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Taine - Voyage en Italie, t. 1/8

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(Tome ip. 273-314).

LES ÉGLISES










16 mars 1864.


Il paraît que tes amis m’accusent d’irrévérence ; quand on est à Rome, c’est pour admirer et non pour remarquer que les mendiants sont sales, et qu’aux coins des rues il y a des tronçons de choux. Mes chers amis, comme il vous plaira ; je vais vous choquer encore davantage. Dites que je viens ici dans la mauvaise saison, que je note les impressions du moment, que je parle en profane, en simple curieux, en amateur d’histoire, que je n’ai manié ni l’ébauchoir, ni le pinceau, ni le tire-ligne : tout cela est vrai ; mais laissez chaque instrument rendre le son qui lui est propre ; n’exigez pas un air approuvé, vérifié, transmis de serinette en serinette, pour la plus grande gloire de la tradition.

Par exemple, je ne pourrai jamais admettre que les églises de Rome soient chrétiennes, et j’en suis bien fâché, car cela me fera du tort. S’il y a un endroit au monde où il est à propos d’éprouver l’attendrissement, la componction, la vénération, le sentiment grandiose et douloureux de l’infini, de l’au-delà, c’est ici, et par malheur on y éprouve des sentiments contraires. Que de fois par contraste j’ai pensé à nos églises gothiques, — Reims, Chartres, Paris, Strasbourg surtout ! J’avais revu Strasbourg trois mois auparavant, et j’avais passé une après-midi seul dans son énorme vaisseau noyé d’ombre. Un jour étrange, une sorte de pourpre ténébreuse et mouvante, mourait dans la noirceur insondable. Au fond, le chœur et l’abside avec leur cercle massif de colonnes rondes, la forte église primitive et demi-romane, disparaissaient dans la nuit, tige antique enfoncée dans la terre, tige épaisse et indestructible autour de laquelle était venue s’épanouir et fleurir toute la végétation gothique. Point de chaises dans la grande nef, à peine cinq ou six fidèles à genoux ou errant comme des ombres. Le misérable ménage, la friperie du culte ordinaire, l’agitation des insectes humains, ne venaient point troubler la sainteté de la solitude. Le large espace entre les piliers s’étalait noir sous la voûte peuplée de clartés douteuses et de ténèbres presque palpables. Au-dessus du chœur tout noir, une seule fenêtre lumineuse se détachait, pleine de figures rayonnantes, comme une percée sur le paradis.

Le chœur était rempli de prêtres, mais de l’entrée on n’en distinguait rien, tant l’ombre était épaisse et la distance grande. Point d’ornements visibles ni de petites idoles. Seuls dans l’obscurité, parmi les grandes formes qu’on devinait, deux chandeliers, avec leurs flambeaux allumés, luisaient aux deux coins de l’autel, pareils à des âmes tremblantes. Des chants montaient et redescendaient à intervalles égaux comme des encensoirs qui se balancent. Parfois les voix claires et lointaines des enfants de chœur faisaient penser à une mélodie de petits anges, et de temps en temps une ample modulation d’orgue couvrait tous les bruits de sa majestueuse harmonie.

On avance, et les idées chrétiennes envahissent l’esprit par un jet nouveau à mesure qu’un nouvel aspect s’ouvre. Arrivé à l’abside, lorsque dans la crypte déserte et froide on a vu le grand archevêque de pierre, un livre à la main, couché pour l’éternité, comme un pharaon, sur son sépulcre, et qu’au sortir de la voûte mortuaire on se retourne, la rosace occidentale éclate au-dessus de l’énorme obscurité des premiers arceaux, dans sa bordure noire et bleue, avec ses broderies d’incarnat violacé, avec ses innombrables pétales d’améthyste et d’émeraude, avec la douloureuse et ardente splendeur de ses pierreries mystiques, avec les scintillements entre-croisés de sa sanglante magnificence. C’est là le ciel entrevu le soir en rêve par une âme qui aime et qui souffre. Au-dessous, comme une muette forêt septentrionale, les piliers allongent leurs files colossales. La profondeur des ombres et la violente opposition des jours rayonnants sont une image de la vie chrétienne plongée dans ce triste monde avec des échappées sur l’autre. Cependant des deux côtés, à perte de vue, sur les vitraux, les processions violettes et rougeâtres, toute l’histoire sacrée scintille en révélations appropriées à la pauvre nature humaine.

Comme ces barbares du moyen âge ont senti le contraste des jours et des ombres ! que de Rembrandts il y a eu parmi les maçons qui ont préparé ces ondoiements mystérieux des ténèbres et des lueurs ! Comme il est vrai de dire que l’art n’est qu’expression, qu’il s’agit avant tout d’avoir une âme, qu’un temple n’est pas un amas de pierres ou une combinaison de formes, mais d’abord et uniquement une religion qui parle ! Cette cathédrale parlait tout entière aux yeux, dès le premier regard, au premier venu, à un pauvre bûcheron des Vosges ou de la Forêt-Noire, demi-brute engourdie et machinale, dont nul raisonnement n’eût pu percer la lourde enveloppe, mais que sa misérable vie au milieu des neiges, sa solitude dans sa chaumine, ses rêves sous les sapins battus par la bise, avaient rempli de sensations et d’instincts que chaque forme et chaque couleur réveillaient ici. Le symbole donne tout du premier coup et fait tout sentir ; il va droit au cœur par les yeux sans avoir besoin de traverser la raison raisonnante. Un homme n’a pas besoin de culture pour être touché de cette énorme allée avec ses piliers graves régulièrement rangés qui ne se lassent pas de porter cette sublime voûte ; il lui suffit d’avoir erré dans les mois d’hiver sous les futaies mornes des montagnes. Il y a un monde ici, un abrégé du grand monde tel que le christianisme le conçoit : ramper, tâtonner des deux mains contre des parois humides dans cette vie ténébreuse parmi les vacillements de clartés incertaines, parmi les bourdonnements et les chuchotements aigres de la fourmilière humaine, et pour consolation, apercevoir çà et là dans les sommets des figures rayonnantes, le manteau d’azur, les yeux divins d’une Vierge et d’un petit enfant, le bon Christ tendant ses mains bienfaisantes, pendant qu’un concert de hautes notes argentines et d’acclamations triomphantes emporte l’âme dans ses enroulements et dans ses accords.
15 mars, le Gesù.


Ce sont ces souvenirs et d’autres pareils qui me gâtent ou plutôt qui m’expliquent les églises de Rome. Elles sont presque toutes du dix-septième siècle ou de la fin du seizième, en tout cas modernisées, et portent la marque de la restauration catholique qui suivit le concile de Trente. À partir de cette époque, le sentiment religieux se transforme ; l’ascendant est aux jésuites. Ils ont un goût, comme ils ont une théologie et une politique ; toujours une conception nouvelle des choses divines et humaines produit une façon nouvelle d’entendre la beauté : l’homme parle dans ses décorations, dans ses chapiteaux, dans ses coupoles, parfois plus clairement et toujours plus sincèrement que dans ses actions et ses écrits.

Pour voir ce goût dans tout son éclat, il faut aller près de la place de Venise, au Gesù, monument central de la société, bâti par Vignole et Jacques della Porta dans le dernier quart du seizième siècle. La grande renaissance païenne s’y continue, mais s’y altère. Les voûtes à plein cintre, la coupole, les pilastres, les frontons, toutes les grandes parties de l’architecture sont, comme la renaissance elle-même, renouvelées de l’antique ; mais le reste est une décoration, et tourne au luxe et au colifichet. Avec la solidité de son assiette et les rondeurs de ses formes, avec la pompeuse majesté de ses pilastres chargés de chapiteaux d’or, avec ses dômes peints où tournoient de grandes figures drapées et demi-nues, avec ses peintures encadrées dans des bordures d’or ouvragé, avec ses anges en relief qui s’élancent du rebord des consoles, cette église ressemble à une magnifique salle de banquet, à quelque hôtel de ville royal qui se pare de toute son argenterie, de tous ses cristaux, de son linge damassé, de ses rideaux garnis de dentelle, pour recevoir un monarque et faire honneur à la cité. La cathédrale du moyen âge suggérait des rêveries grandioses et tristes, le sentiment de la misère humaine, la divination vague d’un royaume idéal où le cœur passionné trouvera la consolation et le ravissement. Le temple de la restauration catholique inspire des sentiments de soumission, d’admiration, ou du moins de déférence, pour cette personne si puissante, si anciennement établie, surtout si accréditée et si bien meublée qu’on appelle l’Église.

De toute cette décoration imposante et éblouissante, une idée jaillit pareille à une proclamation. « L’ancienne Rome avait réuni l’univers dans un empire unique ; je la renouvelle et je lui succède. Ce qu’elle avait fait pour les corps, je le ferai pour les esprits. Par mes missions, mes séminaires, ma hiérarchie, j’établirai universellement, éternellement et magnifiquement l’Église. Cette Église n’est pas, comme le veulent vos protestants, l’assemblée des âmes alarmées et indépendantes, chacune active et raisonneuse devant sa Bible et sa conscience, ni, comme le voulaient les premiers chrétiens, l’assemblée des âmes tendres et tristes mystiquement unies par la communauté de l’extase et l’attente du royaume de Dieu : elle est un corps de puissances ordonnées, une institution sainte, subsistante par elle-même et souveraine des esprits. Elle ne réside pas en eux, elle ne dépend pas d’eux, elle a sa source en soi. Elle est une sorte de Dieu intermédiaire substitué à l’autre et muni de tous ses droits. »

Une pareille ambition a sa grandeur et provoque des sentiments puissants. Sans doute elle n’a rien de commun avec la vie spirituelle intérieure, avec le dialogue continu de la conscience chrétienne occupée à s’examiner devant le Dieu juste : elle est tout humaine et ressemble au zèle qu’un moine avait pour son ordre, un sujet français du dix-septième siècle pour la monarchie ; mais par elle l’homme se sent compris dans un grand établissement durable qu’il préfère à lui-même, dans lequel il s’oublie, pour lequel il travaille et se dévoue. C’était la passion d’un Romain pour sa Rome ; en effet, la Rome nouvelle est à la Rome antique ce qu’une de ces églises à coupole est au Panthéon d’Agrippa, je veux dire une copie altérée, surchargée, la même au fond pourtant, sauf cette différence, que le gouvernement de la seconde Rome, étant spirituel, non temporel, va de l’âme au corps, non du corps à l’âme. Dans l’une comme dans l’autre, il s’agit de régler la vie humaine tout entière d’après un plan préconçu, au-dessous d’une autorité absolue hors de laquelle tout semble désordre et barbarie. Là où l’un employait la force, l’autre emploie habilité, les ménagements, la patience, les calculs de la diplomatie et de la politique ; mais le fond du cœur n’a pas changé, et, pour les habitudes de l’âme, rien n’est plus semblable à un sénateur romain qu’un prélat catholique.

C’est à ce point de vue qu’il faut se mettre pour comprendre les édifices ecclésiastiques de ce pays. Ils glorifient non le christianisme, mais l’Église. Ce nouveau catholicisme s’appuie sur des rapports nombreux et tous solides :

Sur l’habitude. — L’homme a l’intelligence moutonnière ; sur cent personnes, il n’y en a pas trois qui aient le loisir ou l’esprit de se faire par eux-mêmes une opinion en matière religieuse. La voie est toute faite : quatre-vingt-dix-sept la suivent ; des trois qui restent, il y en a deux et demi qui, ayant tâtonné infructueusement, rentrent fatigués dans le sentier frayé.

Sur le bel ordre régulier et l’extérieur imposant de l’institution. — Depuis le concile de Trente, la discipline ecclésiastique s’est resserrée ; sous le contre-coup de la réforme, on a pourvu à l’instruction et à la décence du clergé.

Sur la pompe et le prestige du culte et des édifices, sur les grandes œuvres opérées, missions, conversions ; sur l’antiquité de l’institution, et tout ce que M. de Chateaubriand a développé dans son beau style.

Sur l’imagination superstitieuse, plus ou moins grande selon les climats, très-forte dans les pays du Midi, terrible au moment de la mort. — Un homme à sang chaud, à conceptions colorées et passionnées, est pris par les yeux. J’en ai vu qui se croyaient raisonneurs et voltairiens : un enterrement, la vue d’une madone dans sa châsse étincelante, parmi les flamboiements des cierges et les nuages de parfums, les met hors d’eux, les jette par terre à genoux. Dans ces sortes de têtes, l’idée ne peut pas résister à l’image.

Sur l’utilité répressive. — Les gouvernements, les gens établis, propriétaires et conservateurs, y trouvent une police de surcroît, celle des choses morales.

Sur la portion de vertu qui s’y développe. — Certaines âmes y naissent nobles, ou, par délicatesse naturelle, retrouvent la poésie de la tradition mystique ; telle Eugénie de Guérin.

Ce ne sont là que les lignes générales ; il y a d’autres traits plus particuliers ajoutés par les jésuites et qui sont le propre de l’ordre : on fait vingt pas dans cette église, et tout de suite on les aperçoit. Entre ces mains ingénieuses et délicates la religion s’est faite mondaine ; elle veut plaire, elle pare son temple comme un salon, même elle le pare trop ; on dirait qu’elle fait montre de sa richesse : elle tâche d’amuser les yeux, de les éblouir, de piquer l’attention blasée, de paraître galante et pimpante. Les petites rotondes sur les deux côtés de la grande nef sont de charmants cabinets de marbre, frais et demi-obscurs comme des boudoirs ou des bains de belles dames. Les colonnes de marbre précieux dressent de toutes parts leurs fûts polis, où serpentent des teintes orangées, roses et verdâtres. Une tapisserie de marbres revêt les murs de ses bigarrures luisantes ; aux corniches, de jolis anges de marbre blanc s’élancent, déployant leurs jambes élégantes. Les dorures multipliées courent parmi les chapiteaux, scintillent autour des peintures, s’épanouissent en gloires au-dessus des autels, rampent le long des balustrades en filets lumineux, s’entassent dans les sanctuaires en bouquets ouvragés, en prodigues efflorescences, avec un air de fête qui fait penser à une galerie princière prête pour un bal. Dans ces fauves reflets de l’or, parmi ces incrustations de marbres colorés, à travers l’air encore chargé de vagues parfums d’encens, on voit se remuer de grands groupes de marbre blanc qui proclament le nouvel esprit, celui d’orthodoxie et d’obéissance : la Religion qui terrasse l’Hérésie, l’Église qui accable les faux Docteurs. Sur la gauche s’élève le trône du patron du lieu, le grand autel de saint Ignace, derrière une balustrade de bronze toute peuplée d’aimables petits anges dorés qui jouent, tout encadrée de boules d’agate, tellement ornée et enjolivée que rien ne l’égale, sauf l’échafaudage de figures, de flambeaux, de feuillages, de dorures qui montent au-dessus, entassés et emmêlés comme une garniture de cheminée royale ou comme un reposoir. Là, dans la main du Père éternel, est le célèbre globe, le plus grand morceau de lapis-lazuli que l’on connaisse ; là est la statue d’argent de saint Ignace, haute de neuf pieds. Un prêtre qui balaye le pourtour soulève les tapis pour me montrer les incrustations de marbre ; il passe sa main avec complaisance sur le luisant des agates ; il me parle avec regret des flambeaux d’or qui ont été enlevés pendant les guerres de la Révolution ; il est heureux de servir un si bel autel, et le préfère à celui du chœur, qu’il juge trop simple. Il m’engage à revenir demain, pour voir de mes yeux la statue d’argent, haute de neuf pieds ; aujourd’hui elle est dans ses enveloppes : « Toute d’argent, monsieur, et haute de neuf pieds ; il n’y a rien de pareil au monde ! » Le paysan, l’ouvrier du dix-septième siècle, se découvraient avec crainte dans la maison d’un personnage si riche. Le gentilhomme, l’élégant s’y trouvait dans son monde, parmi des meubles aussi pomponnés et aussi fastueux que les siens. En outre il y rencontrait des femmes parées et écoutait de la bonne musique.

Tout cela fait partie d’un système. Dès qu’on parcourt les pays du Midi, on s’en trouve pénétré. Je l’ai déjà vu en Belgique, dans le bon pays tranquille et docile regagné par le duc de Parme, dans l’église des jésuites d’Anvers, dans la décoration intérieure de prèsque toutes les vieilles cathédrales, dans cette célèbre chaire de Sainte-Gudule, véritable jardin, où l’on a mis des treillages, des feuillages, un paon, un aigle, toute sorte de bêtes, toute la ménagerie du paradis, Adam et Ève vêtus décemment, l’ange, qui veut être en colère, et qui a l’air riant. Toute chose jésuitique porte ainsi un air riant et de commande, réveille des idées de commodité et d’agrément : par exemple, au-dessus de la tête du prédicateur, un ciel de lit en nuages pareil à une alcôve ; plus haut encore, la Madone, une jeune demoiselle svelte et gracieuse, prête pour le bal, aux jolis bras minces. Le commentaire de ces décorations est l’Imago primi sæculi, superbe livre illustré qui est comme le manifeste du goût jésuitique. On y voit le jésuite en nourrice berçant le divin poupon, ou bien encore le jésuite pêcheur prenant des âmes au filet ; plus bas, des vers latins et des vers français en style de collège. Ce ne sont que gentillesses mignardes, jeux de mots précieux, agréments de bel esprit, doucereuses fadeurs, bref tous les bonbons de la confiserie dévote.

S’ils ont fabriqué des bonbons, c’est avec génie ; la preuve est qu’ils ont reconquis de cette façon la moitié de l’Europe, et s’ils y sont parvenus, c’est qu’ils ont trouvé une des idées capitales de leur temps. À ce moment, le catholicisme devait pour subsister faire une volte-face ; c’est par eux qu’il l’a faite. Après la glorieuse et universelle renaissance, au milieu de ces industries, de ces arts, de ces sciences nouvelles qui abritaient, embellissaient, élargissaient la vie humaine, la religion ascétique du moyen âge ne pouvait plus durer. On ne pouvait plus regarder le monde comme un cachot, ni l’homme comme un ver de terre, ni la nature comme un voile fragile et temporaire, misérablement interposé entre Dieu et l’âme, pour laisser entrevoir çà et là par ses déchirures le monde surnaturel, seul solide et subsistant. On avait pris confiance en la force et en la raison humaine ; on commençait à sentir la stabilité des lois naturelles ; on jouissait de la demi-protection établie par les monarchies régulières ; on goûtait avidement le bien-être que toutes les sources versaient à flots. La santé et la vigueur étaient revenues, et les muscles bien nourris, le cerveau équilibré, la chaude et rouge ondée de la vie abondamment épandue dans les veines, répugnaient à la fièvre mystique, aux douloureuses visions, aux angoisses et aux élancements extatiques que la maigreur du jeûne et le trouble des nerfs surexcités avaient produits. Il fallait que la religion s’accommodât à la nouvelle condition des hommes ; elle était forcée de se tempérer, de retirer ou d’alléger la malédiction qu’elle avait jetée sur la terre, d’autoriser ou de tolérer les instincts naturels, d’accepter ouvertement ou par un détour l’épanouissement de la vie temporelle, de ne plus condamner la recherche et le goût du bien-être. Elle se conforma au temps, et au nord comme au midi, chez les peuples germaniques comme chez les peuples latins, on vit insensiblement le christianisme se rapprocher du monde. Le protestant honora l’examen libre, le travail utile, le mariage grave, la vie de famille, l’acquisition honnête de la richesse, la jouissance modérée des contentements domestiques et des aisances corporelles. « Notre affaire, disait Addison, est d’arriver ici-bas à la vie commode et là-haut à la vie heureuse. » Le jésuite atténua la redoutable doctrine de la grâce, tourna les prescriptions rigides des conciles et des pères, inventa la direction indulgente, la morale relâchée, la casuistique accommodante, la dévotion facile, et par le plus adroit maniement des distinctions, des restrictions, des interprétations, des probabilités et de toutes les broussailles théologiques, parvint, de ses mains souples, à rendre à l’homme la liberté du plaisir. « Amusez-vous, soyez jeunes ; seulement venez de temps en temps me conter vos affaires. Croyez en outre que je vous rendrai bien des petits services, »

Mais pour relâcher un frein il fallait en serrer un autre. Contre les dérèglements des instincts à demi-déchaînés, le protestant avait trouvé une digue dans l’éveil de la conscience, dans l’appel à la raison, dans le développement de l’action ordonnée et laborieuse. Le jésuite en chercha une dans la direction méthodique et mécanique de l’imagination. C’est là son coup de génie ; il a découvert dans la nature humaine une couche inconnue et profonde qui sert de support à toutes les autres, et qui, une fois inclinée, communique son inclinaison au reste, en sorte que dorénavant tout roule sur la pente ainsi pratiquée. Notre fond intime n’est pas la raison ni le raisonnement, mais les images. Les figures sensibles des choses, une fois transportées dans notre cerveau, s’y ordonnent, s’y répètent, s’y enfoncent avec des affinités et des adhérences involontaires ; quand ensuite nous agissons, c’est dans le sens et par l’impulsion des forces ainsi produites, et notre volonté sort tout entière, comme une végétation visible, des semences invisibles que la fermentation intérieure a fait germer sans notre concours. Quiconque est maître de la cave obscure où l’opération s’accomplit est maître de l’homme ; il n’a qu’à semer les graines, à gouverner la pousse souterraine : la plante adulte sera ce qu’il lui plaira. Il faut lire leurs Exercitia spiritualia pour savoir comment, sans poésie, sans philosophie, sans aucun emploi des forces nobles de la religion, on peut s’emparer de l’homme. Ils ont une recette pour rendre les gens dévots et l’appliquent dans leurs retraites ; l’effet est certain.

« Le premier point, disent ces savants psychologues[1], est de construire le lieu en imagination, c’est-à-dire de se figurer qu’on voit les synagogues, les fermes, les villes que le Christ parcourait dans ses prédications… Il faut se représenter, par une sorte de vision de l’imagination, un endroit corporel, par exemple un temple ou une montagne sur laquelle nous trouvons Jésus-Christ ou la Vierge Marie et les autres choses qui ont rapport à la méditation… Le second point est d’entendre par l’ouïe intérieure ce que disent tous les personnages, par exemple les personnes divines conversant ensemble dans le ciel sur le rachat du genre humain, ou bien la Vierge et l’ange dans une petite chambre traitant ensemble du mystère de l’incarnation… Si notre méditation a pour fond une chose incorporelle, comme par exemple la considération des péchés, on pourra construire le lieu en telle sorte que par l’imagination nous voyions notre âme enchaînée comme dans une prison dans ce corps corruptible, et l’homme lui-même exilé dans cette vallée de larmes parmi les bêtes brutes. » De même, pour bien sentir la condition du chrétien, il est à propos de se figurer deux armées, le Christ avec les saints et les anges dans un vaste champ près de Jérusalem, et Lucifer, « chef des impies, dans un autre champ près de Babylone, assis sur un siège plein de feu et de fumée, horrible d’aspect et le visage terrible. Ensuite il faudra se mettre devant les yeux ce même Lucifer convoquant les démons innombrables et les envoyant pour nuire dans tout l’univers, sans qu’aucune cité, aucun lieu, aucune classe de personnes soit exempte de leurs attaques. » Tous les tours de la roue sont comptés. S’il s’agit de l’enfer, « le premier point est de contempler par l’imagination les vastes incendies des enfers et les âmes enfermées dans certains feux corporels, comme en des cachots. Le second est d’entendre par l’imagination les plaintes, les sanglots, les hurlements qui éclatent là contre le Christ et les saints. Le troisième est de respirer par l’imagination la fumée, le soufre et la puanteur d’une sorte de sentine ou de boue et de pourriture. La quatrième est de goûter aussi en imagination les choses les plus amères, comme les larmes, l’aigreur, le ver de la conscience. Le cinquième est de toucher ces feux dont le contact consume les âmes. » Chaque dent de l’engrenage mord à son tour : d’abord les images de la vue, puis celles de l’ouïe, puis celles de l’odorat, du goût, du toucher ; la répétition et la persistance du choc approfondissent l’empreinte. On travaillera ainsi cinq heures par jour. Dans les intervalles de repos, on ne se laissera pas distraire. On ne verra personne du dehors. On évitera de parler aux religieux de la maison. On se gardera de lire ou d’écrire quelque chose qui n’ait pas rapport à la méditation du jour. On y reviendra la nuit. Expérience faite, le traitement produit son effet en quatre semaines. À mon sens, c’est beaucoup ; je connais bon nombre de gens qui, à ce régime, au bout de quinze jours auraient des hallucinations ; il n’en faudrait pas dix à une tête chaude, à une femme, à un enfant, à une cervelle ébranlée et triste. Ainsi martelée et enfoncée, l’empreinte est indestructible. Vous pouvez laisser passer le torrent des passions et de la vie mondaine ; dans vingt ans, trente ans, aux approches de la mort, au temps des grandes angoisses, on verra reparaître la marque profonde sur laquelle il aura vainement coulé.



18 mars. Santa-Maria del Popolo, Santa-Maria
della Vittoria, les couvents, le Quirinal.


Nous sommes allés aujourd’hui à cinq ou six églises ; l’architecture est souvent emphatique, affectée, même extravagante, mais jamais plate.

D’abord à Santa-Maria del Popolo, qui est du quinzième siècle, modernisée par le Bernin, mais encore sérieuse. — De larges arcades se déploient en files, séparant la grande nef des petites, et l’effet de toutes ces fortes courbes est grave et grand. Quantité de tombeaux portent l’impression jusqu’à l’émotion tragique ; l’église en est peuplée, vingt cardinaux y ont leur monument. Leurs statues dorment sur la pierre ; d’autres effigies rêvent à demi couchées, ou prient ; souvent il n’y a qu’un buste, parfois une seule tête de mort au-dessus d’une inscription et d’un mémorial ; plusieurs sépulcres sont dans le pavé, et les pieds des fidèles ont usé le relief des figures. Partout la mort présente et palpable ; sous la dalle funéraire, on sent qu’il y a des ossements, les misérables débris d’un homme, et ces froides formes de marbre immobile qui reposent éternellement dans le coin d’une chapelle, levant leur doigt maigre, sont tout ce qui subsiste d’une chaude vie frémissante, qui s’est brûlée avec des flamboiements et des éclairs aux yeux du monde, pour ne laisser d’elle-même qu’un petit tas de cendres. Nos églises de France n’ont pas cette pompe mortuaire. Dans ce cimetière de marbre, parmi ces magnificences et ces menaces, devant ces chapelles aussi brillantes que l’agate et parées d’os en sautoir, devant ces statues de saints imposants et ces crânes de cuivre qui luisent incrustés dans la pierre, on est ébloui et on a peur. C’est avec des décorations riches et des dénouements meurtriers que nos théâtres populaires prennent le peuple.

Le procédé est bien plus visible encore chez les capucins de la place Barberini. Nous avons rencontré en arrivant un enterrement qui passait ; par derrière marchait une procession de moines blancs, des cierges à la main, et leurs yeux noirs luisaient, seuls vivants, à travers leurs cagoules. Une seconde file suivait, celle des capucins, quelques-uns à barbe grise, la tète toute blanche, roulant dans leurs mains les grains de leur chapelet et chantant je ne sais quelle psalmodie lugubre. Nous en voyons de pareils à l’Opéra, où ils font rire. Ici le sérieux de la mort vous prend à la gorge.

Nous sommes entrés dans leur couvent, qui est médiocre. La longue arcade intérieure est tapissée de mauvais portraits de moines avec des inscriptions en vers sur la mort, toutes édifiantes, c’est-à-dire terrifiantes. Ces pauvres gens, presque tous d’âge mûr, inutiles, sans parents, sans amis, ayant employé leur vie à s’éteindre, font peine à voir. Sur les murs sont des imprimés indiquant les prières et stations de la semaine sainte qui procurent l’indulgence plénière, puis les pratiques d’efficacité moindre par lesquelles on gagne dix années d’indulgence applicables à autrui et partant transmissibles. À quoi un moine ordinaire peut-il songer ici, sinon à s’approvisionner de pardons ? C’est un gros capital à gagner ; s’il a des amis, un neveu, un filleul, un vieux père mort, il leur fera cadeau de son surplus. Tout son souci doit être de bien employer son temps, de choisir les chapelles les plus fructueuses, de faire le plus de génuflexions et de récitations qu’il pourra. S’il est bon ménager et assidu, il rachètera cinq ou six âmes outre la sienne. Le grand saint Liguori, le théologien le plus accrédité du dernier siècle, avait ce principe : un chrétien zélé est à peu près certain d’éviter l’enfer ; mais comme nul n’est exempt de péché, il est à peu près certain de ne pas éviter le purgatoire : donc, s’il est sensé, il ajoutera tous les jours à son capital d’indulgences. Mettons qu’il gagne cent jours seulement aujourd’hui, — et il le peut par une seule prière, — il sortira du purgatoire trois mois et dix jours plus tôt.

Faute de débouchés et par pauvreté, les paysans doivent fournir des recrues, et, une fois moines, thésauriser en matière d’indulgences comme un campagnard en matière d’écus ; l’occupation est appropriée à leur condition, à leur éducation et à leur intelligence. En outre ils sortent, et pour cinq sous accompagnent les enterrements. Comme l’ordre a gardé quelque chose de son ancien esprit populaire, ils vont visiter les bonnes femmes, indiquent des remèdes, enseignent des oraisons, donnent des amulettes ; de plus, ils offrent une prise de tabac et enseignent la recette d’une certaine salade. — Environ quatre mille moines à Rome[2].

Nous avons parcouru l’église, et nous avons vu plusieurs tableaux du Guide, un charmant Saint Michel, les jambes nues, chaussé de bottines, aimable et brillant page militaire, avec une tête d’amoroso ; tout à côté, et par contraste, un Saint François du Dominiquin, bave et consumé. Dans un autre bâtiment est la cellule d’un moine célèbre ; on a mis un autel, et le pape y vient dire la messe. Toutes ces traces du moyen âge ascétique, cette dévotion d’enfant ou de barbare, cette façon d’exalter et de rabougrir l’homme me désolent. Le frère qui nous conduit est à peu près fou, c’est un idiot triste ; il pousse de grands soupirs, et répète toujours les mêmes mots, d’une voix détraquée, avec des yeux hagards. Intende poco, dit le frère qui le remplace.

Celui-ci nous mène dans la chapelle souterraine, horrible et étonnant amas de momies. Cinq ans suffisent à la terre du cimetière pour dessécher un corps ; il est alors tout préparé, et on l’étalé. Quatre chambres sont remplies de ces squelettes, et on les y a groupés en manière de décoration. Les fémurs, les omoplates, les humérus, les bassins font des bouquets, des guirlandes, une élégante tapisserie. Un goût curieux et raffiné a disposé tout cet ameublement ; parfois un crâne au bout d’une chaîne de vertèbres descend du plafond, formant une lampe suspendue ; deux bras, avec leurs articulations et les mains noueuses étendues, se correspondent en guise de pendants de cheminée. Les os creux de la hanche s’entassent les uns au-dessus des autres comme des files d’aiguières sur un buffet de parade. Sur tout le mur et toute la voûte, on voit courir les radius en dessins contournés, en jolies et capricieuses arabesques ; çà et là, dans un coin, un buisson de cages thoraciques hérisse ses étages blanchâtres de clavicules et de côtes. Le sol est une rangée de fosses, les unes pleines, les autres qui attendent. Les morts récents sont dans leur froc ; le moine nous en montre un, son ami, mort en 1858 : il était fort grand, mais le cimetière l’a atténué, réduit à l’extrême, et sa peau jaune colle sur ses bras raidis, sur son visage, dont la chair semble avoir fondu. Le moine ajoute que deux frères sont fort malades, que l’un d’eux probablement mourra cette nuit, et il nous montre la fosse déjà faite. Ce pauvre homme, avec sa barbe grise et ses vieux yeux noyés, a l’air tout guilleret en donnant cette explication ; il rit ; impossible de rendre l’effet de cette gaieté en pareil lien et en pareil sujet. Songez que chaque moine vient prier tous les jours dans cette chapelle, et sentez par quelles prises corporelles la machine ainsi maniée doit enserrer et ployer l’homme !

Nous avions besoin de changer d’air, et nous sommes allés tout près de là, à Santa-Maria degli Angeli. C’était la bibliothèque des Thermes de Dioclétien ; les Romains y venaient, après le bain, pour causer, passer les heures chaudes de la journée. Michel-Ange en a fait une église, et sous Benoît XIV Vanvitelli a remanié tout l’édifice. Pour une salle de lecture ou de promenade, on ne peut imaginer rien de mieux entendu, de mieux aéré et de plus grave ; on était bien là pour penser, et les magnifiques et gigantesques colonnes qui subsistent encore sont dignes de porter la noble courbe, l’ample rondeur de l’énorme voûte. Toujours la même impression revient à Rome, celle d’un christianisme mal plaqué sur le vieux paganisme.

Un honnête chartreux tout gris, Alsacien et bonhomme, nous a conduits jusqu’à la fresque du Dominiquin qui est dans le chœur. Cette vaste peinture, qui représente le martyre de saint Sébastien, est d’une extrême beauté, mais vise à l’effet. L’intention visible est de rassembler une quantité d’attitudes ; on y voit un homme à cheval, plusieurs bourreaux penchés en arrière ou en avant, un autre à genoux qui choisit des flèches, une femme toute portée sur une jambe, comme si elle allait courir, une autre à genoux presque sous les pieds du cheval ; tous ces personnages vont se heurter. Au-dessus, les anges, qui apportent une couronne, planent et semblent nager, comme s’ils avaient plaisir à déployer leurs membres. Les chairs sont vivantes, il y a des portions de corps qui rappellent la manière des Vénitiens, en outre plusieurs femmes de la physionomie la plus expressive, partout une sorte de joie et d’éclat répandus dans l’agitation, l’entassement des corps renversés, des draperies qui ondoient, des belles chairs lumineuses. L’effet total est celui d’un grand et riche air de bravoure soigné et réussi. Cette peinture si mondaine est l’accompagnement de la restauration jésuitique.

Le cloître des Chartreux, qui est derrière, a été dessiné par Michel-Ange. Je crois qu’il y a peu de choses au monde aussi grandes et aussi simples ; la simplicité surtout, si rare dans les édifices de Rome, produit une impression unique et qu’on n’oublie pas. Une cour énorme, carrée, solitaire, se découvre tout d’un coup, encadrée de colonnes blanches qui portent de petites arcades. Au-dessus luit gaiement le rouge pâle des tuiles. Rien de plus ; de chaque côté, pendant cent trente pas, on voit s’arrondir et s’abaisser la courbe élégante des arcs au-dessus des fûts légers, qui ne se lassent pas de répéter leur svelte colonnade. Au centre jaillit et ondoie une fontaine entre quatre cyprès de douze pieds de tour ; ils bruissent éternellement d’un murmure sonore et charmant, qui fait venir aux lèvres le vers de Théocrite :


Les cyprès qui babillent se content ton hyménée.


Leur bruissement est un vrai chant, et au-dessous d’eux, aussi doucement qu’eux, l’eau chante dans sa vasque de pierre. On ne se lasse pas de regarder ces énormes troncs grisâtres, dont la sève surabondante a de siècle en siècle crevassé l’écorce, qui tout de suite montent en un faisceau de branches, mais qui, redressant et serrant leurs rameaux, les gardent tous collés contre leurs corps. La pyramide noirâtre, d’une forte et saine couleur, remue incessamment et monte haut dans la lumière, en découpant le clair azur du ciel. La cour, plantée de laitues, d’artichauts, de fraisiers, rit dans ses verdures nouvelles, et de loin en loin, sous les arcades, on voit passer des chartreux, silencieusement, dans leurs robes blanches.

Notre brave moine, pour compléter notre plaisir, a voulu absolument nous montrer le trésor du couvent, j’entends la chapelle aux reliques. C’est une sorte de crypte où l’on allume de petites torches de cire, dont on porte le bout enflammé jusque sur les vitrines. Au premier coup d’œil, on se croit dans un muséum : toutes les pièces sont étiquetées, et il y en a de toutes les parties du corps. Quelques squelettes sont complets, et l’on voit des cartilages, des portions de peau sous les bandelettes. Dans une vitrine, au-dessous de l’autel, est une momie, saint Liber ; en face est un enfant trouvé avec son père et sa mère dans les catacombes. Rien ne se perd à Rome ; voilà, toute vivante encore, la dévotion du plus noir moyen âge, celle qui régnait au onzième siècle, lorsque le roi Knut, venant en Italie, achetait pour cent talents d’or un bras de saint Augustin. Elle avait commencé avec l’invasion des barbares, elle a duré jusqu’à Luther. À partir de ce moment, avec Pie V, Paul IV, Sixte-Quint, une autre religion épurée et savante s’est établie, celle qui, par les séminaires, la discipline, la restauration des canons, a formé le prêtre tel que nous le connaissons, tel que le catholicisme noble et lettré de la France au dix-septième siècle nous l’a montré, c’est-à-dire régulier dans sa conduite, d’extérieur correct et décent, surveillé, se surveillant lui-même, sorte de préfet ou de sous-préfet moral, fonctionnaire dans une grande administration intellectuelle qui aide les gouvernements laïques et maintient l’ordre dans les esprits. La différence est énorme entre les papes guerriers, épicuriens, païens du commencement du seizième siècle, et les papes dévots, pieux, ecclésiastiques de la fin du même siècle, entre Léon X, bon vivant, grand chasseur, amateur de farces crues, entouré de bouffons, passionné pour les fables antiques, et Sixte-Quint, ancien moine franciscain, qui démolit le Septizonium de Septime-Sévère, qui transporte l’obélisque devant Saint-Pierre pour le faire chrétien[3] et veut purger Rome de toutes les traces de l’ancien paganisme.

Nous sommes revenus par Santa-Maria della Vittoria pour voir la sainte Thérèse du Bernin. Elle est adorable : couchée, évanouie d’amour, les mains, les pieds nus pendants, les yeux demi-clos, elle s’est laissée tomber de bonheur et d’extase. Son visage est maigri, mais combien noble ! C’est la vraie grande dame qui a séché « dans les feux, dans les larmes, » en attendant celui qu’elle aime. Jusqu’aux draperies tortillées, jusqu’à l’alanguissement des mains défaillantes, jusqu’au soupir qui meurt sur ses lèvres entr’ouvertes, il n’y a rien en elle ni autour d’elle qui n’exprime l’angoisse voluptueuse et le divin élancement de son transport. On ne peut pas rendre avec des mots une attitude si enivrée et si touchante. Renversée sur le dos, elle pâme, tout son être se dissout ; le moment poignant arrive, elle gémit ; c’est son dernier gémissement, la sensation est trop forte. L’ange cependant, un jeune page de quatorze ans, en légère tunique, la poitrine découverte jusqu’au-dessous du sein, arrive gracieux, aimable ; c’est le plus joli page de grand seigneur qui vient faire le bonheur d’une vassale trop tendre. Un sourire demi-complaisant, demi-malin, creuse des fossettes dans ses fraîches joues luisantes ; sa flèche d’or à la main indique le tressaillement délicieux et terrible dont il va secouer tous les nerfs de ce corps charmant, ardent, qui s’étale devant sa main. On n’a jamais fait de roman si séduisant et si tendre. Ce Bernin, qui me semblait si ridicule à Saint-Pierre, a trouvé ici la sculpture moderne, toute fondée sur l’expression, et pour achever, il a disposé le jour de manière à verser sur ce délicat visage pâle une illumination qui semble celle de la flamme intérieure, en sorte qu’à travers le marbre transfiguré qui palpite, on voit luire comme une lampe l’âme inondée de félicité et de ravissement.

Le commentaire d’un pareil groupe est dans les traités mystiques contemporains, dans ce célèbre Guide de Molinos, réimprimé vingt fois en douze ans, et qui de palais en palais, dans cette Rome inoccupée, conduisait les âmes par les sentiers embrouillés d’une spiritualité nouvelle jusqu’à l’amour sans amant, et de là plus loin[4]. Tandis que l’Espagne exaltée se consumait dans son catholicisme comme un cierge dans sa flamme, et par ses peintres, par ses poètes, prolongeait l’enthousiasme fiévreux dont saint Ignace et sainte Thérèse avaient brûlé, la sensuelle Italie, ôtant les épines de la dévotion, la respirait comme une rose épanouie, et dans les belles saintes de son Guide, dans les séduisantes Madeleines de son Guerchin, dans les gracieuses rondeurs et les chairs riantes de ses derniers maîtres, accommodait la religion aux douceurs voluptueuses de ses mœurs et de ses sonnets. « Il y a six degrés dans la contemplation, disait Molinos : ce sont le feu, l’onction, l’élévation, l’illumination, le goût et le repos… L’onction est une liqueur suave et spirituelle, qui, se répandant dans toute l’âme, l’instruit et la fortifie… Le goût est un goût savoureux de la divine présence… Le repos est une suave et merveilleuse tranquillité, où l’abondance de la félicité et de la paix est si grande qu’il semble à l’âme qu’elle est dans un sommeil suave, comme si elle s’abandonnait et se reposait sur la divine poitrine amoureuse… Il y a beaucoup d’autres degrés de la contemplation, comme l’extase, les transports, la liquéfaction, la pâmoison, le triomphe, le baiser, les embrassements, l’exaltation, l’union, la transformation, les fiançailles, le mariage[5]. » Il professait tout cela et arrivait à la pratique. Dans ce monde affaissé et gâté, où l’esprit, vide de grands intérêts, n’était rempli que d’intrigues et de parades, la partie passionnée et imaginative de l’âme ne trouvait d’autre débouché que la conversation sentimentale et galante. De l’amour terrestre, quand venait le remords, on passait à l’amour céleste, et au bout d’un temps, sous une pareille doctrine, on éprouvait que de l’amant au directeur rien n’était changé.

J’ai lu dernièrement l’Adone de Marini, et c’est dans ce poëme, le plus populaire du siècle, qu’on peut voir plus clairement qu’ailleurs la grande transformation des sentiments, des mœurs et des arts. Elle apparaît déjà dans l’Armide et dans l’Aminte du Tasse. Quel contraste, si l’on regarde la tragique Léda de Michel-Ange ! Comme tout s’est tourné vers la grâce et vers la mollesse ! comme on est descendu vite jusqu’à la fadeur et à la mignardise ! comme on voit arriver les mœurs des sigisbés ! Ce poëme de vingt chants semble fait pour être soupiré par un bel adolescent aux pieds d’une dame oisive, sous les colonnades d’une villa de marbre, aux tièdes soirées d’été, parmi les bruissements des jets d’eau qui murmurent, sous les parfums des fleurs alanguies par la chaleur du jour. Ils parlent d’amour, et pendant dix mille vers ils ne parlent pas d’autre chose. Le magnifique étalage des fêtes galantes et des jardins allégoriques, l’engageant et inépuisable roman des aventures amoureuses s’emmêle dans leur esprit comme les senteurs trop fortes des roses innombrables amoncelées autour d’eux en bouquets et en buissons. Dans cette volupté universelle, leur cœur se noie. Que peuvent-ils faire de mieux, et que leur reste-t-il encore à faire ? L’énergie virile s’est dissoute ; sous la minutieuse tyrannie qui interdit tout essor à la pensée et à l’action, l’homme s’est efféminé ; il ne sait plus vouloir, et ne songe plus qu’à jouir. Aux genoux d’une femme, il oublie le reste ; une robe ondoyante qui traîne suffit à ses rêves. En revanche, son âme affaissée a perdu tout accent noble et mâle ; parce qu’il ne veut plus qu’aimer, il ne sait plus aimer : il est à la fois doucereux et grossier, il n’est plus capable que de descriptions licencieuses ou d’adorations fades ; il n’est plus qu’un galant de cabinet et un domestique de boudoir. Avec son sentiment, sa parole s’est gâtée. Il délaye son idée et la charge d’affectation, il abonde en exagérations et en concetti, il s’est fait un jargon avec lequel il bavarde. Pour comble, il est hypocrite ; il met en tête de ses chants les plus risqués une explication savante, afin de prouver que ses indécences sont morales et pour désarmer la censure ecclésiastique, dont il a peur. Amour profane, amour sacré, tout tombe au même niveau avec le dix-septième siècle, et, dans le Bernin comme dans Marini, la grâce maniérée et abandonnée laisse apercevoir l’abaissement de l’homme exclu de la vie virile et réduit au culte des sens.

Nous avons achevé la journée aux jardins du Quirinal, qui ont été bâtis par un pape du temps, Urbain VIII. Ils sont sur une colline, et s’étagent depuis le sommet jusqu’au bas de la pente ; il nous semblait nous promener dans un paysage de Pérelle : hautes charmilles, cyprès taillés en forme de vases, plates-bandes bordées de buis qui font des dessins, colonnades et statues. Le jardin a la régularité froide et la correction grave du siècle, celle qui, avec l’établissement des monarchies bien assises et de l’administration décente, se répandit sur tous les arts de l’Europe. L’Église à cette époque est, comme la royauté, un pouvoir incontesté, qui représente aux yeux de ses sujets avec dignité, sérieux et convenance.

Mais ces jardins ainsi entendus conviennent mieux en Italie que chez nous. Les charmilles sont en lauriers et en buis, qui durent l’hiver, et qui l’été préservent du soleil ; les chênes-verts, qui ne perdent jamais leur verdure, font en tout temps un ombrage épais ; les murailles d’arbustes vivaces arrêtent le vent. Les eaux qui jaillissent de tous côtés occupent les yeux par leur mouvement et conservent la fraîcheur des allées. Des balustrades on aperçoit toute la ville, Saint-Pierre et le Janicule, dont la ligne sinueuse ondule dans la pourpre du soir. Pour un pape et des dignitaires ecclésiastiques qui sont âgés, graves, et se promènent en robe, ces allées régulières, cette décoration monumentale, sont justement ce qui convient. Au printemps, il est doux de passer ici une heure, sous les rayons tièdes du soleil, devant la grande arcade de cristal que le ciel clair étend au-dessus des allées. On descend ensuite par de grands escaliers, ou sur des pentes adoucies, jusqu’au bassin central où cinquante jets d’eau partis des bords viennent rassembler leurs eaux bleuâtres. Tout à côté une rotonde pleine de mosaïques offre sous sa voûte l’ombre et la fraîcheur. Ces bruits, cette agitation de l’eau, ces statuettes, ce grand horizon en face de cette salle d’été, servent de distractions et reposent l’esprit fatigué par les affaires. Un jour on y ajoute un groupe, un autre jour on abat ou on plante un massif ; le plaisir de bâtir est le seul qui reste à un prince, surtout à un prince âgé, ennuyé par les cérémonies.



20 mars, Sainte-Marie-Majeure, Saint-Jean-de-Latran.


Mes amis me disent qu’il faut s’abandonner davantage, goûter les choses en elles-mêmes, ne plus songer à leur origine, laisser là l’histoire. Fort bien aujourd’hui, ils ont raison, mais c’est qu’il fait beau.

Ces jours-là on va au hasard devant soi dans les rues, et on regarde là-haut l’admirable azur. Pas un nuage au ciel. Le soleil y luit en triomphe, et le dôme bleu, immaculé, tout rayonnant d’illuminations matinales, semble rendre à la vieille ville ses journées de fête et de faste. Les murs et les toits tranchent avec une force extraordinaire dans l’air limpide. À perte de vue, on suit l’arcade du ciel serrée entre les deux files de maisons. On avance sans y penser, et on trouve à chaque tournant des décorations d’opéra toutes fraîches : — un énorme palais massif étayé sur ses bossages, — une rue en pente qui s’abaisse et se redresse jusqu’à un obélisque lointain, et qui, frappée en travers par le soleil, enveloppe ses personnages, comme ferait un tableau, dans une alternative d’ombre et de lumière ; — un ancien palais démantelé, dont on a fait un magasin, où des dragons rouges dorment contre un mur grisâtre, où fleurissent des amandiers blancs à côté d’un pin-parasol debout sur un tertre vert ; — une place où ruisselle une large fontaine, des églises à gauche, pompeuses et parées comme d’opulentes mariées, souriantes dans la splendeur de l’azur, en face une promenade jetée en travers, et dont les arbres commencent à verdir ; — à la fin une interminable rue solitaire, entre les murs de quelque couvent, de quelque villa invisible ; sur les crêtes, des fleurs pendantes, çà et là des armoiries lézardées par l’invasion des giroflées et des mousses, toute la rue tranchée en deux par l’ombre noire et la lumière éblouissante ; au loin, dans l’air transparent, une porte monumentale : c’est Porta-Pia ; de là on voit la campagne grise, et à l’horizon la neige sur les arêtes des montagnes.

En revenant, nous avons suivi cette rue, qui monte et descend, bordée de palais et de vieilles haies d’épines, jusqu’à Sainte-Marie-Majeure. Sur une large éminence, la basilique, surmontée de ses dômes, s’élève noblement, à la fois simple et complète, et lorsqu’on est entré, le plaisir devient plus vif encore. Elle est du cinquième siècle, et lorsqu’on l’a refaite plus tard, on a gardé le plan général, toute l’idée antique. Une ample nef à voûte horizontale s’ouvre soutenue par deux rangées de blanches colonnes ioniennes. On est tout réjoui de ce grand effet obtenu par des moyens si simples ; on se croirait presque dans un temple grec : ces colonnes ont été dérobées, dit-on, à un temple de Junon. Chacune d’elles, nue et polie, sans autre ornement que les délicates courbures de son petit chapiteau, est d’une beauté saine et charmante. On sent là tout le bon sens et tout l’agrément de la vraie construction naturelle, la file de troncs d’arbres qui portent des poutres posées à plat et qui font promenoir. Tout ce qu’on a bâti depuis est barbare, et d’abord les deux chapelles de Sixte-Quint et de Paul V, avec leurs peintures du Guide, du Josepin, de Cigoli, avec leurs sculptures du Bernin et leur architecture de Fontana et de Flaminio. Voilà des noms célèbres, et l’on a prodigué l’argent ; mais tandis qu’avec de petits moyens l’antique fait un grand effet, le moderne fait un petit effet avec de grands moyens. Quand on s’est rempli et ébloui les yeux par les pompeuses rondeurs de ces voûtes et de ces dômes, par les splendeurs de ces marbres multicolores, de ces frises et de ces piédestaux d’agate, de ces colonnes en jaspe oriental, de ces anges pendus par le pied, de ces reliefs de bronze et d’or, on se dépêche de sortir comme d’une boutique et d’une bonbonnière. Il semble que cette grande boîte resplendissante, dorée, ouvragée du parvis à la lanterne, ait accroché et déchiré par toutes les pointes de ses colifichets la toile délicate de l’imagination songeuse, et le svelte profil de la moindre colonne vous remue plus que cet étalage de tapissiers et d’enrichis. — Pareillement la façade, chargée de balustres, de frontons courbes et aigus, de statues juchées sur les pierres, est une devanture d’hôtel de ville. Seul, le campanile du quatorzième siècle est agréable à voir ; en ce temps-là, c’était une des tours de la ville, le signe distinctif qui la marquait dans les vieux plans si noirs et si âpres, et la gravait à jamais dans la pensée toute corporelle encore du compagnon voyageur et du moine. — Il y a des traces de tous les âges dans ces vieilles basiliques, on y voit les divers états du christianisme, d’abord engagé dans les formes païennes, puis traversant le moyen âge et la Renaissance, pour s’affubler enfin et s’attifer des parades modernes. L’âge byzantin lui-même y a laissé sa marque dans les mosaïques de la grande nef et de l’abside, dans ses christs et dans ses vierges vides de sang et de vie, spectres aux grands yeux fixes, immobiles sur les fonds d’or et les parois rouges, fantômes d’un art épuisé et d’un monde évanoui.

Voici tout près de là Saint-Jean-de-Latran, encore plus gâté ; le plafond est demeuré horizontal, mais les colonnes antiques ont disparu pour faire place à des pilastres plaqués et à des arcades. Le Bernin y a mis douze statues colossales des apôtres, grands gaillards de marbre blanc, chacun dans une niche de marbre vert, et qui se démènent avec des poses de matamores et de modèles. L’agitation de leurs draperies, leur geste voulu, semblent dire au public : « Regardez comme nous sommes remarquables ! » C’est ici le malheureux goût du dix-septième siècle, ni païen, ni chrétien, ou plutôt l’un et l’autre, et chacun des deux gâtant l’autre. Joignez-y les dorures du plafond, les festons et les rosaces du parvis, les agréables chapelles ; l’une, celle des Torlonia, toute neuve, est un charmant boudoir de marbre pour prendre le frais ; elle est blanche, brodée d’or sons une jolie coupole bosselée de caissons, parée d’élégantes statues bien propres, bien sentimentales, bien fades, bien semblables à des poupées de modes. Tout à côté s’ouvre la chapelle de Clément XII, plus ample et plus somptueuse ; là du moins les figures de femmes ont de l’esprit, de la réflexion, de la finesse ; ce sont des dames du dix-huitième siècle sachant leur monde, capables de garder leur rang, et non des bourgeoises de keepsake, qui veulent avoir de l’âme. Mais les deux chapelles sont des salons, l’une pour les falbalas, l’autre pour les crinolines. En manière de contraste et de complément, on nous montre le grand autel, où sont les têtes de saint Pierre et de saint Paul. « Sur cet autel même, nous dit un jeune prêtre, saint Pierre disait la messe. » Tout à l’heure, en passant, je suis entré à Santa-Pudentiana, et j’ai vu la margelle d’un puits où la sainte recueillit le sang de plus de trois mille martyrs.

À côté de Saint-Jean-de-Latran est une chapelle avec trois escaliers. L’un d’eux vient du palais de Pilate ; on l’a recouvert de bois, et les dévots le montent sur leurs genoux : je viens de les voir, trébuchant, cahotés et grimpant ; ils mettent une demi-heure à se bisser ainsi jusqu’au haut, s’accrochant des mains aux marches et aux murailles pour mieux s’imprégner de la sainteté du lieu, li faut voir leur sérieux, leurs grands yeux fixes. Un paysan surtout, en veste et en pantalon bleus déchirés, avec de gros souliers à clous, aussi inculte et lourd que ses bestiaux, cognait de ses genoux le buis retentissant, et, quand le marbre devenait visible, baisait et rebaisait la place. Au sommet est une image sous une grille entre des cierges, et l’on baise incessamment la grille. Une pancarte affichée porte une prière de vingt mots à peu près : quiconque récitera la prière gagnera une indulgence de cent jours. La pancarte invite les fidèles à apprendre la prière par cœur, afin de la réciter le plus souvent possible et d’augmenter ainsi leur provision d’indulgences. On se croirait en pays bouddhique : des dorures pour les gens du monde, des reliques pour les gens du peuple ; c’est bien ainsi que depuis deux cents ans on entend le culte en Italie.

Toutes ces idées s’effacent lorsque de l’entrée on contemple la majestueuse ampleur de la grande nef, toute blanche sous l’or de sa voûte. Le soleil, qui baisse, traverse les fenêtres et s’abat sur le parvis en grandes chutes de lumière. L’abside, sillonnée de vieilles mosaïques, courbe ses rondeurs d’or et de pourpre entre les blancheurs éblouissantes des rayons lancés comme des poignées de dards. On avance, et tout à coup, du péristyle, l’on voit se déployer l’admirable place. Il n’y a rien d’égal à Rome, et l’on ne peut imaginer un spectacle plus simple, plus grave et plus beau : d’abord la place en pente, énorme, déserte ; au delà, une esplanade où l’herbe pousse, puis une longue allée verte où s’allongent des files d’arbres sans feuilles ; tout à l’extrémité, sur le ciel, une grande basilique, Santa-Croce, avec son campanile brun et ses toits de tuile. On n’a pas l’idée d’un tel déploiement d’espace si bien peuplé, d’une solitude si calme et si noble. Les paysages qui l’encadrent sur les deux flancs l’ennoblissent encore. Sur la gauche se hérisse un entassement rougeâtre d’arcades ruinées, de massifs démantelés, la vieille ceinture disloquée de la muraille de Bélisaire. Sur la droite se développe la large campagne, au milieu un aqueduc éclairé, dans le lointain des montagnes rayées et bleuâtres, marbrées de grandes ombres, et çà et là tachetées de villages blancs. L’air lumineux enveloppe toutes ces grandes formes ; le bleu du ciel est d’une douceur et d’un éclat divins, les nuages y nagent pacifiquement comme des cygnes, et de toutes parts, entre les briques roussies, sous les créneaux disjoints, au milieu du réseau des cultures, on voit se lever en bouquets des chênes-verts, des cyprès, des pins, illumines par le soleil qui penche.

Je suis resté une heure sur l’escalier du triclinium, sorte d’abside isolée qui borde la place. L’herbe y pousse et descelle les marches ; les lézards sortent des trous et viennent se chauffer au soleil sur le marbre. Nul bruit ; de temps en temps une charrette, quelques ânes, traversent le pavé abandonné. S’il y a au monde un endroit propre à reposer les âmes fatiguées, à les assoupir insensiblement, à les caresser par l’attouchement de rêves mélancoliques et nobles, c’est celui-ci. Le printemps est venu : des lumières jeunes se posent avec un ton doux sur les assises de pierre, le soleil nouveau luit avec une grâce inexprimable, et sa bonté se répand dans l’air attiédi. Les bourgeons sortent de leur enveloppe, et ces grands édifices de pierre, relégués dans un coin oublié de Rome, semblent, comme des exilés, avoir acquis dans leur solitude une sérénité harmonieuse qui atténue leurs défauts et augmente leur dignité. Au premier coup d’œil, la façade est choquante ; ses arcades coupées au milieu comme les appartements trop hauts dont on fait deux étages, ses colonnes empilées, son balustre chargé de saints qui se remuent et s’étalent comme des acteurs pendant un finale, toute la décoration semble emphatique. Au bout d’une heure, les yeux sont habitués, on se laisse gagner aux impressions de bien-être et de beauté qui sortent de toutes choses ; on trouve l’église riche et solide, on pense aux processions pontificales qui, à des jours réglés, se déploient sous sa voûte, et on la compare à quelque arc de triomphe érigé pour recevoir dignement le César spirituel, successeur des Césars romains.
Les rues, San-Andrea della Valle, Santa-Maria in Transtevere.


Il y a trois cent quarante églises à Rome ; tu n’exiges pas que je les visite toutes.

Ce qu’il y a de mieux, je crois, c’est d’entrer à l’église qu’on rencontre quand l’envie vous en prend, — à Santa-Maria-sopra-Minerva, pour entendre un chant qui roule dans la solitude des nefs et voir une large ondée de lumière qui tombe des vitraux violets ; — à Santa-Trinita del Monte, pour regarder la Descente de Croix si délabrée de Daniel de Volterre, surtout pour jeter un coup d’œil au passage sur les cours de ce couvent de nonnes, pareil à une forteresse fermée, murée, muette, au-dessus du tumulte de la place d’Espagne. — On sort avec une quantité de demi-idées ou de commencements d’idées qui s’enchevêtrent et se développent, sourdement, d’elles-mêmes ; tout ce petit peuple intérieur travaille comme une couvée de vers à soie qui filent : la toile, incessamment agrandie, finit par se compléter sans qu’on le veuille et recevoir dans ses mailles les événements courants, les rencontres vulgaires, un détail qui d’abord passait inaperçu, et qui maintenant prend de l’intérêt. Dès lors tous ces objets s’accordent, s’attachent et font un ensemble ; il n’est rien qui ne trouve sa place, — par exemple aujourd’hui, sous cette bande d’azur et de riche lumière soyeuse tendue comme un dais au-dessus des rues, la vieille boue grise qui, de ses vénérables mouchetures, encrasse les devantures des maisons, — ces bornes écornées, ces barreaux rouilles où des générations d’araignées héritent des toiles paternelles, — ces corridors noirs dont le vent a seul agité la poussière, — ces marteaux de porte dépeints qui ont fini par user le boulon de fer sur lequel ils retombent, — ces fritures, qui bouillonnent dans une graisse noire au pied d’une colonne lépreuse, — ces âniers qui arrivent sur la place Barberini avec leurs bêtes chargées de bois, — surtout ces campagnards vêtus de laine bleue et chaussés de grosses jambières de cuir, qui devant le Panthéon s’entassent silencieusement, pareils à des animaux sauvages vaguement effarouchés par la nouveauté de la ville. Ils n’ont pas l’air niais comme nos paysans ; ils ressemblent plutôt à des loups et à des blaireaux pris au piège. Beaucoup de têtes parmi eux sont régulières et fortes ; elles tranchent tout de suite parmi celles des soldats français, plus mignonnes et plus gentilles. Un de ces paysans, avec ses longs cheveux noirs et son visage noble et pâle, a l’air du Suonatore de Raphaël ; ses sandales, attachées à ses pieds par des lanières de cuir, sont les mêmes que celles des statues antiques. Il a orné d’une plume de paon son mauvais chapeau gris bossue, et se campe avec un air d’empereur contre une borne qui est un dépôt d’ordures. Dans les femmes qui lorgnent et se montrent aux fenêtres, on démêle d’abord deux types. L’un est la tête énergique au menton carré, au visage fortement appuyé sur sa base, aux yeux noirs flamboyants, au regard fixe ; le nez est saillant, le front busqué, le col court et les épaules larges. L’autre est la tête de camée, mignarde, amoureuse ; le contour des yeux finement dessiné, les traits spirituels, nettement marqués, tournent à l’expression affectée et doucereuse.

Les bureaux de loterie sont pleins et on lit les numéros affichés aux vitres. Voilà la grande préoccupation de ces gens-là : ils calculent des ambes et des ternes, ils rêvent des numéros, ils tirent des indices de leur âge, du quantième du mois, ils raisonnent sur la forme des chiffres, ils ont des pressentiments, ils font des neuvaines aux saints et à la madone ; la cervelle imaginative travaille, s’encombre de rêves, déborde tout d’un coup du côté de la peur et de l’espérance ; les voilà à genoux, et cet accès de désir ou de crainte est leur religion.

Cette façon de sentir est ancienne. Nous venons d’entrer à San-Andrea della Valle pour voir les peintures de Lanfranc et surtout les quatre évangélistes du Dominiquin. Ils sont très-beaux, mais tous païens, et ne parlent qu’à l’imagination pittoresque ; saint André est un Hercule vieux. Autour des évangélistes s’étalent de superbes femmes allégoriques, l’une, poitrine et jambes nues, levant ses bras nus vers le ciel, l’autre, coiffée d’un casque, se penchant avec la plus hautaine arrogance. À côté de saint Marc, des enfants folâtres jouent sur l’énorme lion, et d’en bas, parmi les grandes draperies soulevées, on voit dans les raccourcis les cuisses nues des anges. Certainement le spectateur ne venait chercher ici que des gestes hardis, des corps puissants, capables de remuer les sympathies d’un athlète gesticulateur. Il n’était pas choqué, bien au contraire ; son saint lui était représenté aussi fort et aussi fier que possible : il se le figurait ainsi. Si vous aviez pour prince un personnage d’outre-mer que vous n’eussiez jamais vu, mais qui, par quelque moyen merveilleux, pût à volonté vous tuer ou vous faire riche, c’est avec de pareils traits que vous l’imagineriez.

Je n’ai pas grand’chose à te dire de Santa-Maria in Transtevere ni des autres églises ; les impressions déjà reçues s’y répètent. Une double rangée de colonnes empruntées à un temple antique, un plafond plat surchargé de bossages et de moulures d’or, une Assomption du Guide trop haut placée, effacée par cet entassement de dorures, une abside ronde où de vieilles figures raides se détachent sur un fond d’or, des statues de morts couchées gravement et dormant pour toujours sur leur tombe, voilà Sainte-Marie in Transtevere. Chaque église pourtant a son caractère propre ou quelque pièce frappante. — À San-Pietro in Montorio, c’est une Flagellation de Sébastien del Piombo ; les attitudes sculpturales, les vigoureux corps, les muscles tendus et tordus du patient et des bourreaux rappellent que Michel-Ange fut le conseiller du peintre et souvent son maître. — À San-Clemente, c’est une église enfouie, nouvellement déterrée, où parmi des colonnes de vert antique, sous la clarté d’une torche, on voit des peintures qui passent pour les plus vieilles de Rome, raides et piteuses figures byzantines, une vierge dont la poitrine tombe comme celle d’une bête à lait. — À San-Francesco à Ripa, c’est une décoration intérieure de dorures et de marbres la plus fastueuse et la plus exagérée qu’on puisse voir, construite au siècle dernier par les corporations de métiers, savetiers, fruitiers, meuniers, chaque morceau portant le nom de la corporation qui l’a fourni. Il y a ainsi, presque dans chaque rue, un curieux fragment d’histoire. Ce qui n’est pas moins frappant, c’est le contraste de l’église et de ses alentours. Au sortir de San-Francesco à Ripa, on se bouche le nez, tant l’odeur de la morue est forte ; le Tibre jaune roule entre des restes de piles, près de grands bâtiments blafards, devant des rues mornes et mortes. — En revenant de San-Pietro in Montorio, j’ai trouvé un quartier indescriptible, horribles rues et ruelles infectes, pentes raides bordées de bouges, corridors graisseux peuplés de cloportes humains, vieilles femmes jaunes ou plombées qui fixent sur le passant leurs yeux de sorcières, enfants qui s’accroupissent en pleine sécurité à la façon des chiens et les imitent sur le pavé sans vergogne, chenapans drapés dans leur guenille rousse qui fument inclinés contre le mur, cohue sale et fourmillante qui se presse aux boutiques de friture. Du haut en bas de la rue, les ruisseaux dégringolent dans les débris de la cuisine, rayant de leur fange noirâtre les pavés pointus. Au bas est le pont San-Sisto : le Tibre n’a point de quais, et les taudis suintants y trempent leurs escaliers effondrés, comme autant de torchons terreux lavés dans la bourbe. Dorures et taudis, mœurs et physionomies, gouvernement et croyances, présent et passé, tout cela se tient, et au bout d’un instant on sent toutes ces dépendances.




  1. Édition 1644, p. 62, 96, 120, 106, 80, 104.
  2. Stato delle Anime dell' aima ciltà di Rama, 1763 ; — en tout 6,494 ecclésiastiques.
  3. Voyez l’inscription dans laquelle il se glorifie de cette victoire sur les faux dieux.
  4. Voyez les articles 41 et 42 de son interrogatoire. « En ces cas et autres, qui sans cela seraient coupables, il n’y a pas de péché, parce qu’il n’y a pas consentement. »
  5. Guida Spirituale, 1675, liv. II, p. 183.