah ! c’est votre femme qui était là tout à l’heure ?
Oui, oui.
Et vous la laissez venir comme ça toute seule ?
Oh ! ne craignez rien, je l’ai accompagnée.
Ah ! bien, alors !…
Non, mais dites-moi, est-ce que vous croyez qu’il en a pour longtemps ce couturier… avec sa reine ?
Dame ! vous savez, c’est que c’est une reine, une forte reine !
Qu’est-ce que vous voulez, je suis attendue !… Je m’en vais…
La voix de la belle-mère ! Diable ! je ne veux pas qu’elle m’échappe. Je vais l’attendre dans l’escalier pour tâcher de lui caser mon troisième.
Mais dites-moi, docteur… (Se retournant.) Eh bien ! où est-il ? (Appelant.) Docteur !… parti. En voilà un type !…
Scène X
Je m’en vais… Je ne sais pas ce qu’ils ont à me retenir.
La reine. (Haut.) Messieurs, la cour !
Qu’est-ce qu’il dit, celui-là ? (Saluant.) Monsieur…
Altesse !
Vous dites ?
Rien ! Je m’incline devant votre majesté !
Ma majesté… Il me trouve majestueuse ! Et puis-je savoir à qui j’ai l’honneur ?…
Théodore Aubin…
Oh ! le mari de madame Aubin… que j’ai vue tout à l’heure, une femme charmante… (Brusquement.) Et votre eczéma, comment va-t-il ?
Plaît-il ?
Je dis votre eczéma, comment va-t-il ?
Mais je vous demande pardon, je n’ai pas d’eczéma !
Oh ! excusez-moi. (À part.) J’ai eu tort de lui en parler, ça a l’air de lui être désagréable ! Deuxième impair ! (Haut.) Je vois, monsieur, que j’ai fait un ana… un anana… un anachronisme, comme dit mon gendre. Je le retire.
Un anachronisme ? Mais il n’y a pas d’anachronisme là-dedans !
Ah ! vous êtes trop indulgent ! (À part.) Allons, je ne suis pas fâchée d’avoir vu le mari. (Saluant.) Monsieur…
Altesse…
Scène XI
Eh bien ! elle est très bien, la grosse reine ! Qui est-ce qui dirait tout de même, à la voir comme ça… Elle a l’air d’une bonne petite mère et puis pas fière. (Paraît Moulineaux.) Ah ! vous voilà !…
Lui… Encore là ! (Voyant Suzanne qui entre à sa suite, il la repousse dans la chambre et ferme brusquement la porte sur elle.) Rentrez.
Qu’est-ce qu’il y a.
Hein ! Rien !
Dites-moi, ma femme est partie ?
Oh ! depuis longtemps. Elle m’a dit : Si mon mari vient, dites-lui que je suis au Louvre. Si vous voulez la retrouver.
Non, au contraire… ça va bien comme ça, parce que, je vais vous dire, il y a une dame… une dame de mes amies qui doit venir me reprendre ici.
Ici ? (À part.) Ah, çà ! il donne ses rendez-vous chez moi ?
Et j’aimerais autant qu’elle ne se croisât pas avec ma femme…
Oh ! parfaitement !… une intrigue, hein ?
Petite… une petite intrigue… Il est donc inutile que ma femme…
Oui, elle n’aurait qu’à vous infliger la peine du talion !…
Oh ? impossible !
Ah !
Oh ! c’est que j’ai l’œil, moi ! toute ma vie j’ai eu des intrigues avec des femmes mariées : on ne m’en conte pas à moi, je les connais toutes !
Ah ! vous…
Toutes !… je ne suis pas comme un tas d’imbéciles de maris. (Riant.) Figurez-vous que j’en ai connu un qui accompagnait sa femme à tous nos rendez-vous. Elle disait qu’elle montait chez la somnambule. C’était moi la somnambule !… Et le mari attendait en bas.
Le fait est qu’on n’est pas bête comme ça !…
D’ailleurs ma femme ne s’y frotterait pas… Elle sait très bien que dans un flagrant délit, je n’hésiterais pas…
Un duel, hein ?
Non, je ne sais pas me battre. (Moulineaux pousse un soupir de soulagement.) Je tirerais dessus !… Toutes les fois que je le rencontrerais, pan, pan ! je le tuerais.
Il me donne le frisson.
D’ailleurs ce n’est pas pour vous parler de ça que je suis venu !… (Changeant de ton.) Monsieur Machin !
Monsieur Mach… ? Ah oui ! (Sur le même ton qu’Aubin.) Monsieur Aubin ?
Monsieur Machin, vous allez être rudement content !
Ah ! vraiment je… (À part.) Il me fait peur.
Savez-vous ce que je vous amène ? (Moulineaux fait signe que non) Une cliente ?
Une cliente, pourquoi faire ?
Pour lui faire des robes.
Hein ! encore… Eh ! bien, elle est jolie votre idée !
Je n’en ai jamais que de comme ça.
Ah ! bien, merci… Vous croyez donc que je n’ai que ça à faire… Eh ! bien, et ma médecine ?
Quoi ! votre médecine ?… Est-ce que cela vous empêche de vous purger, ça ?
Hein ?
On n’a jamais vu un commerçant se plaindre d’avoir trop de clientèle.
Je ne vous dis pas !
Et ce n’est pas parce que vous faites des robes à des têtes couronnées !…
Moi ! je fais des robes à des têtes ?…
Enfin, êtes-vous couturier, oui ou non ?
Hein ! moi, oui, je crois bien que je suis couturier ! (À part.) Merci, si je ne l’étais pas il me tuerait.
Scène XII
C’est encore moi ! Je viens voir si vous êtes moins occupé pour ma jaquette…
Comment donc, madame, entrez donc !… (À Aubin.) Si je suis couturier moi, ah ! bien !
Tiens ! il est aimable ! (À Aubin.) Vous permettez, monsieur ?
Faites donc… madame.
Vous voyez, ce corsage me va très mal, il plisse.
Ah ! Oui !… oui, il plisse énormément.
C’est beaucoup trop large… C’est sans doute vous qui l’avez coupé… Il faudrait que vous me le recoupiez.
Moi ?…
Oui, et tout de suite parce que c’est pressé.
Ah ! il faut que je coupe…
Eh ! bien, oui, Qu’est-ce qui vous arrête ?
Moi ? Ah ! rien du tout… Ah ! vous voulez que je coupe… attendez. (Il va prendre les ciseaux et commence à tailler la jaquette.) Qu’est-ce que je vais faire, mon Dieu !
Ah ! mon Dieu ! qu’allez-vous faire ?
Oui ! c’est précisément ce que je… Mais c’est vous qui voulez que je coupe ?…
Non… Vous avez vu ce qu’il y a à faire, vous l’enverrez prendre. (Elle remonte puis descend.) Ah ! seulement, je ne demeure plus où j’habitais.
Ah ! bon.
Non, je demeure un étage au-dessus… Au revoir, messieurs !
Merci du renseignement.
Non, mais a-t-il l’air assez ahuri !… (Se levant, à Moulineaux.) Vous savez ce qu’on m’a dit pour vous ?… Vous devriez prendre des douches.
Moi ! qui est-ce qui a dit ça ?
Moulineaux !
Moulineaux !
Oui, le docteur Moulineaux que je quitte à l’instant.
Ah ! vous le quittez ?… (Après un instant.) Vous êtes malade, vous !
Pourquoi ? parce que j’ai vu le médecin, ce n’est pas une raison, ça… Je l’ai rencontré par hasard.
Ah ! bien, j’en ai entendu de fortes… mais comme ça, jamais.
Scène XIII
Ah ! vous voilà !…
Bonjour, chère amie.
Sapristi, et sa femme qui est toujours là !…
Voici madame de Saint-Anigreuse dont je vous ai parlé…
Enchanté. (La reconnaissant.) Rosa Pichenette !
Chic et beau ! lui !
Je vous amène là une cliente digne de vous… Madame de Saint-Anigreuse est de la plus haute aristocratie du boulevard Saint-Germain.
Il m’a reconnue… Il faut absolument que je lui parle. (À Aubin.) Oui, mon ami, en effet, mais voyez donc, mon chien dresse les oreilles… Cela signifie qu’il a des velléités de descendre… (Lui passant le chien.) Allez donc le promener, vous remonterez tout l’heure.
Hein ! ah ! non !… ah ! non !… c’est humiliant !
Vous dites…
Je dis… immédiatement… (Entre ses dents.) Oh ! promener le roquet… Rosa n’a aucun tact !
Scène XIV
Chic et beau !
Rosa Pichenette !
Comme on se rencontre dans la vie !… Toi que j’ai connu au Quartier latin.
Oui, je faisais ma médecine.
Alors, tu l’as enfin passé ce fameux doctorat ?…
Comme tu vois…
Et tu t’es mis couturier ?
Hein ?… ah ! oui,… oui c’est pour me singulariser… Tu comprends, pour un médecin, faire sa médecine, c’est banal… Tandis que pour un couturier…
Ah ! ce bon Chic et Beau !…
Chut, donc, pas si fort !… (À part.) et Suzanne qui est là !…
Est-ce qu’il y a un malade dans la maison ?
Non ! mais tu n’as pas besoin de crier comme ça, de m’appeler tout haut Chic et Beau… Je ne suis plus chic et beau maintenant.
Oh ! si…
Oui, je suis toujours chic et toujours beau… mais je ne suis plus chic et beau. C’était bon au quartier latin… Maintenant je suis un homme sérieux… établi.
Mais je ne t’ai jamais connu que sous ce nom-là… Comment t’appelles-tu ?
Moi ? Moul… (Se reprenant.) Machin… je m’appelle Machin.
C’est idiot, ce nom-là !
Qu’est-ce que tu veux ?… on fait ce qu’on peut.
Eh bien ! si tu n’es plus Chic et Beau, je ne suis plus Rosa Pichenette. Je suis madame de Saint-Anigreuse !
Tu t’es rangée ?
Casée, tout au plus… D’abord, j’ai commencé par me marier.
Toi ?
Oui… J’ai épousé un serin.
Tu n’avais pas besoin de le dire.
Aussi, une fois ma position régularisée, — après deux jours de lune de miel, — je l’ai planté là… pour un général.
Fichtre ! un général ?… c’est rare, un général ! Où l’as-tu trouvé ?
Au jardin des Tuileries, pendant que mon mari était allé allumer une cigarette chez un marchand de tabac.
On m’a déjà raconté une histoire comme celle-là… Seulement c’était un cigare. (On entend un bruit de vaisselle cassée.) Sapristi ! et Suzanne que j’oubliais… Elle s’impatiente sur le dos du mobilier…
Qu’est-ce qui a fait ce bruit ?
Rien.
Tu as un animal chez toi ?
Oui, une… une autruche… qu’on vient de m’envoyer d’Afrique… à cause des plumes.
Oh ! fais-la voir !
Oh ! impossible… elle n’aime pas le monde, cette bête… Mais dis-mois, à propos de bête… et ton mari, tu ne l’as pas revu ?…
Jamais… merci !… Il m’a servi à me lancer, voilà tout… Une fois lancée, j’ai pris le nom de madame de Saint-Anigreuse. (Nouveau bruit de vaisselle.) Eh bien, dis donc, elle va bien, ton autruche !…
Oui, pas mal ! Et toi ?… Attends, je vais aller lui dire un mot.
À l’autruche ?… Ca servira à grand’chose ?… Reste donc !
Scène XV
Ah ! çà, dites donc, vous vous moquez du monde.
Suzanne !… Ah bien, il ne manquait plus que ça !
Encore une personne… Ah ! c’est trop fort !
Qui est cette dame ? (no 3).
Rien… C’est la caissière… Elle a une maladie de nerfs, ne fais pas attention… (À Suzanne qui est juste redescendue.) Je vous en prie, calmez-vous, Suzanne, pas de scandale !
Il fallait me dire que vous vouliez me faire une mystification… Il fallait me dire que vous étiez avec votre maîtresse !
Hein !… Ah ! mais, madame, pour qui me prenez-vous ? Sachez que je suis une cliente… Je viens me commander une robe.
Ah ! ce n’est pas à moi qu’il faut la raconter, celle-là !
Comment ?
Mais, je vous assure…
Vous aussi… Eh bien, mon ami, vous avez de l’aplomb !
Mon cher, quand on est l’amant de sa caissière, la première chose est d’éviter à ses clientes des avanies pareilles !
Allons, bon, l’amant de la caissière, à présent !
Où ça ? Quelle caissière ?… Qu’est-ce qu’elle raconte ?
Mais rien ! rien !… Elle ne s’occupe pas de vous.
Je suis une femme comme il faut… Monsieur est mon couturier.
Encore !
Oui, encore… Et la preuve que monsieur n’est que ça, c’est que je suis venue avec mon époux.
Votre époux, je voudrais bien le voir !…
Mais vous le verrez ! Il est en bas qui promène le chien…
Oh ! la ! la ! la ! la !
Eh ! tenez… je l’entends.
Scène XVI
Arrivez donc ! Montrez-vous !… Voilà madame qui ne veut pas croire que vous êtes mon époux !…
Aubin, se retournant. Je… comment donc !… (Reconnaissant Suzanne.) Ma femme !…
Mon mari !
Boum !
Mon mari ! Oh ! je me vengerai !
Suzanne !… mais… Suzanne !… (À Rosa.) Et prenez donc votre chien, vous.
Anatole !…
Eh ! allez au diable !…
Insolent ! Ah ! les nerfs ! l’émotion !
Eh bien ! elle se trouve mal ! Rosa, pas de bêtises ?
Ma mère doit être encore là…
Ah ! mon Dieu, ma femme !
Mon mari !… et une femme dans ses bras !… (Elle remonte vivement tout en parlant.) Adieu, monsieur, je ne vous reverrai jamais de ma vie !…
Mais Yvonne ! Yvonne ! voyons…
Non, monsieur, je n’écoute rien.
Attends-moi, je veux t’expliquer… Oh ! cette femme, où la déposer ?…
Mon cher…
Ah ! vous arrivez bien !… Tenez, gardez madame ! (Il sort en courant.) Yvonne ! Yvonne !…
Ah, çà ! qu’est-ce que c’est ?… (Reconnaissant Rosa.) Ciel ! ma femme !
Mon mari !… Oh !