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Taine - Voyage en Italie, t. 1/9

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(Tome ip. 315-389).










LA SOCIÉTÉ










22 mars, la bourgeoisie.


Je t’ai décrit à peu près tout ce que je puis observer par moi-même, le dehors : quant au dedans, je veux dire les mœurs et les caractères, tu comprends bien qu’au bout d’un mois je ne puis dire grand’chose de mon crû ; mais j’ai des amis de diverses classes et d’opinions diverses, tous très-complaisants, plusieurs très-judicieux. Voici le résumé de cinquante ou soixante conversations et discussions menées à fond et sans réticences.

Très-peu d’artistes dans cette ville peuplée d’œuvres d’art. Il y a trente ans, on avait M. Camuccini et des imitateurs froids de David ; aujourd’hui on tourne à la fadeur gracieuse ; les sculpteurs donnent au marbre un poli parfait pour plaire aux enrichis d’outre-monts ; c’est là leur fort, et ils ne vont guère au delà. La plupart sont des ouvriers qui confectionnent des copies. Le gros public est tombé aussi bas ; les Romains ne sentent leurs chefs-d’œuvre que par l’admiration des étrangers. C’est que la vraie culture leur est interdite. Impossible de voyager sans un passe-port du pape, et ce passe-port est souvent refusé. Un artiste italien qu’on me nomme n’a pu obtenir d’aller à Paris. — « Allez-y, si vous voulez, mais vous ne rentrerez pas. » — On craint qu’ils n’en rapportent des maximes libérales.

Les médecins, au dire des étrangers, sont des donneurs de lavements, et les avocats des praticiens de chicane. Tous sont confinés dans leur spécialité. La police, qui laisse faire ce que l’on veut, ne souffre pas qu’on s’occupe d’aucune des sciences qui avoisinent la religion ou la politique. Un homme qui étudie et lit beaucoup, même chez lui et portes closes, tombe sous sa surveillance. On le tracasse, on l’assiège de visites domiciliaires pour saisir des livres défendus ; on l’accuse d’avoir des gravures obscènes. Il est soumis au precetto, c’est-à-dire à l’obligation de rentrer chez lui à l’Ave Maria et de n’en pas sortir après le soleil couché ; s’il y manque une fois, on l’enferme ; un diplomate étranger me nomme un de ses amis à qui la chose est arrivée. — On cite à Rome un astronome et un ou deux antiquaires ; mais en somme les savants y sont méprisés ou inquiétés. Si quelqu’un est érudit, il le cache ou demande excuse pour sa science, la représente comme une manie. L’ignorance est bien venue, elle rend docile.

Quant aux professeurs, les premiers, ceux de l’université, ont trois cents ou quatre cents écus par an et font cinq leçons par semaine : ceci montre la haute estime qu’on fait de la science. Pour vivre, les uns se font médecins, architectes, les autres employés, bibliothécaires ; plusieurs, qui sont prêtres, ont l’argent de leurs messes, et tous vivent plus que sobrement. J’ai compté dans l’almanach quarante-sept chaires ; il y a cinq cents élèves à l’université, environ dix élèves par chaire. Le pape vient d’autoriser un cours de géologie qui a quatre auditeurs ; il n’y a pas de cours d’histoire profane. En revanche, les cours de théologie sont fort nombreux. Ceci montre l’esprit de l’institution ; les sciences du moyen âge y fleurissent, les sciences modernes restent à la porte. Il n’y a que deux écoles publiques à Rome : le séminaire romain, qui est sous les ordres du cardinal-vicaire et forme des prêtres, et le collège romain, qui est aux mains des Jésuites ; on n’y étudie que le latin et le grec. Point d’italien, point de français, nulle langue vivante, point d’histoire, sauf l’histoire romaine jusqu’à Constantin. Les études sont si faibles que, lorsqu’un élève veut entrer dans leur congrégation, il doit, fût-il le premier de tous, recommencer ses études depuis les principes. Dans la faculté de médecine, point de clinique d’accouchement : pour tout enseignement, on y trouve des tableaux représentant les organes, et ces tableaux sont couverts d’un rideau ; un sot célèbre par son ignorance vient d’y être appelé par une intrigue de femmes. Le reste est à l’avenant. Les professeurs, me dit un médecin allemand, sont des barbiers de village, quelques-uns seulement ont passé une ou deux semaines à Paris, et pratiquent dans les hôpitaux des traitements qui sont arriérés d’un siècle. Dans l’hospice des maladies de peau, on fait aux teigneux des incisions à la tête ; la plaie cicatrisée, on les range en file, et on leur passe sur la tête un pinceau enduit d’une certaine mixture ; le même pinceau sert à tous, et il y a peut-être des années qu’il sert. On peut juger sur tout cela de la dignité et de l’importance des professions libérales.

Y a-t-il ici quelque ressort moral ? La plupart de mes amis répondent que non ; le gouvernement a gâté l’homme. Les gens sont extraordinairement intelligents, calculateurs, rusés, mais non moins égoïstes ; personne ou presque personne ne risquera pour l’Italie sa vie ou son argent. Ils crieront fort, laisseront les autres se mettre en avant, mais ne feront pas le plus petit sacrifice. Ils trouvent que se dévouer c’est être dupe ; ils sourient finement en voyant le Français qui s’enflamme, qui, au mot de patrie et de gloire, va se faire casser les os.

Ils ne se livrent pas, ils s’accommodent à vous, ils sont infiniment polis et patients, ils ne laissent pas échapper le plus léger sourire au milieu des barbarismes et des fautes de prononciation grotesques que commet toujours un étranger. Ils restent maîtres d’eux-mêmes, ne veulent point se compromettre, ne songent qu’à tirer leur épingle du jeu, à profiter, à duper autrui, à se duper les uns les autres. Ce que nous appelons délicatesse leur est inconnu ; tel antiquaire illustre reçoit fort bien des marchands une remise sur tous les objets qu’il leur fait vendre, et il y a nombre d’usuriers parmi les personnages les plus riches et les plus nobles.

Chacun ici a son protecteur ; impossible de subsister autrement : il en faut un pour obtenir la moindre chose, pour se faire rendre justice, pour toucher son revenu, pour garder son bien. La faveur règne. Ayez à votre service ou dans votre famille une jolie femme complaisante, vous sortirez du plus mauvais pas blanc comme neige. Un de mes amis compare ce pays à l’Orient, où il a voyagé, avec cette différence que ce n’est pas la force ici, mais l’adresse qui mène les choses ; l’homme habile et bien appuyé peut tout obtenir. La vie est une ligue et un combat, mais sous terre. Sous un gouvernement de prêtres, on a horreur de l’éclat ; point d’énergie brutale : on se mine et on se contre-mine avec des manœuvres savantes et des chausse-trapes creusées dix ans d’avance.

Comme l’initiative et l’action sont nuisibles et mal vues, la paresse est en honneur. Quantité de gens vivent à Rome on ne sait comment, sans revenu ni métier. D’autres gagnent dix écus par mois et en dépensent trente ; outre leur place visible, ils ont toute sorte de ressources et d’expédients. D’abord le gouvernement fait pour deux ou trois cent mille écus d’aumônes, et chaque prince ou noble se croit obligé à la charité par rang et tradition : tel donne six mille écus par an. Comptez encore qu’il y a des buona mancia partout ; certaines gens portent quinze placets par jour, et sur quinze un ou deux réussissent ; le pétitionnaire peut dîner le soir, et voilà un métier tout trouvé. Ce métier a ses suppôts ; à cet effet, on voit des écrivains publics en plein vent, le chapeau sur la tête, un parapluie à côté d’eux, leurs papiers maintenus par de petits pavés, écrivant des suppliques. Enfin, dans cette misère universelle, tout le monde s’assiste ; un mendiant n’est pas un homme déclassé, un galérien non plus ; ce sont d’honnêtes gens, aussi honnêtes que les autres, seulement il leur est arrivé malheur : sur cette réflexion, les plus pauvres donnent quelques baïoques. Ainsi s’entretient la fainéantise ; dans la montagne, du côté de Frascati, je trouvai à chaque pâturage un homme ou un enfant pour ouvrir la barrière ; aux portes des églises, un pauvre diable s’empresse de vous lever la portière de cuir. Ils attrapent ainsi cinq sous, six sous par jour, dont ils vivent.

Je connais un custode qui a six écus par mois ; outre cela, de loin en loin il raccommode un vieil habit moyennant trois on quatre baïoques ; la famille meurt de faim, et parfois emprunte deux pauls (vingt sous) à un voisin pour achever la semaine. Néanmoins le fils et la fille vont à la promenade le dimanche très-bien vêtus. Cette fille est sage parce qu’elle n’est pas encore mariée ; une fois le mari accroché, ce sera autre chose : on trouvera tout naturel qu’elle pourvoie à sa toilette et aide son mari. Quantité de ménages vivent ainsi de la beauté de la femme : le mari ferme les yeux et parfois les ouvre ; dans ce cas c’est pour mieux remplir ses poches. La honte ne le gêne pas ; il y a tant de pauvreté dans le mezzo ceto, et, quand les enfants viennent, l’homme est si à plaindre, qu’il souffre sans se gendarmer un protecteur riche. « Ma femme veut des robes, qu’elle se gagne des robes ! » D’ailleurs l’effet général du gouvernement est déprimant, l’homme est plié aux bassesses, il est habitué à trembler, à baiser la main de l’ecclésiastique, à s’humilier ; de génération en génération, la fierté, la force et la résistance viriles ont été extirpées comme de mauvaises herbes ; celui qui les porte en soi est foulé, il a fini par en perdre la semence. Un type de cet état d’esprit est le Cassandrino des anciennes marionnettes : c’est le laïque accablé, affaissé, en qui le ressort intérieur est cassé, qui a pris parti de rire de tout, même de lui ; qui, arrêté par des brigands, se laisse dépouiller en plaisantant et en leur disant : « Vous êtes des chasseurs ! » Amère bouffonnerie, arlequinade volontaire qui aide à oublier les maux de la vie. Ce caractère est fréquent ; le mari, résigné, avili, subit le bonheur de sa femme. Sa part faite, il se promène, va prendre au café sa tasse de trois sous, regarde le temps qu’il fait et se donne le plaisir d’étaler dans les rues le drap neuf de sa redingote. Un Romain, une Romaine mettent sur eux tout l’argent qu’ils gagnent ou qu’on leur donne. Ils se nourrissent peu et mal, mangent des pâtes, du fromage, des choux, du fenouil ; point de feu l’hiver ; leurs meubles sont misérables, tout est pour l’apparence. On voit dans les rues, au Pincio, quantité de femmes en superbes manteaux de velours, une foule de jolis jeunes gens irisés, en gants neufs : le dessus est pimpant, reluisant, frais ; mais n’allez pas jusqu’au linge.

À côté de la paresse fleurit l’ignorance, comme un chardon à côté d’une ortie. Un de nos amis a vécu quelque temps aux environs du lac Némi ; impossible l’après-midi d’avoir une lettre ; le médecin, le curé et l’apothicaire choisissaient cette heure-là pour leur promenade, et il n’y avait qu’eux dans le village qui sussent lire. Il en est à peu près de même à Rome. On me cite une famille de nobles qui vivent dans deux chambres et en louent cinq autres ; c’est là tout leur revenu. Des quatre filles, une seule est capable d’écrire une note ; on l’appelle la savante (la dotta). Le père et les fils vont au café, boivent un verre d’eau bien claire, lisent le journal ; voilà leur vie. Nul avenir pour un jeune homme ; il est tout heureux d’obtenir dans la daterie ou ailleurs une place de six écus par mois ; ni commerce, ni industrie, ni armée ; beaucoup se font moines, prêtres, vivent de leurs messes ; ils n’osent pas chercher fortune hors du pays ; la police ferme la porte au verrou sur ceux qui sortent.

Parlant les intérieurs sont des taudis. Les demoiselles en question restent en robes de chambre fripées, fagotées comme des souillons, jusqu’à quatre heures du soir. Je connais un intérieur où longtemps j’ai pris les femmes pour des ravaudeuses ; je les trouvais nettoyant des bottes : ce n’était que désordre, linge sale, écuelles cassées sur la table et sur le pavé ; toute la marmaille mangeait dans la cuisine. Un dimanche, je les vois en chapeau, ayant l’air de dames, et j’apprends que le frère est avocat ; ce frère paraît : il a la tenue d’un gentleman.

Je demande à quoi tous ces jeunes gens passent leur temps. — À rien ; la grande affaire en ce pays est d’agir le moins possible. On peut comparer un jeune Romain à un homme qui fait la sieste ; il est inerte, il hait l’effort, et serait très-fâché d’être dérangé, d’être forcé d’entreprendre quoi que ce soit. Quand il est sorti de son bureau, il s’habille du mieux qu’il peut, et va passer sous une certaine fenêtre ; cela dure des après-midi. De temps en temps, la femme ou la jeune fille lève un coin du rideau pour lui montrer qu’elle le sait là. Ils ne pensent pas à autre chose ; cela n’a rien d’étonnant, la sieste prédispose à l’amour. Ils se promènent incessamment sur le Corso, suivent les femmes, savent leur nom, leur petit nom, leur amant, tout le passé et tout le présent de leur intrigue ; ils vivent ainsi la tête remplie de commérages. Du reste, à ce métier, l’esprit s’aiguise et devient perspicace. Entre eux, ils sont polis, souriants, complimenteurs, mais dissimulés, toujours en garde, occupés à se supplanter et à se jouer de mauvais tours.

Dans la classe moyenne, il y a des soirées, mais singulières. Les amants s’observent d’un bout du salon à l’autre ; impossible de causer avec une jeune fille, son amant le lui a défendu. On prend des verres d’eau sans sucre : chacun s’occupe à suivre sa pensée ou à observer autrui. On sort par moments de cette réflexion silencieuse pour écouter un morceau de musique. Dans la très-petite bourgeoisie, on ne sert rien du tout, pas même un verre d’eau. Il y a un piano, le plus souvent quelqu’un chante. Point de feu l’hiver, les dames font cercle, gardant leurs manchons. Les plus favorisées reçoivent une chaufferette pour les mains. Cela paraît suffisant ; ici on n’est pas difficile.

On tient les jeunes filles enfermées ; par conséquent elles tâchent de sortir. Dernièrement, à ce que l’on raconte, une d’elles, qui s’échappait le soir pour aller à un rendez-vous, a pris froid, est morte ; ses amies ont fait une sorte de démonstration, et sont venues en troupe baiser le corps ; à leurs yeux, c’était une martyre, morte pour la cause de l’idéal. Leur vie consiste à se dire tout bas qu’elles ont un amant, entendez un jeune homme qui pense à elles, leur fait la cour, passe devant leur fenêtre, etc. Cela occupe leur imagination et leur tient lieu d’un roman écrit ; elles en font au lieu d’en lire. De cette façon elles ont eu souvent cinq ou six passions avant leur mariage. Pour ce qui est de la vertu, elles ont une tactique particulière : livrer les approches, garder la forteresse, et chasser habilement, continûment et résolument au mari.

Notez que cette galanterie n’est pas fort décente ; au contraire, elle est singulièrement naïve ou singulièrement crue. Ces mêmes jeunes gens qui tournent dix-huit mois autour d’une fenêtre et se nourrissent de rêveries, abordent avec des mots de Rabelais une femme qui marche seule dans la rue. Même avec la femme qu’ils aiment, ils ont des paroles à double entente, des gentillesses indécentes. Un de mes amis se trouve un jour dans une partie de campagne avec un jeune homme et une jeune femme qui paraissaient fort épris ; à chaque instant, ils oubliaient qu’ils étaient en public. Il dit à son voisin : « Voilà sans doute de nouveaux mariés, mais ils se croient dans leur chambre. » Le voisin ne répond pas, semble embarrassé ; c’est lui qui était le mari. — Notre ami prétend que la grande passion italienne tant vantée par Stendhal, l’adoration persévérante, le culte absolu, l’amour capable de se suffire et de durer toute la vie, devient aussi rare ici qu’en France. À tout le moins la délicatesse y manque ; quelques femmes s’éprennent, mais des dehors ; ce qu’elles admirent, c’est un beau garçon, bien portant et bien habillé, qui a du linge blanc et des chaînes d’or. Rien de doux ni de féminin dans leur caractère ; elles seraient de bonnes compagnes en des occasions dangereuses où il faudrait déployer de l’énergie ; mais dans les circonstances ordinaires elles sont tyranniques et, en fait de bonheur, très-positives. Les experts, en pareille matière, déclarent qu’on entre en servitude dès qu’on devient l’amant d’une Romaine ; elle exige de vous des soins infinis, accapare tout votre temps ; vous devez être toujours à votre poste, offrir le bras, apporter des bouquets, donner des colifichets, être attentif ou en extase ; faute de quoi elle conclut que vous avez une autre maîtresse, vous ramène à l’instant à votre devoir, demande sur place des preuves parlantes. Dans ce pays, le temps d’un homme, n’étant réclamé ni par la politique, ni par l’industrie, ni par la littérature, ni par la science, est une marchandise sans acheteurs ; selon la règle économique de l’offre et de la demande, sa valeur diminue d’autant, et même devient nulle ; à ce taux-là une femme peut l’employer en génuflexions et en phrases.

Ils se sont accommodés à cette vie, qui nous semble si réduite et presque morte. Faute de lectures et de voyages, ils ne font pas de comparaison ni de retour sur eux-mêmes ; les choses ont toujours été ainsi, elles seront toujours ainsi : une fois acceptée, cette nécessité ne paraît pas plus étrange que la malaria. D’ailleurs beaucoup de circonstances contribuent à la rendre supportable. On vit ici à très-bon marché : un ménage qui a deux enfants et une servante dépense 2 500 francs ; 3 000 francs sont autant que 6 000 à Paris. On peut sortir en casquette, en habit râpé ; personne ne contrôle autrui, chacun songe à prendre du plaisir ; les fredaines sont tolérées ; ayez votre billet de confession, fuyez les libéraux, faites preuve de docilité et d’insouciance, vous trouverez le gouvernement patient, accommodant, d’une indulgence paternelle. Enfin les gens d’ici ne sont pas exigeants en fait de bonheur ; une promenade le dimanche en bel habit à la villa Borghèse, un dîner dans une trattoria à la campagne, voilà une perspective qui défraye leurs rêves pour une semaine. Ils savent flâner, bavarder, se contenter du peu qu’ils ont, savourer une bonne salade fraîche, jouir d’un verre d’eau bien pure dégustée en face d’un bel effet de lumière. De plus il y a chez eux un fond de bonne humeur ; ils croient qu’il faut passer son temps agréablement, que l’indignation inutile est une sottise, que la tristesse est une maladie ; leur tempérament va vers la joie, comme une plante vers le soleil. À la bonne humeur joignez la bonhomie. Un prince parle familièrement à ses domestiques, rit avec eux ; un paysan des environs, pour qui vous êtes une sorte de seigneur, vous tutoie sans difficulté ; un jeune homme du monde décrit et détaille une jeune fille du monde comme si elle était sa maîtresse. Le sans-gêne est complet ; ils ne connaissent pas les petites contraintes de notre société, la réserve et la politesse.

Souhaitent-ils vivement devenir Italiens ? Oui et non. Mes amis prétendent qu’ils détesteraient les Piémontais au bout d’un mois. Ils sont habitués à la licence, à l’impunité, à la paresse, au régime de la faveur, et se sentiraient mal à l’aise s’ils en étaient privés. En somme, ici quiconque est bien appuyé, bien apparenté, peut faire ce qu’il veut, pourvu qu’il ne s’occupe pas de politique. Les nouveaux tribunaux établis dans les Romagnes, à Bologne par exemple, ont dissous et puni des sociétés de voleurs qui trouvaient des receleurs dans la meilleure compagnie. Un paysan qui a tué son ennemi, mais dont le cousin est domestique d’un cardinal, en est quitte pour deux ans de galères ; il est condamné pour vingt ans, mais on le gracie par degrés, et il revient dans son village, où il n’est pas moins considéré qu’auparavant. Ce sont des sauvages, ils ne se soumettraient pas aisément à la contrainte de la loi. — D’ailleurs le sentiment moral leur manque, et s’ils ne l’ont pas, la faute n’en est pas toute à leurs chefs. Considérez les mauvais gouvernements allemands du siècle dernier, tout aussi absolus et arbitraires que celui-ci : les mœurs y étaient honnêtes et les principes sévères ; le tempérament des sujets atténuait les vices de la constitution ; à Rome, il les aggrave. L’homme ici n’a pas naturellement l’idée de la justice ; il est trop fort, trop violent, trop imaginatif, pour accepter ou s’imposer un frein ; quand il se croit en guerre, il ne limite pas son droit de guerre. Il y a six jours, une bombe fit explosion chez le principal libraire papal ; le parti avancé veut ainsi faire preuve d’énergie en Europe, et croit effrayer ses ennemis ; ils admettent, comme Orsini, la souveraineté du but ; on sait comment ils ont assassiné Rossi. Les peuples d’au delà des monts ont là-dessus des sentiments qui manquent aux Romains.



23 mars. La noblesse.


Quant à l’aristocratie, on la dit bête. On passe en revue devant moi les principales familles : plusieurs ont voyagé, sont passablement instruits, ne sont pas méchants ; mais, par une particularité singulière qui tient sans doute au nombre trop petit des croisements, à la stagnation du sang toujours enfermé dans les mêmes veines, presque tous ont l’esprit foncièrement obtus et borné : on peut regarder leurs portraits dans la jolie comédie du comte Giraud, l’Ajo nel imbarrazzo ; le prince Lello, dans la Tolla de M. Edmond About, est pris sur le vif, et ses lettres ridicules sont authentiques. — Je réponds que je connais quatre ou cinq nobles ou grands seigneurs romains, tous parfaitement bien élevés et aimables, quelques-uns érudits ou cultivés, l’un entre autres prévenant comme un journaliste, savant comme un académicien, outre cela artiste et philosophe, si fin, si fécond en mots piquants et en idées de toute sorte qu’il défrayerait à lui seul la conversation du plus brillant et du plus libre salon parisien. — On me réplique qu’il ne faut pas juger sur des exceptions, et que dans une compagnie de sots, si sots qu’ils soient, il y a toujours des gens d’esprit. Trois ou quatre (sans plus), ouverts, actifs, tranchent sur la foule moutonnière. Ceux-ci sont libéraux, les autres papalins, enfermés dans leur éducation, dans leurs préjugés, dans leur inertie, comme une momie dans ses bandelettes. On trouve sur leur table de petits livres dévots ou des chansons grivoises ; à cela se réduisent leurs importations françaises. Leurs fils servent dans la garde noble, se font une raie au milieu de la tête, et poursuivent les femmes de leur sourire de coiffeur.

Très-peu de salons ; l’esprit de société manque, et on ne s’amuse guère. Chaque grand seigneur reste au logis, et le soir reçoit ses familiers, gens qui appartiennent à la maison comme les tentures et les meubles. On ne va pas dans le monde, comme à Paris, par ambition, pour se ménager des relations, pour acquérir des appuis ; de pareilles démarches seraient inutiles. C’est dans d’autres eaux, dans les eaux ecclésiastiques, qu’il faut pêcher. Les cardinaux sont le plus souvent fils de paysans ou de petits bourgeois, et chacun d’eux a son entourage intime qui le suit depuis vingt ans ; son médecin, son confesseur, son valet de chambre arrivent par lui et dispensent ses grâces. Un jeune homme ne parvient qu’en s’attachant ainsi à la fortune d’un prélat ou à celle de ses gens ; cette fortune est un gros vaisseau que le vent pousse et qui traîne après lui les petites barques. Notez que ce grand crédit des prélats ne leur donne pas de salons. Pour obtenir une faveur ou une place, il ne faut pas s’adresser à un cardinal, à un chef de service ; il répond très-obligeamment et s’en tient là. Poussez des ressorts plus secrets, adressez-vous au barbier, au premier domestique, à l’homme qui passe la chemise. Un matin, il parlera de vous et dira avec insistance : « Ah ! Éminence, un tel pense si bien, il parle de vous si respectueusement ! »

Une autre circonstance mortelle à l’esprit de société, c’est le manque de laisser-aller. Les gens se défient les uns des autres, veillent sur leurs paroles, ne s’épanchent pas. Un étranger, qui pendant vingt ans a tenu ici un salon important, nous disait que, s’il quittait Rome, il n’aurait pas dans six mois deux lettres à y écrire ; en ce pays-ci, on n’a point d’amis. Partant la seule occupation est l’amour ; les femmes passent la journée à leur balcon, ou, si elles sont riches, vont à la messe, de là au Corso, puis encore au Corso. La sensibilité, n’ayant pas comme ailleurs son débouché journalier, produit, quand elle trouve son emploi, des passions violentes, et parfois des explosions étranges, par exemple, le désespoir de la jeune marquise Vittoria Savorelli, morte d’amour parce que son fiancé, un Doria, l’avait abandonnée ; le mariage de telle grande dame avec un sous-officier français, qui sellait son cheval dans la cour du palais, et d’autres dénoûments romanesques ou tragiques.

Le grand malheur pour les hommes, c’est de n’avoir rien à faire ; ils se rongent ou s’endorment sur place. Faute d’occupation, ils rusent l’un contre l’autre, ils s’épient et se tracassent comme des moines oisifs et clos dans leur couvent. C’est surtout vers le soir que le poids du désœuvrement devient accablant ; on les voit dans leurs immenses salons, devant leurs files de tableaux, bâiller, tourner, attendre. Viennent deux ou trois habitués, toujours les mêmes, apportant des commérages ; Rome à cet égard est tout à fait une ville de province. On s’enquiert d’un domestique renvoyé, d’un meuble acheté, d’une visite trop tard ou trop tôt rendue ; incessamment le ménage et la vie intime sont percés à jour ; nul ne jouit du grand incognito de Londres ou de Paris. Quelques-uns s'intéressent à la musique ou à l’archéologie ; on parle des fouilles récentes, et l’imagination, les affirmations se donnent carrière : c’est la seule étude demi-vivante ; le reste est languissant ou mort ; les journaux et les revues étrangères n’arrivent pas ou sont arrêtés une fois sur deux, et les livres modernes manquent. Ils ne peuvent pas causer de leur carrière, ils n’en ont pas ; la diplomatie et les hauts emplois sont aux prêtres, et l’armée est étrangère. Reste l’agriculture : plusieurs s’y adonnent, mais indirectement ; ils louent aux paysans par l’intermédiaire des mercanti di campagna ; ceux-ci ordinairement sous-louent aux possesseurs de troupeaux napolitains qui viennent ici passer l’hiver et le printemps. La terre est fort bonne, l’herbe très-abondante. Tel mercante sous-loue 25 écus pour six mois ce qu’il a loué 11 écus pour l’année : il ramasse encore à peu près 5 écus sur les foins, et gagne ainsi 3 pour 1 ; on peut compter qu’en moyenne ils gagnent 2 pour 1 ; aussi font-ils de grandes fortunes. Quelques-uns se ruinent pour trop entreprendre : ils achètent et engraissent des bestiaux, et l’épidémie se jette en travers ; mais les autres, enrichis, sont les chefs de la bourgeoisie, s’habillent bien, commencent à raisonner, sont libéraux, souhaitent une révolution qui les mette à la tête des affaires, surtout des affaires municipales. Quelques-uns, ayant atteint une opulence énorme, achètent une terre, puis un titre ; l’un d’eux est duc. — Un noble de Rome ne peut pas se passer d’eux ; il ne connaît pas les paysans, il ne vit pas parmi eux ; s’il voulait leur louer directement, il rencontrerait une ligue. Il n’a rien de commun avec eux, il n’est point aimé d’eux ; il joue à leurs yeux le rôle de parasite. D’autre part, il est mal avec le mercante, par lequel il se sent exploité. À son tour, le mercante passe aux yeux des paysans pour une sorte d’usurier nécessaire.

Les trois classes sont séparées, il n’y a pas de gouvernement naturel. Il n’en est pas de même dans la Romagne devenue italienne, où les nobles sont campagnards ; mais, sauf deux ou trois cantons, les nobles de Rome qui voudraient vivre sur leur terre, l’exploiter eux-mêmes, prendre le gouvernement économique et moral du pays, trouvent aujourd’hui plus de difficultés que jamais. D’abord les bras manquent : les conscriptions de Victor-Emmanuel ont pris beaucoup d’Abruzzais qui venaient faire les gros travaux ; les chemins de fer romains occupent un assez grand nombre de Romains, et la campagne romaine est presque vide d’habitants. En outre les affaires sont soumises au régime du bon plaisir : la sortie des grains n’est pas libre ; il faut une permission spéciale pour toute opération ou entreprise, et vous n’obtenez de permissions que selon votre degré de faveur. Le gouvernement intervient jusque dans vos affaires privées. Par exemple, un locataire ou fermier ne vous paye pas ; vous lui accordez trois mois, au bout des trois mois trois autres, et ainsi de suite. À la fin, excédé, vous vous décidez à le mettre à la porte ; mais son neveu est chanoine, et le gouverneur du district vous fait demander un nouveau répit pour le pauvre homme. Un an se passe, vous envoyez l’huissier ; l’huissier s’arrête, apprenant à la porte qu’un cardinal s’intéresse à l’affaire. Vous rencontrez le cardinal dans le monde ; il vous prie de la part du pape d’user de miséricorde envers un honnête homme qui n’a jamais manqué au devoir pascal et dont le neveu marque par ses vertus dans la daterie.

En général le procédé est celui-ci : le locataire ou le paysan qu’on assigne demande et obtient plusieurs fois de suite remise à quinzaine. — Il attrape ainsi les ferie, les jours de fête de Noël, du carnaval, de Pâques, de la Saint-Pierre, de l’automne : il y en a qui durent deux mois ; à cause de la sainteté du moment, il réclame alors un délai plus long : le juge lui accorde quatre mois. — Cela fait, il va en appel, et gagne encore ainsi beaucoup de temps. — Puis il s’adresse à l’uditore santissimo, magistrat qui prend le mot du pape, toujours très-tendre pour les petits et les pauvres. Nouveau répit. — Il allègue alors que sa femme est grosse et proche de son terme. Défense de lui envoyer les huissiers ; vous devez attendre quarante jours après l’accouchement. — Les quarante jours vont expirer ; il sous-loue la maison à quelque ami insolvable, à condition de rester chez lui comme hôte. — Vous voilà forcé de commencer contre ce prête-nom une procédure toute nouvelle, et si par hasard il est tonsuré, vous êtes obligé d’aller au tribunal du cardinal-vicaire. — Votre plus court parti est de payer tous les frais, de renoncer à votre loyer et d’offrir une petite somme à votre débiteur pour qu’il déguerpisse et aille recommencer ailleurs.

Un noble italien que je connais possède plusieurs maisons à Rome. L’une de ces maisons a devant elle, de l’autre côté de la rue, un jardin qui dépend d’un couvent de religieuses ; la supérieure remarque que du troisième étage on peut apercevoir un coin du jardin. Commandement au propriétaire, de la part du cardinal-vicaire, de boucher à ses frais, avec des planches, les fenêtres exposées à être coupables. Je citerais quantité de vexations semblables ; c’est à dégoûter d’être propriétaire…

L’homme a besoin d’une occupation forte qui l’emploie et d’une justice exacte qui le contienne : il est comme l’eau, il lui faut une pente et une digue ; sinon, le fleuve limpide, utile, agissant, devient un marécage stagnant et fétide. Ici la répression ecclésiastique barre la voie an fleuve, et le régime du bon plaisir perce incessamment la digue ; le marécage s’est fait, et on vient d’en voir le détail. Si l’on trouve tant de vilenies et de misères, c’est que l’action libre manque, et aussi la justice exacte. Mes amis m’avertissent de ne point juger cette nation sur son état présent : le fond vaut mieux que l’apparence ; il faut distinguer ce qu’elle est de ce qu’elle peut être. Selon eux, la force et l’esprit y abondent, et pour m’en convaincre ils vont demain me conduire dans la campagne et dans les faubourgs. Il faut les voir, disent-ils, avant de raisonner sur le peuple.


21 mars. La campagne.


Nous sommes sortis par la porte del Popolo, et nous avons suivi un long faubourg poudreux ; là aussi il y a des ruines. Nous sommes entrés à droite dans l’ancienne villa du pape Jules III, demi-abandonnée. On pousse une porte vermoulue, et l’on voit une cour élégante où tourne un portique circulaire soutenu par des colonnes carrées à têtes corinthiennes ; la masse a subsisté par la solidité de sa construction ancienne. Aujourd’hui c’est une sorte de hangar approprié à des usages domestiques : des paysans, des laveuses en manches retroussées vaguent çà et là. Au bord des vieilles vasques de pierre, le linge attend le battoir ; un canard sur une patte regarde le riche bouillonnement de l’eau, qui, amenée jadis avec une prodigalité princière, regorge et bourdonne comme aux premiers jours ; les claies de joncs, les tas de roseaux, les fumiers, les bêtes, sont autour des colonnes. Ce sont là les héritiers de Vignole, de Michel-Ange, d’Annibal Caro, de la cour savante, guerrière, lettrée, qui venait le soir entretenir le généreux pape. — À gauche, un grand escalier sans marches, sorte de rampe qu’on pouvait monter à cheval, développe sa profondeur et les belles courbes de ses voûtes. Arrivés au sommet, nous forçons une sorte de loquet, et nous trouvons une loggia ; c’est là qu’après souper le pape venait converser, prendre le frais, en face de la campagne largement étalée sous ses regards. Des colonnes la portent ; on distingue au plafond des restes des caissons ouvragés où se mêlaient et se déployaient les corps vivants des figurines ; un vaste balcon prolonge le promenoir et apporte plus amplement l’air du dehors à la poitrine. Rien de plus grandement entendu, de mieux approprié au climat, de plus propre à contenter des sens d’artiste ; c’est ici qu’il fallait venir pour discuter des projets d’édifices ou retoucher des agencements de figures. On lui montrait des esquisses, on crayonnait devant lui ; un pareil homme, si libéral et si amateur du beau, était fait pour comprendre de pareilles âmes. Maintenant il reste une sorte de grenier ; les ferrures du balcon sont à demi descellées, les caissons sont tombés, les piliers de la cour ont perdu leur stuc, et montrent leur cailloutis entamé de briqueterie rouge ; seules les colonnes de la loggia allongent encore leurs beaux fûts de marbre blanc. Deux ou trois peintres viennent au printemps se nicher dans cette ruine.

La poussière tourbillonne, et le soleil chauffe péniblement la coupole grise des nuages ; le ciel semble d’étain ; le sirocco, énervant, fiévreux, souffle par rafales. Le Ponte Molle apparaît entre ses quatre statues ; derrière est une pauvre auberge, et aussitôt après commence le désert. Rien d’étrange comme ces quatre statues lézardées, qui se profilent sur le grand vide morne et font l’entrée du tombeau d’un peuple. Des deux côtés, le Tibre se traîne et tournoie, jaunâtre et visqueux comme un serpent malade. Pas un arbre sur ses bords, plus de maisons, plus de cultures. De loin en loin, on découvre un môle de briques, un débris branlant sous sa chevelure de plantes, et sur une pente, dans un creux, un troupeau silencieux, des buffles aux longues cornes qui ruminent. Des arbustes, de mauvaises plantes rabougries s’abritent dans les enfoncements des collines ; les fenouils suspendent au flanc des escarpements leur panache de délicate verdure ; mais nulle part on ne voit d’arbre véritable, c’est là le trait lugubre. Des lits de torrents sillonnent de leurs blancheurs blafardes le vert uniforme ; les eaux inutiles s’y tordent à demi engravées, ou dorment en flaques, parmi les herbes pourries.

À perte de vue, de toutes parts, la solitude ondule en collines d’une bizarrerie monotone, et l’on cherche longtemps en soi-même à quelles formes connues ces formes étranges peuvent se rapporter. On n’en a point vu de semblables, la nature n’en produit pas ; quelque chose est venu se surajouter à la nature pour enchevêtrer leur pêle-mêle et brouiller leurs éboulements. Mollasses ou effondrés, leurs contours sont ceux d’une œuvre humaine affaissée, puis dissoute par l’attaque incessante du temps. On se figure d’anciennes cités écroulées et ensuite recouvertes par la terre, de gigantesques cimetières effacés par degrés, puis enfouis sous la verdure. On sent qu’une grande population a vécu là, qu’elle a retourné et manié le sol, qu’elle l’a peuplé de ses bâtisses et de ses cultures, qu’aujourd’hui il n’en subsiste plus rien, que ses vestiges eux-mêmes ont disparu, que l’herbe et le sol ont fait par-dessus eux une nouvelle couche, et l’on éprouve le sentiment d’angoisse vague que l’on aurait au bord d’une mer profonde, si à travers l’abîme des eaux immobiles, on démêlait comme en un songe la forme indistincte de quelque énorme cité descendue sous les flots.

Deux ou trois fois on arrive sur une hauteur ; de là, quand on contemple le cercle immense de l’horizon peuplé tout entier par les entassements de collines et par le pêle-mêle des creux funéraires, on sent tomber sur son cœur un découragement sans espérance. C’est un cirque, un cirque au lendemain des grands jeux, muet et devenu sépulcre : une ligne âpre de montagnes violacées, une solide barrière de rocs lointains, lui servent de muraille ; la décoration, les marbres ont péri ; il ne reste de lui que cette enceinte et le sol formé de débris humains. Là s’est déployée pendant des siècles la plus sanglante et la plus pompeuse des tragédies humaines : toutes les nations, Gaulois, Espagnols, Latins, Africains, Germains, Asiatiques, ont fourni leurs recrues et leurs jonchées de gladiateurs ; les cadavres des innombrables morts, aujourd’hui confondus, oubliés, font de l’herbe.

Quelques paysans passent, le fusil en bandoulière, à cheval, chaussés de fortes guêtres ; des bergers dans leur peau de mouton rêvent, l’œil brillant et vide. Nous arrivons à Porta-Prima ; des enfants déguenillés, une petite fille en loques, la poitrine nue jusqu’à l’estomac, se cramponnent à la voiture pour avoir l’aumône.

Nous allons voir à Porta-Prima les nouvelles fouilles ; c’est la maison de Livie ; on y a découvert, il y a six mois, une statue d’Auguste : tout cela est enseveli. Quels entassements de terre à Rome ! Dernièrement, dit-on, sous une église, on en a retrouvé une autre, et sous celle-là une autre, probablement du troisième siècle. La première s’était effondrée dans quelque invasion de barbares ; quand les habitants revinrent, les débris faisaient un tas solide ; sur les fûts des colonnes ils ont posé les fondements de la seconde église. La même chose est arrivée à la seconde, et on a bâti pareillement la troisième. Déjà Montaigne citait à Rome des temples enterrés dont le toit était au-dessous des pieds de toute la longueur d’une pique de lansquenet. — Quand on longe une route, on y aperçoit en tout pays une croûte de terreau noirâtre, celle que les hommes cultivent ; c’est d’elle que sort toute la population végétale, animale et humaine ; les vivants y retournent pour en sortir sous d’autres formes ; au-dessus de la grande masse inerte et minérale, ce fumier est la seule portion mobile qui s’élève, puis retombe, selon le va-et-vient du tourbillon de la vie. Certainement en aucun endroit du monde il n’a été plus agité de fond en comble et plus bouleversé qu’ici.

On pénètre avec des torches dans les chambres souterraines, étançonnées, d’où l’eau suinte. En promenant la torche sur les murs, on voit reparaître un à un de jolis ornements, des oiseaux, des feuillages verts, des grenadiers chargés de leurs fruits rouges ; c’est encore le goût simple et sévère de la saine antiquité, tel que le montrent Pompéi et Herculanum.

Le soleil baissait dans une grande brume pâle ; le vent lourd, aveuglant, soulevait la poussière par saccades ; sous ce double voile, les rayons mornes comme ceux d’un bloc de fer rougi s’éteignaient vaguement dans la désolation infinie. Au sommet d’un escarpement, on apercevait une misérable ruine vacillante, l’acropole de Fidènes, et sur un autre le carré noirci d’une tour féodale.


22 mars.


Aujourd’hui course à pied à Frascati ; le ciel est nuageux, mais le soleil perce par places la lourde coupole de nuages.

À mesure que l’on s’élève vers les hauteurs dévastées de Tusculum, la perspective devient plus grande et plus triste. L’immense campagne romaine s’étend et s’étale ainsi qu’une lande stérile. Vers l’orient se hérissent des montagnes âpres, où pèsent les nuées orageuses ; à l’ouest, on démêle Ostie et la mer indistincte, sorte de bande vaporeuse, blanchâtre comme la fumée d’une chaudière. À cette distance et de cette hauteur, les monticules qui bossellent la plaine s’effacent à demi ; ils ressemblent aux faibles et longues ondulations d’un océan morne. Point de cultures ; la couleur blafarde des champs abandonnés prolonge à perte de vue ses teintes effacées et ternes. Les grands nuages la tachent de leur ombre, et toutes ces bandes violacées, noirâtres, rayent les fonds roux, comme dans un vieux manteau de pâtre.

Hardiesse et franc parler, énergie sans gaieté de mon jeune guide. Il a dix-neuf ans, sait cinq ou six mots de français, ne travaille pas, vit de son métier de cicérone, c’est-à-dire de quelques pauls attrapés par raccroc. Rien d 'agréable, d’aimable ou de respectueux dans ses manières ; il est plutôt sombre et âpre, et donne ses explications avec la gravité d’un sauvage. Cependant, en qualité d’étrangers, nous sommes pour lui des seigneurs riches. On me dit que ces gens sont naturellement fiers, hautains même, disposés à l’égalité. À Rome, au bout de trois jours au café, un garçon entendant un étranger hasarder ses premières phrases italiennes, le toise, le juge, et dit tout haut en sa présence : « Cela va bien, il fait des progrès. »

On laisse à gauche la villa Mandragone, énorme ruine panachée d’herbes flottantes et de petits arbustes. À droite, la villa Aldobrandini ouvre ses avenues de platanes colossaux et de charmilles taillées, ses architectures d’escaliers, de balustres et de terrasses. À l’entrée, adossé contre la montagne, un portique revêtu de colonnes et de statues dégorge à flots l’eau qui lui arrive d’en haut sur un escalier de cascades ; c’est le palais de campagne italien, disposé pour un grand seigneur d’esprit classique, qui sent la nature d’après les paysages de Poussin et de Claude Lorrain. Les salles de l’intérieur ont des peintures à fresque, les Neuf Muses autour d’Apollon, les Cyclopes et Vulcain à leur forge, plusieurs plafonds du cavalier d’Arpin, Ève et Adam, Goliath et David, une Judith du Dominiquin, belle et simple. Impossible de considérer les hommes de ce temps-là comme de la même espèce que nous. C’étaient des paysans froqués ou défroqués, des hommes d’action, bons pour les coups de main, voluptueux et superstitieux, la tête pleine d’images corporelles, qui entrevoyaient comme en rêve, aux heures vides, le corps de leur maîtresse ou le torse d’un saint, ayant entendu conter quelque histoire de la Bible ou de Tite-Live, lisant parfois l’Arioste, sans critique ni délicatesse, exempts des millions d’idées nuancées dont notre littérature et notre éducation nous remplissent. Dans l’histoire de David et de Goliath, toutes les nuances pour eux consistaient dans les divers mouvements du bras et les diverses attitudes du corps. L’invention du cavalier d’Arpin se réduit ici à forcer ce mouvement qui devient furieux, et cette attitude qui devient tordue. Ce qui intéresse un moderne dans une tête, l’expression d’un sentiment rare et profond, la distinction, les marques de la finesse et de la supériorité natives, n’apparaissent jamais chez eux, sauf chez ce chercheur précoce, ce penseur raffiné et dégoûté, ce génie universel et féminin, Léonard de Vinci. La Judith du Dominiquin est ici une belle paysanne saine et simple, bien peinte et bien membrée. Si vous cherchez les sentiments compliqués, exaltés, d’une femme vertueuse qui par patriotisme et piété vient de se faire courtisane et assassin, et qui rentre les mains rouges, sentant peut-être sous sa ceinture l’enfant de l’homme qu’elle vient d’égorger, cherchez ailleurs, lisez le drame d’Hebbel, la Cenci de Shelley, proposez le sujet à un Delacroix ou à un Ary Scheffer.

Je me suis confirmé cette nuit dans cette idée par la lecture de Vasari. Voyez par exemple les vies des deux Zucchero, entre tant d’autres semblables. Ce sont des ouvriers élevés dès l’âge de dix ans dans l’atelier, qui fabriquent le plus possible, cherchent des commandes, et répètent partout les mêmes sujets bibliques ou mythologiques, les travaux d’Hercule ou la création de l’homme. Ils n’ont pas l’esprit encombré de dissertations et de théories, comme nous l’avons depuis Diderot et Gœthe. Quand on leur parle d’Hercule ou du Père éternel, ils imaginent un grand corps avec beaucoup de muscles, nu ou drapé dans un manteau brun ou bleu. Pareillement tous ces princes, abbés, particuliers, qui font décorer leur maison ou leur église, cherchent une occupation pour leurs yeux ; ils lisent bien les contes de Bandello ou les descriptions de Marini, mais en somme la littérature alors ne fait qu’illustrer la peinture. Aujourd’hui c’est l’inverse.

Nous sommes montés sur les hauteurs de l’ancien Tusculum ; on y voit les restes d’une villa qui fut, dit-on, celle de Cicéron, restes informes, amas de briques disjointes, soubassements mal déterrés, qui vont s’effondrant sous les intempéries de l’hiver et l’envahissement des herbes. Parfois, à mesure que l’on avance, les parois d’une chambre antique apparaissent sur le bord de la route, dans les lianes d’un escarpement. Au sommet est un petit théâtre où gisent des fragments de colonnes. Cette montagne dévastée, peuplée par places de genêts et d’arbrisseaux épineux, le plus souvent nue, où des rocs cassés crèvent la maigre enveloppe de terre, est elle-même une grande ruine. L’homme a été là, il a disparu ; c’est l’aspect d’un cimetière. Au sommet est une croix sur un tas de moellons noircis ; le vent souille et chante une psalmodie lugubre. Les montagnes du midi, toutes rousses d’arbres qui ne verdissent pas encore, le promontoire morne du Mont-Cavi, la file des hauteurs désolées sous leur chevelure ébouriffée d’herbes jaunâtres, tout en bas la campagne romaine, fauve sous son linceul de nuages déchirés, semblent un champ mortuaire.

Dans les forêts arrosées qu’on traverse à la descente fleurissent des anémones blanches et violettes, des pervenches d’un azur tendre et charmant. Un peu plus loin, l’abbaye de Grotta-Ferrata, avec ses créneaux du moyen âge, avec ses vieilles arcades de colonnes élégantes, avec ses fresques sobres et sérieuses du Dominiquin, retire un peu l’esprit de ces rêves funèbres. Au retour, à Frascati, le bruit des eaux courantes, les têtes fleuries des amandiers et des aubépines dans le creux vert de la montagne, l’éclat des jeunes blés qui lèvent, réjouissent le cœur par une apparence de printemps. Le ciel s’est épuré, le délicieux azur s’est montré, parsemé de petits nuages blancs qui planent comme des colombes ; tout le long du chemin, les arcs ronds des aqueducs se développent noblement dans la lumière.

El pourtant, même sous ce soleil, toutes ces ruines font mal ; elles témoignent de tant de misères ! Quelquefois c’est un massif rongé par le pied, une voûte branlante ; ailleurs c’est un arc isolé, un morceau de mur, trois pierres enterrées qui affleurent : on dirait les restes d’un pont emporté par une inondation, ou ce qui subsiste d’une ville écroulée dans un incendie.



22 mars. Le peuple.


Avant tout, quand on veut juger les paysans romains, il faut poser comme premier trait de leur caractère l’énergie, j’entends l’aptitude aux actions violentes et dangereuses. Voici des anecdotes.

Notre ami N…, homme athlétique, brave et calme, habite la campagne à cinq ou six lieues d’ici. Il nous conte que dans son village les coups de couteau sont fréquents : des trois frères de son domestique, l’un est au bagne, deux sont morts assassinés. Dans ce même village, deux paysans plaisantaient et s’amusaient entre eux. Le premier avait une fleur à sa boutonnière, quelque présent de sa maîtresse. L’autre la prend. « Rends-la-moi, » dit l’amant ; l’autre n’en fait que rire. L’amant devient sérieux. « Rends-la-moi tout de suite ! » Nouveaux rires. L’amant veut la reprendre de force, l’autre se sauve ; il le poursuit, l’atteint, lui plante son couteau dans le dos, non pas une fois, mais vingt, en boucher et en furieux. — La colère, avec le sang, leur monte aux yeux, et ils rentrent à l’instant dans la férocité primitive.

Un officier qui est avec nous cite des traits semblables. Deux soldats français se promenaient le long du Tibre, ils voient un homme du peuple qui veut noyer un chien ; ils l’en empêchent, et les coups de poing commencent. L’homme crie au secours, les gens du quartier arrivent : un apprenti enfonce son couteau par derrière dans le corps du premier soldat français, qui tombe sans faire un mouvement. Ce soldat avait une force et une structure d’Hercule ; mais le coup avait été si juste que le cœur était traversé. — Deux autres soldats dans la campagne entrent dans un enclos, volent des figues, se sauvent ; le propriétaire, ne pouvant les attraper, leur tire deux coups de fusil, tue l’un, casse la jambe à l’autre. — Ce sont de vrais sauvages ; ils croient pouvoir à toute occasion rentrer dans le droit de guerre et en user jusqu’au bout.

Notre ami N… a essayé dans sou village d’abolir quelques pratiques cruelles. On y tue un bœuf ou une vache par semaine ; mais, avant d’expédier la malheureuse bête, on la livre aux enfants, aux jeunes gens, qui lui crèvent les yeux, lui mettent le feu sous le ventre, lui coupent les lèvres, la déchiquètent et la martyrisent : c’est pour se donner le plaisir de la voir furieuse ; ils aiment les émotions fortes. N… tâche de les dissuader, va trouver le curé, s’adresse à tout le monde. Pour les prendre au vif, il leur donnait des raisons positives : « La viande, ainsi échauffée, ne sera pas bonne. — Qu’est-ce que cela nous fait ? Nous sommes trop pauvres, nous n’en mangeons pas. » — Un jour, il rencontre un paysan qui rouait son âne de coups ; il lui dit : « Laisse donc tranquille cette pauvre bête. » Le paysan répond avec le scherzo, l’âpre et dure plaisanterie romaine : « Je ne savais pas que mon âne eût des parents dans ce village. » — Ce sont là les effets du tempérament bilieux, des passions âcres excitées par le climat, de l’énergie barbare qui n’a pas d’emploi.

La marquise de C… nous dit qu’elle n’habite pas sa terre, on y est trop seul, et les paysans y sont trop méchants. Je me fais répéter ce mot, elle y insiste, et son mari de même. Tel cordonnier a tué son camarade d’un coup de couteau dans le dos, et après un an de galères est revenu au village, où il prospère. Un autre a tué à coups de pied sa femme enceinte. — On les condamne aux galères, parfois pour la vie ; mais plusieurs fois par an le pape accorde des réductions de peine : si on a quelque protecteur, on en est quitte, après un meurtre, pour deux ou trois années de bagne. On n’est point trop mal au bagne ; on y apprend un métier, et quand on revient au village, ou n’est point déshonoré ; même on est redouté, ce qui est toujours utile.

Je cite en regard deux traits qu’on me contait sur la frontière d’Espagne. Dans un combat de taureaux, une jolie dame espagnole voit à côté d’elle une Française qui met ses mains devant ses yeux à l’aspect d’un cheval éventré qui marchait dans ses entrailles. Elle hausse les épaules et dit : « Cœur de beurre ! » Un réfugié espagnol avait assassiné un marchand et n’avait pas une tache de sang sur ses habits ; le président lui dit : « Il paraît que vous êtes expert en fait de meurtre ? » L'homme répond avec hauteur : « Et vous, est-ce que vous vous tachez avec votre encre ? » — Trois ou quatre faits comme ceux-là montrent une couche d’humanité qui nous est tout à fait inconnue. Dans ces hommes incultes dont l’imagination est intense et dont la machine est endurcie par la peine, la force du ressort intérieur est terrible, et la détente est subite. Les idées modernes d’humanité, de modération, de justice, ne se sont point insinuées en eux pour amortir les chocs ou diriger les coups. Ils sont demeurés tels qu’au moyen âge.

Le gouvernement n’a jamais songé à les civiliser, il ne leur demande que l’impôt et un billet de confession ; pour le reste, il les abandonne à eux-mêmes, et de plus leur étale en exemple le régime de la faveur. Comment auraient-ils l’idée de l’équité, quand ils voient la protection toute-puissante contre les droits privés ou l’intérêt public ? Là-dessus ils ont un proverbe cru que j’adoucis : « La beauté d’une femme a plus de force que cent buffles. » Il y avait près du village de N… une forêt utile au pays et que l’on commençait à jeter bas ; un monsignor avait la main dans les bénéfices, toutes les réclamations de notre ami ont été vaines. — La vue des criminels graciés et des coquineries administratives leur montre le gouvernement comme un être fort qu’il faut se concilier, et la société comme un combat où il faut se défendre. D’autre part, en fait de religion, leur imagination italienne ne comprend que les rites ; les pouvoirs célestes comme les pouvoirs civils sont pour eux des personnages redoutables dont on évite la colère par des génuflexions et des offrandes, rien de plus. En passant devant un crucifix, ils se signent et marmottent une prière ; à vingt pas de là, quand le Christ ne les voit plus, ils se remettent à blasphémer. Avec une pareille éducation, on juge s’ils ont le sentiment de l’honneur, et si en matière de serment, par exemple, ils se croient astreints à quelque devoir. Les Indiens de l’Amérique se font une gloire de ruser et de tromper leur ennemi ; pareillement ceux-ci trouvent naturel de tromper le juge. Dans l’état de guerre, la sincérité est une duperie ; pourquoi donnerais-je des armes contre moi à celui qui est en armes contre moi ? — N…, le pistolet à la main, avait sauvé la vache qu’on voulait supplicier. Quelques jours après, le soir, comme il était sur le pas de sa porte, il entend une grosse pierre siffler près de sa tête. Il s’élance, saisit un homme et le rosse ; ce n’était pas celui-là. Il va plus loin, rencontre deux frères ; l’aîné, qui avait lancé la pierre, devient livide, arme son fusil, couche N… en joue. N… saisit à plein corps le plus jeune et le présente comme un bouclier ; celui-ci, maintenu et manié par des bras d’athlète, ne pouvait bouger, mais grinçait des dents et criait à son frère : « Tire, tire donc ! » Survient le domestique de N… avec un fusil, et les deux coquins se sauvent. Notre ami porte plainte ; quatre assistants, dont un prêtre, tous témoins oculaires, jurent qu’ils n’ont pas vu l’homme qui a lancé la pierre. Là-dessus, N…, exaspéré et obligé de se faire respecter et craindre pour pouvoir vivre dans le village, donne une piastre à un voisin qui n’avait rien vu, et ce voisin désigne sous serment le gredin qui a fait le coup. — De la même façon, et bien plus aisément encore, on trouve au Bengale[1] vingt faux témoins à charge et à décharge dans le même procès. Les voisins jurent par complaisance les uns pour les autres, ou à tant par serment, et ce sont les mêmes causes qui entretiennent dans les deux pays les mêmes mensonges. De toute antiquité le juge ayant cessé d’être juste, on parle devant lui, non comme devant un juge, mais comme devant un ennemi.

D’autre part, ces gens menteurs, cruels et violents comme les sauvages, sont stoïques comme les sauvages. Quand ils sont malades ou blessés, vous les voyez, la jambe cassée ou un coup de couteau dans le corps, s’envelopper dans leur manteau et demeurer assis sans rien dire, sans se plaindre, concentrés, immobiles à la façon des animaux qui souffrent ; seulement ils vous regardent d’un œil fixe et triste. C’est que leur vie ordinaire est dure et qu’ils sont habitués à la peine ; ils ne mangent que de la polenta, et il faut voir leurs guenilles. Les villages sont clair-semés : ils sont obligés de faire plusieurs milles, parfois trois lieues, pour aller travailler à leur champ. Mais tirez-les de cet état militant et de cette tension continue ; le fond généreux, la riche nature abondamment fournie de facultés bien équilibrées, apparaissent sans effort. Ils deviennent affectueux quand on les traite bien. Selon N…, un étranger qui agit loyalement trouve en eux de la loyauté. Le duc G…, qui a formé et commandé pendant trente ans le corps des pompiers, ne peut trop se louer d'eux. Pour la patience, la force, le courage, le dévouement militaire, il les compare aux anciens Romains. Ses hommes se sentent honorés, équitablement traités, employés à une œuvre virile ; c’est pourquoi ils se donnent de bon cœur et tout entiers. On n’a qu’à regarder dans la rue ou dans la campagne les têtes de paysans et de moines : l’intelligence et l’énergie y éclatent ; impossible de se soustraire à l’idée qu’ici la cervelle est pleine et l’homme complet. Stendhal, ancien fonctionnaire de l’Empire, raconte que lorsque Rome et Hambourg étaient des préfectures françaises, on y recevait des tableaux administratifs avec des indications en blanc très-minutieuses, fort compliquées, pour le service des douanes et de l’enregistrement ; il fallait six semaines aux Hambourgeois pour les comprendre et les bien remplir, trois jours aux Romains. Les sculpteurs prétendent que, déshabillés, ils ont la chair saine et ferme, à l’antique, tandis qu’au delà des monts les muscles sont flasques et laids. En vérité, on finit par croire que ces gens-là sont les anciens Romains de Papirius Cursor ou les citoyens des redoutables républiques du moyen âge, les mieux doués des hommes, les plus capables d’inventer et d’agir, maintenant tombés sous le froc, la livrée ou la guenille, employant de grandes facultés à psalmodier des litanies, à intriguer, mendier et se gâter.

Au milieu du marais, on voit encore jaillir l’eau vive : quand ils s’épanchent, leur expansion est admirable ; parmi les mœurs galantes ou grossières, la nature vierge qui a fourni des expressions divines aux grands peintres éclate en enthousiasmes et en ravissements. Un de nos amis, médecin allemand, a pour servante une belle fille amoureuse d’un certain Francesco, ouvrier au chemin de fer à quatre pauls par jour. Il n’a rien, elle non plus ; ils ne peuvent s’épouser, il leur faudrait cent écus pour entrer en ménage. C’est un mauvais drôle, il n’est pas beau, et n’a pour elle qu’un goût médiocre ; mais elle l’a connu dès l’enfance, elle l’aime depuis huit ans : quand elle reste trois jours sans le voir, elle ne mange plus ; le docteur est obligé de lui retenir ses gages, elle donnerait tout son argent. Du reste elle est aussi sage que probe ; elle est forte de la beauté de son sentiment, elle parle librement de son amour. Je la questionne sur ce Francesco. Elle sourit, rougit imperceptiblement ; sa figure s’illumine, elle semble être dans le ciel ; on ne peut rien voir de plus charmant et de plus gracieux que ce spirituel visage italien éclairé par un sentiment si abandonné, si puissant et si pur. Elle a son beau costume romain, et sa tête est encadrée par son couvre-tête rouge des dimanches. Que de ressources, quelle finesse, quelle force et quel élan dans une pareille âme ! Quel contraste, si l’on songe aux figures ahuries de nos paysannes ou aux minois délurés de nos grisettes !

Ici je touche le point délicat ; nous voulons le toucher, car nous ne sommes pas des orateurs décidés d’avance à trouver des arguments politiques, mais des naturalistes libres de préoccupation et d’engagement, occupés à observer les bâtiments, et les sentiments des hommes comme nous ferions des instincts, des constructions et des mœurs des abeilles ou des fourmis. — Sont-ils Italiens ou papalins ? — Selon mes amis, toute réponse précise est difficile ; ces gens-ci sont trop ignorants, trop collés au sol, trop enfoncés dans leurs haines et dans leurs intérêts de village pour avoir un avis sur de telles questions. Néanmoins on peut supposer qu’ils sont gouvernés en ceci, comme dans les autres choses, par leur imagination et leurs habitudes. À son dernier voyage, le pape a été acclamé ; on s’étouffait autour de sa voiture ; il est vieux, sa figure est bienveillante et belle, il produit sur ces âmes incultes et ardentes le même effet qu’une statue de saint : sa personne, ses habits leur semblent pleins de pardons ; ils veulent le toucher, comme ils font pour la statue de saint Pierre. D’ailleurs le gouvernement ne pèse pas sur eux, du moins visiblement ; toutes les rigueurs sont pour les classes intelligentes ; l’adversaire est l’homme qui lit ou qui a été à l’Université ; on épargne les autres. Sans doute un paysan peut être mis en prison pendant huit jours pour avoir fait gras un jour maigre ; mais, comme il est superstitieux, il n’a pas envie de manquer aux rites. Sans doute encore il est obligé d’avoir son billet de confession ; mais il n’a pas de répugnance à conter de nouveau vivement et violemment ses affaires dans une boîte de bois noir ; d’ailleurs à la ville il y a des gens qui font métier de se confesser et de communier : ils se procurent ainsi des billets qu’ils vendent deux pauls. En outre l’impôt direct est léger, les droits féodaux ont été abolis par le cardinal Consalvi ; il n’y a pas de conscription ; la police, fort négligente, tolère les petites contraventions, le laisser-aller des rues. Si on donne un coup de couteau à son ennemi, on est vite gracié, et l’on n’a point à craindre l’échafaud, chose irrémédiable, horrible pour des imaginations méridionales. Enfin toute l’année la chasse est permise, le port d’armes ne coûte presque rien ; nulle terre n’est réservée, sauf celles qui sont enceintes de murs. Il est bien commode de faire ce que l’on veut à la seule condition de ne pas raisonner sur la chose politique, dont on ne se soucie pas et à laquelle on n’entend rien. Aussi, depuis l’entrée des Piémontais, trouve-t-on beaucoup de mécontents parmi les paysans de la Romagne ; la conscription leur semble dure, l’impôt est plus lourd ; ils sont gênés par quantité de règlements : par exemple, on leur défend de sécher leur linge dans les rues, on les assujettit à la police exacte et aux charges des pays d’outre-monts. La vie moderne exige un travail assidu, des sacrifices nombreux, une attention active, une invention incessante ; il faut vouloir, faire effort, s’enrichir, s’instruire et entreprendre. Une transformation comme celle-ci ne se fait point sans tiraillements ni répugnances. Croyez-vous qu’un homme couché depuis dix ans, même dans des draps, sales et pleins de vermine, se trouve content, si tout d’un coup on le remet debout, si on l’oblige à se servir de ses jambes ? Il ne manquera pas de murmurer, il regrettera son inertie, il voudra se recoucher, il sera en peine de ses membres. Mais donnez-lui du temps, faites-lui goûter le plaisir de se remuer, d’avoir du linge propre, de boucher les trous de son taudis, d’y mettre des meubles acquis par son travail, et sur lesquels personne, ni voisin, ni fonctionnaire, n’osera porter la main : il se réconciliera avec la propriété, le bien-être, l’action libre, dont au premier instant il n’a senti que les gênes sans en comprendre les avantages et la dignité. Déjà dans cette même Romagne les ouvriers sont libéraux ; à Rome, en 1849, quantité de boutiquiers, de petits bourgeois allaient avec leur fusil aux fortifications et se battaient bravement. Que les paysans deviennent propriétaires, ils penseront de même. Les biens qu’on peut leur donner sont tout trouvés : avant les derniers événements, le clergé séculier et régulier des États romains possédait 535 millions de biens-fonds, deux fois plus qu’à la fin du dernier siècle[2], deux fois plus qu’aujourd’hui le clergé de France ; le gouvernement italien les vendra comme il fait déjà dans le reste de l’Italie. Ce sera là le grand levier. Le paysan romain, comme le paysan français après 1789, s’emploiera à cultiver, amender, améliorer sa terre, à l’arrondir, à l’agrandir ; il économisera pour monter plus haut, il voudra faire de son fils un avocat, marier sa fille à un employé, devenir rentier ; il apprendra à compter, à lire ; il aura le code sur son buffet, il lira le journal, achètera des obligations, fera blanchir et réparer son taudis, y apportera quelques vieux meubles de la ville. Ouvrez un barrage, et tout de suite l’eau coulera ; rendez possibles l’acquisition et le bien-être, et bien vite les gens voudront acquérir et jouir. Surtout n’oubliez pas le bagne pour les voleurs et l’échafaud pour les assassins ; sous la justice impartiale et stricte, l’homme comprend d’abord que le seul gain prudent et le gain honnête, et marche inoffensif, protégé, utile, dans le droit chemin, entre les barrières de la loi.


23 mars. Le gouvernement.


Je ne me charge pas de prévoir de si loin, La politique n’est pas mon fait, surtout la politique de l’avenir : c’est une science trop compliquée ; d’ailleurs, pour asseoir un jugement, il faudrait des études approfondies, une résidence bien plus longue. Ne parlons que de ce qui se voit, par exemple du gouvernement.

On ne parle que de cela. Je n’ai jamais causé avec un Italien sans que la conversation ne tournât de suite à la politique ; c’est leur passion : ils avouent eux-mêmes que, depuis cinquante ans, poésie, littérature, science, histoire, philosophie, religion, toutes les préoccupations et toutes les productions de leur esprit en subissent l’ascendant. Au fond d’une tragédie ou d’une métaphysique, cherchez l’intention de l’auteur, vous verrez qu’il n’a songé qu’à prêcher la république ou la monarchie, la fédération ou l’unité.

Ils disent que l’occupation française a rendu le gouvernement pire que jamais. Jadis il avait quelques ménagements, il s’arrêtait à mi-chemin dans l’injustice ; aujourd’hui, appuyé sur une garnison de dix-huit mille hommes, il ne craint plus les mécontents. Aussi personne ne doute que le jour où les Français partiront ne soit le dernier jour de la souveraineté papale.

Je tâche de me faire marquer nettement la limite et l’étendue de cette oppression. Elle n’est pas violente, atroce, comme celle des rois de Naples ; au sud, l’ancienne tyrannie espagnole avait laissé des habitudes de cruauté : il n’en est point de même à Rome. On n’y prend pas un homme tout d’un coup pour le mettre au fond d’une basse fosse, lui jeter tous les matins un seau d’eau glacée sur le corps, le torturer et l’hébéter. Mais s’il est libéral et mal noté, la police fait une descente chez lui, saisit ses papiers, fouille ses meubles et l’emmène. Au bout de cinq ou six jours, une sorte de juge d’instruction l’interroge ; d’autres interrogatoires suivent, les écritures font une liasse qui, après beaucoup de longueurs, est mise aux mains des juges proprement dits. Ceux-ci l’étudient non moins longuement ; tel est resté trois mois prisonnier sur prévention, un autre, six mois. Le procès s’ouvre ; il est censé public, mais ne l’est pas : le public reste à la porte, on admet trois ou quatre spectateurs, gens connus, éprouvés, et qui entrent avec des billets. — D’autre part, la police profite des accidents. Il y a quinze jours, à sept heures du soir, à deux pas du Corso, on a assassiné deux personnes dans leur voiture, et on leur a volé 10 000 piastres ; la police n’a pas trouvé les coupables, et se sert de cette occasion pour mettre provisoirement quelques libéraux sous les verrous. — Tout le monde a entendu parler de ce procès récent dont le comité romain déroba les pièces. Le principal témoin à charge était une fille publique : elle a dénoncé non-seulement les gens qui venaient chez elle, mais d’autres qui ne l’avaient jamais vue. Un jeune homme qu’on me cite y est impliqué ; on l’arrête de nuit, on le juge secrètement, on le condamne à cinq ans de prison ; il a juré à son frère, dans un entretien intime, qu’il était innocent. — Les lois sont passables, mais l’arbitraire les corrompt et pénètre dans les peines comme dans les grâces ; aussi personne ne compte sur la justice, ne consent à être témoin, ne répugne aux coups de couteau, ne se croit à l’abri d’une dénonciation, n’est sûr de dormir le lendemain dans son lit et dans sa chambre.

Pour l’argent, on n’a point à craindre les confiscations ; mais elles sont remplacées par les tracasseries. Le marquis A… possède une grande terre près d’Orvieto ; ce sont ses ancêtres qui ont fondé le village. Les gens de l’endroit, avec l’autorisation du monsignor spécial, décrètent une taxe sur les biens-fonds, c’est le marquis A… qui la paye. Avec l’autorisation du même monsignor, ils lui font un procès à propos d’un terrain : s’ils le gagnent, il paye ; s’il le perd, il paye encore ; car, toute la terre lui appartenant, c’est son bien qui fournit aux dépenses de la commune. Il faut être l’ami du gouvernement pour toucher son revenu ; sinon on court risque de voir son fermier faire la sourde oreille. Par ces mille petits liens d’intérêt personnel, le gouvernement tient ou maintient les propriétaires et la noblesse.

Par suite, les gens du mezzo ceto, avocats, médecins, sont serrés des mêmes entraves ; leur métier les met dans la dépendance de la grosse coterie papaline ; s’ils se montraient libéraux, ils perdraient leur meilleure clientèle. En outre, tous les établissements d’instruction publique sont aux mains du clergé ; Rome n’a pas un seul collège ou pension laïque. Enfin comptez tous les protégés, mendiants, petits employés, aspirants ou possesseurs de sinécures ; tous ces gens-là obéissent et témoignent du zèle : leur pain quotidien en dépend. Voilà une hiérarchie de gens courbés, prudents, qui sourient d’un air discret et poussent des acclamations à volonté. Le comte C… disait : « On fait ici comme en Chine : on ne coupe pas cruellement les pieds, mais on les entortille et on les déforme si bien sous des bandelettes, qu’on les rend incapables de marcher. »

Il ne peut en être autrement, et c’est ici qu’il faut admirer la logique des choses. Un gouvernement ecclésiastique ne saurait être libéral. Un ecclésiastique peut l’être : le monde l’entoure, les sciences positives le pressent, les intérêts laïques viennent infléchir la direction native de son esprit ; mais écartez de lui toutes ces influences, livrez-le à lui-même, entourez-le d’autres prêtres, mettez en ses mains la conduite des hommes : il reviendra, comme Pie VII et Pie IX, aux maximes de sa place, et suivra la pente invincible de son état. Car étant prêtre, surtout étant pape, il possède la vérité absolue et complète. Il n’a point à l’attendre comme nous des réflexions accumulées et des découvertes futures de tous les hommes : elle réside tout entière en lui et en ses prédécesseurs. Les principes en sont établis par la tradition, proclamés dans les brefs, renouvelés dans les encycliques, détaillés dans les sommes théologiques, appliqués jusque dans le plus menu détail par les prescriptions des canonistes et les discussions des casuistes. Il n’y a pas une idée ni une action humaine, publique ou privée, qui ne se trouve définie, classée, qualifiée dans les gros livres dont il est le défenseur et l’héritier. Bien plus, cette science est vivante ; une fois entrée dans son esprit et promulguée par sa parole, tous les doutes doivent tomber ; Dieu décide en lui et par lui ; la contradiction est une révolte, et la révolte un sacrilège. Partant, à ses yeux, le premier devoir est l’obéissance : l’examen, le jugement personnel, les habitudes d’initiative sont des péchés. L’homme doit se laisser conduire, s’abandonner comme un petit enfant ; sa raison et sa volonté ne sont plus en lui, mais dans un autre, délégué d’en haut pour cet office ; il a un directeur. En effet, et c’est là le vrai nom du prêtre catholique, et c’est à cet emploi qu’à Rome le gouvernement vise et aboutit. À ce titre, il peut être indulgent, rendre de petits services, pardonner à la faiblesse des hommes, souffrir des attaches mondaines, tolérer des escapades ; il répugne à la violence, surtout à la violence ouverte ; il aime les paroles onctueuses et les procédés indulgents ; il ne menace pas, il avertit et admoneste. Il étale au-dessus des pécheurs, comme un riche manteau ouaté, l’ampleur de ses périodes affectueuses : il parle volontiers de son cœur miséricordieux, de ses entrailles paternelles ; mais il est un point sur lequel il ne transige pas, la soumission de l’esprit et du cœur. Muni de cette obéissance, il sort du domaine théologique, entre dans la vie privée, décide des vocations, conduit les mariages, choisit les professions, ménage les avancements, gouverne les testaments et le reste.

Par suite, en matières publiques, il a grand soin d’éviter aux gens la périlleuse tentation d’agir. À Rome, par exemple, il nomme des conseillers municipaux qui complètent le conseil en s’en adjoignant d’autres ; mais ces nouveaux noms doivent être approuvés par le pape, en sorte que tous les administrateurs siègent par son choix. Il en est de même dans les autres services ; c’est un monsignor qui régit les hôpitaux, c’est un monsignor qui surveille les théâtres et allonge les jupes des danseuses. Quant à l’administration, on reste autant que l’on peut dans la vieille ornière ; l’économie politique est une science malsaine, moderne, trop attachée au bien-être du corps. On laisse ou l’on met l’impôt sur les matières visiblement fructueuses, sans s’inquiéter de l’appauvrissement invisible qu’on étend par contre-coup sur le pays[3]. Un cheval paye 5 pour 100 toutes les fois qu’il est vendu. Le bétail paye au pâturage, et en outre 28 francs par tête au marché, environ de 20 à 30 pour 100 de sa valeur ; le poisson paye 18 pour 100 sur le prix de vente : le blé récolté dans l’agro romano paye à peu près 22 pour 100. Ajoutons que l’impôt foncier n’est pas léger ; je sais une fortune de 33 000 écus par an qui paye de 5 à 6 000 écus d’impôts. En outre on emprunte. Tout cela est dans la tradition des luoghi di monte et des finances des deux derniers siècles. Il s’agit de vivre, et l’on vit au jour le jour ; on tâche surtout de ne rien déranger à l’ordre établi ; les innovations font horreur à des gens vieux, alarmés par l’esprit moderne. Un de mes amis qui a voyagé au Mexique disait au pape : « Saint-père, soutenez le nouvel empereur, ordonnez au clergé mexicain les transactions et la soumission ; sinon, l’empire croulera, les Américains protestants l’envahiront, le coloniseront, et ce sera un grand pays perdu pour la foi catholique. » Le pape semblait comprendre, et voilà que le poids insurmontable des traditions vient de l’armer publiquement contre le seul établissement capable de prolonger dans l’Amérique du Nord le maintien de la religion dont il est le chef.

En somme, subsister, empêcher, contenir, conserver, attendre, éteindre, voilà leur esprit ; si l’on cherche quelque autre trait distinct, c’est encore l’esprit ecclésiastique qui le fournit. Un prêtre fait vœu de célibat, et à cause de cela les péchés contre la chasteté le préoccupent plus que tous les autres. Dans notre morale laïque, le premier ressort est l’honneur, c’est-à-dire l’obligation d’être courageux et probe ; ici toute la morale roule autour de l’idée du sexe : il s’agit de maintenir l’esprit dans l’innocence et l’ignorance primitives, ou du moins de l’arracher à la sensualité par les mortifications et l’abstinence, ou enfin tout au moins d’empêcher le scandale visible. À ce sujet, la police est sévère ; point de femmes le soir dans les rues ; les affaires se concluent sous le manteau, et le commandant français a dû échanger avec le monsignor spécial les notes les plus plaisantes, La décence extérieure est maintenue à tout prix, et à quel prix ! Dernièrement une pauvre jeune fille qui avait une intrigue est enlevée, enfermée dans un pénitencier, et on lui dit que c’est pour toute sa vie. « Est-ce qu’il n’y a aucun moyen de sortir d’ici ? — Il faut trouver quelqu’un qui vous épouse. » Elle envoie chercher un vieux drôle qui lui avait fait la cour inutilement ; ce coquin l’épouse, et un mois après l’exploite à la façon ordinaire ; mais les apparences sont sauvées. — Un de mes amis me cite une jeune fille séduite par un ouvrier ; elle voulait à tout prix nourrir son enfant ; le curé envoie les gendarmes, on le lui ôte de vive force, et on le met aux enfants-trouvés. — Votre curé a le droit d’intervenir dans toutes vos affaires ; il peut vous empêcher d’avoir une jeune servante si vous n’êtes pas marié ; s’il soupçonne quelque intrigue, il peut vous défendre de visiter les jeunes filles et les femmes mariées ; il peut chasser de sa paroisse les femmes dont la conduite lui paraît douteuse ; il peut demander au cardinal-vicaire l’exil d’une actrice ou d’une danseuse ; il a les gendarmes à ses ordres et ne rend compte qu’au cardinal-vicaire. — Impossible à un Romain de vivre à Rome s’il n’est pas bien avec son curé ; sans le certificat du curé, point de passe-port, point de permis de chasse ; il a l’œil sur vos mœurs, vos opinions, vos discours, vos lectures, et voici la police à vos trousses. — Éviter l’éclat, étendre sur la vie humaine un vernis de correction, obtenir la pratique des rites, ne pas être contredit, rester dans l’ancien état et sans conteste, être absolu dans le royaume de l’esprit et des affaires par l’ascendant de l’imagination et des habitudes, — à cela s’élèvent et se réduisent leurs prétentions, et l’on voit bien qu’une telle ambition provient non d’une situation momentanée, mais de l’essence même des institutions et du caractère. Le gouvernement temporel entre les mains ecclésiastiques ne peut pas être autre ; il arrive au despotisme doux, minutieux, inerte, décent, monacal, invincible, comme une plante aboutit à sa fleur.



24 mars. La religion.


Je lis tous les matins avec un vif plaisir l’Unità cattolica ; c’est un journal instructif, on y voit clairement les sentiments qu’on appelle religieux et catholiques en Italie.

Une gazette libérale proposait aux dames italiennes d’envoyer leurs bagues à Garibaldi pour le jour de sa fête ; quel outrage pour saint Joseph, qui a le malheur d’être le patron de ce bandit ! Par compensation, l’Unità demande aux dames leurs bagues pour le pape, car le pape est le chef de l’Église, et l’Église représente mystiquement un caractère qui doit être très-cher aux femmes, la maternité ; cet argument est irrésistible. — Un autre journal appelle le pape « le grand mendiant » (il gran mendico). — Depuis un mois, je lis la liste des donations inscrites en tête de la première page. Il y en a beaucoup ; on estime que le pape reçoit deux millions de piastres chaque année par cette voie. Ordinairement c’est pour une grâce reçue ou attendue, non pas seulement spirituelle, mais temporelle ; les donateurs, en envoyant leur offrande, réclament la bénédiction du saint-père « pour une affaire importante[4] ». On s’aperçoit qu’il est considéré comme un personnage influent, une sorte de premier ministre dans la cour de Dieu. Souvent même la hiérarchie est marquée nettement ; le suppliant se recommande d’abord à Jésus-Christ auprès de Dieu le Père, puis à la Vierge ou à tel autre saint auprès de Jésus-Christ, puis enfin au pape auprès des saints, de la Vierge et de Jésus-Christ. Ce sont les trois degrés de la juridiction céleste ; le pape leur semble un délégué des souverains de l’autre monde, chargé de gouverner celui-ci, muni de pleins pouvoirs ; les communications doivent se faire par son entremise ; il apostille les demandes. L’Italien dévot garde encore les idées que Luther, il y a trois siècles, trouva régnantes : il précise et humanise toutes les conceptions religieuses ; à ses yeux Dieu est un roi, et dans toute monarchie on arrive au prince par les ministres, surtout par les parents, les familiers, les domestiques.

Par suite, l’importance de la Vierge devient énorme[5]. Véritablement elle est ici la troisième personne de la Trinité et remplace le Saint-Esprit, qui, n’ayant point de figure corporelle, échappe au peuple. Pour des gens qui n’imaginent les puissances célestes qu’avec un visage, qui peut être plus attrayant et plus miséricordieux qu’une femme ? Et qui peut être plus puissant et plus accrédité qu’une femme si aimée auprès d’un fils si bon ? Je viens de feuilleter la Vergine, un recueil de vers et de prose qui se publie toutes les semaines en l’honneur de Marie. Le premier article traite de la visite de la Vierge chez Élisabeth, et du temps probable que dura cette visite ; à la fin est un sonnet sur l’ange qui, trouvant Marie si charmante, eut quelque peine à s’en retourner au ciel. Je n’ai pas ici le texte, mais je garantis le sens, et un pareil journal se trouve sur la table des gens du monde. — On vient de me faire acheter il Mese di Maria, petit livre fort répandu qui indique le ton de la dévotion à Rome. Ce sont des instructions pour chaque journée du mois de Marie, avec pratiques et oraisons, lesquelles sont appelées fleurs, guirlandes et couronnes spirituelles. « Qui peut douter que la bienheureuse Vierge, qui est si libérale, si magnanime, ne doive, entre tant de couronnes de gloire qui sont à sa disposition, en conserver une pour celui qui avec une constance infatigable se sera employé à lui offrir lesdites couronnes ? » Suivent de petits vers et trente histoires à l’appui. « Un jeune homme nommé Esquilio, qui n’avait pas plus de douze ans, menait une vie très-scélérate et très-impure. Dieu, qui voulait l’amener à soi, le fit tomber gravement malade, tellement que, désespérant de sa vie, d’heure en heure il attendait la mort. Comme il avait perdu le sentiment et qu’on le croyait trépassé, il fut conduit dans une chambre pleine de feu, et, cherchant à fuir les flammes, il vit une porte par laquelle, s’étant acheminé, il entra dans la salle, où il trouva la reine du ciel avec beaucoup de saints qui lui faisaient cortège. Esquilio se jeta tout d’un coup à ses pieds ; mais avec des yeux sévères elle le repoussa loin d’elle, et ordonna que de nouveau il fût mené au feu. Le malheureux implora les saints, et ceux-ci eurent de Marie cette réponse, qu’Esquilio était un grand scélérat, et qu’il n’avait pas même récité un Ave Maria. Les saints s’interposèrent de nouveau, disant qu’il avait changé de conduite, et cependant Esquilio, plein d’une grande terreur, promettait de se donner tout entier à l’Esprit et de le servir tant qu’il vivrait. Alors la Vierge, lui ayant fait une sévère réprimande, l’exhorta à racheter ses péchés par la pénitence, à garder sa promesse, et révoqua l’ordre qu’elle avait donné de le jeter dans le feu. » — Deux jeunes gens se promenaient en bateau sur le Pô ; l’un d’eux récite l’office de la madone, l’autre refuse, disant que c’est jour de congé. La barque chavire, et tous deux invoquent la Vierge ; elle arrive, prend par la main le premier et dit à l’autre : « Puisque tu ne t’es point cru obligé de m’honorer, je ne suis pas obligée de te sauver, » et il se noie. — Un jeune libertin avait dérobé une des plumes avec lesquelles on inscrivait sur le registre les noms des fidèles qui s’affiliaient à la congrégation de Marie ; il prend cette plume pour écrire un billet doux et reçoit sur la joue un grand soufflet, sans voir la main qui l’a frappé. En même temps, il entend ces paroles : « Scélérat, ; as-tu bien l’audace de souiller une chose qui m’est consacrée ? » Il tombe à terre, et sa joue reste meurtrie pendant plusieurs jours. — J’en passe, et d’aussi étranges. Ce sont de pareils récits qui nourrissent ici l’esprit des femmes, même des grandes dames ; on leur conte que lorsque sainte Thérèse, interrompant une lettre, s’en allait dans le jardin, Jésus Christ venait achever la lettre. Les maris ont reçu une éducation semblable, et jamais l’empreinte enfoncée par l’éducation ne s’efface ; j’en ai vu de très-cultivés qui ne trouvaient rien à reprendre dans ces récits ni dans ces petits livres. D’ailleurs beaucoup d’esprits qui semblent affranchis suivent la foule. On s’en étonne ; ils répondent d’abord : « Nous y sommes forcés. » Après un peu d’intimité ils ajoutent « Cela ne fait pas de mal, et cela peut faire du bien ; au cas où les prêtres diraient vrai, il faut se précautionner. » Hier, un de nos amis, apprenant qu’une femme de la société vient de partir pour visiter une madone qui remue les yeux, laisse échapper un sourire. Un jeune officier qui est là prend l’air sérieux, lui dit qu’il a fait ce voyage avec huit de ses amis, et qu’ils ont vu effectivement la madone remuer les yeux. — Sur ce chemin, on peut aller loin. La comtesse N…, qui a deux enfants, a mis l’un sous la protection de Notre-Dame de Spolète, l’autre sous celle de Notre-Dame de Vivalcaro ; à ses yeux ce sont deux personnes différentes : pour ces imaginations véhémentes et positives, la statue est non pas une représentation, mais une déesse vivante. À la fin, ayant plus de confiance en Notre-Dame de Vivalcaro, elle a mis ses deux enfants sous sa protection unique.

D’après cela tu t’imagines quelle peut être la religion des gens du peuple. Un cocher qu’emploie un de mes amis est emporté par ses chevaux à la descente du Pincio ; il voit que rien ne peut les retenir, et à la première madone qu’il aperçoit il fait un vœu. Le cheval se brise le crâne contre un mur, lui-même est lancé contre une fenêtre grillée, s’accroche aux barreaux, en est quitte pour des écorchures. Là-dessus, il fait exécuter deux tableaux en manière d’ex-voto, l’un qui le représente au moment où il prononce son vœu, l’autre qui le peint au moment où il est jeté contre le grillage. — Une femme de chambre de la comtesse N… a joué à la loterie, comptant sur la protection de trois saints ; elle a perdu, et depuis ce temps ne fait plus de dévotions aux saints qui l’ont mal servie. — Ces sortes d’esprits se frappent si fort qu’ils inventent des superstitions même en dehors de l’enceinte officielle ; par exemple, la servante de N… assure que le pape est jettatore : s’il est bien portant et peut donner la bénédiction le jour de Pâques, il pleuvra ; s’il est malade, le temps sera beau. — Naturellement les instructions et les catéchismes travaillent dans le même sens. Je suis entré un jour dans une église où un ecclésiastique faisait l’instruction à quarante petites filles de sept ou huit ans ; elles se retournaient curieusement, elles clignaient de l’œil, chuchotaient avec une mine de souris futées ; tous ces petits corps avides de mouvement, toutes ces petites têtes éveillées et mutines frétillaient en place. Lui, d’un air doux, paternel, allait de banc en banc, contenant de la main la couvée remuante et répétant toujours le même mot : il diavolo. « Prenez garde au diable, mes chers enfants, le diable qui est si méchant, le diable qui veut dévorer vos âmes, etc. » Dans quinze ans, dans vingt ans, le mot leur reviendra, et avec le mot l’image, la gueule horrible, les griffes aiguës, la flamme brûlante, et le reste. — Un habitué de l’église d’Aracœli raconte que pendant tout le carême les sermons ont uniquement roulé sur le jeûne et les mets défendus ou permis ; le prédicateur gesticule et marche sur un échafaud, décrivant l’enfer, puis tout aussitôt les diverses façons d’accommoder le macaroni et la morue, façons très-nombreuses et qui rendent inexcusables les gourmands qui font gras. — Ces jours-ci, sur le Corso, un charcutier avait arrangé ses jambons en forme de sépulcre ; au-dessus s’étageaient des lumières et des guirlandes, et l’on voyait dans l’intérieur un bocal où nageaient des poissons rouges. — Le principe est qu’il faut parler aux sens. L’Italien n’est pas accessible, comme l’Allemand ou l’Anglais, aux idées nues ; involontairement il les incorpore dans une forme palpable ; le vague et l’abstrait lui échappent ou lui répugnent ; la structure de son esprit impose à ses conceptions des contours arrêtés, un relief solide, et cette invasion incessante des images précises qui jadis a fait sa peinture, fait aujourd’hui sa religion.

Il faut se maintenir dans ce point de vue, qui est celui des naturalistes : toute mauvaise humeur s’en va, l’esprit se pacifie, on ne voit plus autour de soi que des effets et des causes ; les choses expliquées perdent leur laideur ; du moins on cesse d’y songer en contemplant les forces productives qui d’elles-mêmes, comme toutes les forces naturelles, sont innocentes, quoiqu’on puisse les employer au mal ou les tourner au bien. Même les injures et les violences intéressent : on éprouve la curiosité d’un physicien qui, ayant observé l’électricité, comprend l’orage, et oublie son jardin grêlé en vérifiant l’exactitude des lois qui l’empêchent d’avoir des fruits à son dessert. Tous les trois jours au moins, je lisais dans les journaux des déclamations tonnantes contre deux écrivains célèbres de notre temps, — l’un si brillant, si aimable, si vif, si français, si spirituel, qu’on oublie de remarquer son bon sens, qui est égal à son esprit ; — l’autre si large, si délicat, si fécond en idées générales, si expert et si raffiné dans l’art de sentir et d’indiquer les nuances, si heureusement doué et si bien muni, que la philosophie et l’érudition, les hautes conceptions d’ensemble et la minutieuse philologie littérale sont de l’hébreu pour lui, — bref M. About, l’auteur de la Question romaine, et M. Renan, l’auteur de la Vie de Jésus. Tous les trois jours, on les appelait scélérats ; j’ai lu un article intitulé Renan e il diavolo, où l’on prouvait que les ressemblances entre les deux personnages sont nombreuses. Rien de plus naturel : en passant par certains esprits, les choses prennent une certaine couleur ; les lois de la réfraction mentale l’exigent ainsi, et ne sont pas moins puissantes que celles de la réfraction physique. J’ai vu un effet semblable, ces jours derniers, au Capitole : il s’agit de l’histoire telle qu’elle devient, lorsqu’elle a été élaborée, déformée et grossie, en traversant les cerveaux populaires. Deux soldats français regardaient une Judith, qui vient de tuer Holopherne ; le premier dit à l’autre : « Tu vois bien cette femme-là ? Eh bien, c’est une nommée Charlotte Corday, et l’autre c’est Marat, un homme qui l’entretenait, et qu’elle a assassiné dans sa baignoire ; faut dire que toutes ces femmes entretenues sont des canailles. »
28 mars. La campagne.


Nous partons à huit heures du matin pour Albano, et nous sortons par la place San-Giovanni. C’est la plus belle de Rome, et je te l’ai décrite ; mais je la trouve encore plus belle que la dernière fois. Lorsqu’au delà de la porte on se retourne, on a devant soi cette façade de Saint-Jean-de-Latran qui, au premier coup d’œil, semble emphatique ; à cette heure matinale, dans le grand silence, au milieu de tant de ruines et de choses champêtres, elle ne l’est plus : on la trouve aussi riche qu’imposante, et le soleil verse sur ses hautes colonnes pressées, sur son assemblée de statues, sur ses solides murs dorés, la magnificence d’une fête et l’éclat d’un triomphe.

Les haies verdissent, les ormes bourgeonnent ; de loin en loin, un pêcher, un abricotier rose luit aussi charmant qu’une robe de bal. La grande coupole du ciel est toute lumineuse. L’aqueduc de Sixte-Quint, puis l’aqueduc ruiné de Claude, allongent à gauche dans la plaine leur file d’arcades, et leurs courbes s’arrondissent avec une netteté extraordinaire dans l’air transparent. Trois plans font tout ce paysage : la plaine verte, chaudement éclairée par l’averse de rayons ardents, — la ligne immobile et grave des aqueducs, — plus loin les montagnes dans une vapeur dorée et bleuâtre. On aperçoit dans les creux, sur les hauteurs, des troupeaux de chèvres et de bœufs aux longues cornes, des toits coniques de bergers, semblables à des huttes de sauvages, quelques pâtres, les jambes enveloppées dans une peau de bique, et çà et là, à perte de vue, un reste de villa antique, un tombeau rongé par la base, un pilier couronné de lierre, rares débris qui semblent ceux d’une cité immense, balayée tout entière par un déluge. Des paysans à l’œil luisant, au teint jaune, chevauchent à travers champs pour gagner la route. Le relais est une bâtisse lézardée, roussie, lépreuse, sorte de tombeau muet où gisent dans leurs manteaux deux hommes minés par la fièvre.

On arrive à l’Ariccia par un pont superbe, dont les hautes arcades franchissent une vallée ; il a été construit par le pape. B…, qui a parcouru les États romains, dit que les ouvrages d’art n’y manquent pas, et que les grandes routes sont bien entretenues. L’architecture et les bâtisses sont un plaisir de souverain âgé ; l’amour-propre qui pousse un pape à construire une église ou un palais, à inscrire son nom et les armes de sa famille sur toute réparation et tout embellissement, le porte à ces grands travaux qui font contraste avec la négligence générale. D’autres traces indiquent aussi la présence des goûts princiers et de la grande propriété aristocratique. Un duc a planté les larges allées d’ormes qui se déploient au delà du village. Le village lui-même appartient au prince Chigi. Sa villa au bout du pont, toute noircie, a l’air d’un château fort. Au-dessous du pont, son parc couvre la vallée et remonte jusque dans la montagne. Les vieux arbres tordus, les troncs monstrueux crevassés par l’âge, les chênes-verts dans toute la splendeur de leur jeunesse éternelle y pullulent, rafraîchis par les eaux courantes. Les têtes grises et moussues se mêlent aux têtes vertes ; les buissons se révèlent déjà d’un vert tendre, qui manque par places et semble un voile délicat accroché et retenu par les doigts épineux des branches. Toutes ces teintes, sous les alternatives du soleil et de l’ombre, se nuancent avec une variété et une harmonie charmantes. La terre du printemps s’est amollie et enfante ; on sent vaguement la fermentation de la multitude vivante qui se remue dans les profondeurs ; les jets frêles affleurent à travers les écorces ; de petites pointes vertes luisent dans l’air traversé et peuplé par les rayons agiles ; les fleurs rient déjà en couvées éclatantes, capricieusement, au bord des sources. Que les pierres et les monuments auprès des créatures naturelles sont peu de chose !

Nous dînons à Genzano, et nous sommes obligés d’aller nous-mêmes acheter de la viande ; l’aubergiste refuse de se compromettre, mais nous indique une boutique de saucissons. Cette auberge est tout à fait sauvage : c’est une sorte d’écurie soutenue par une haute arcade. Les mulets, les ânes entrent et sortent, longeant les tables, et leurs pieds sonnent sur le pavé. Les toiles d’araignée pendent aux poutres noircies, et la lumière du dehors entre par une grande ondée où nagent en tourbillons les poussières de l’ombre. Point de cheminée ; l’hôtesse fait la cuisine sur un âtre dont la fumée se répand à travers la salle ; du reste la porte de devant et celle de derrière sont ouvertes et font un courant d’air. Je suppose que don Quichotte, il y a trois cents ans, trouvait dans les plaines brûlées de la Manche des auberges pareilles. Pour chaises, des bancs de bois ; pour mets, des œufs et encore des œufs. — Les petits mendiants nous poursuivent jusqu’à table avec une importunité incroyable. On ne peut pas décrire leurs guenilles et leur saleté. L’un d’eux porte un pantalon tellement déchiré qu’on voit la moitié des deux cuisses ; les loques pendillent autour. Une vieille femme a sur la tête, en guise de capuchon, un torchon de cuisine, je ne sais quel débris de paillasson où un régiment semble s’être décrotté les pieds. — Les rues latérales sont des cloaques biscornus, où les pierres pointues alternent avec les ordures. La ville a pourtant de grandes constructions qui semblent anciennes ; mes amis disent que dans les montagnes on trouve encore des villages bâtis au quinzième siècle, si bien bâtis que trois cents ans de décadence n’ont pas suffi à gâter ni user l’œuvre de la prospérité primitive.

Nous sommes allés au lac Nemi, qui est une coupe d’eau au fond d’une vasque de montagnes. Il n’a rien de grand, non plus que le Tibre ; son nom fait sa gloire. Les montagnes qui l’entourent ont perdu leurs forêts ; seuls, sur la grève, de monstrueux platanes accrochés aux rocs par leurs racines s’étalent à demi couchés sur l’eau ; les troncs informes, bosselés, trapus poussent en avant leurs grandes branches blanchâtres, et leurs rameaux plongent dans les petits flots gris. Tout à côté bruit une armée de joncs ; les pervenches et les anémones foisonnent jusque dans la mousse des racines, et les pentes lointaines apparaissent à travers le labyrinthe des rameaux, demi-bleuies par la distance. Un nom, l’ancien nom du lac, arrive aux lèvres, speculum Dianæ, et tout de suite on le revoit tel qu’il était dans les siècles de vie militante et de rites meurtriers, ceint de vastes et noires forêts, désert, quand ses silences n’étaient troublés que par le bramement des cerfs ou le pas des biches qui venaient boire ; le chasseur, le montagnard qui apercevait du haut d’un roc son immobile clarté glauque, sentait sa chair se hérisser comme s’il eût vu les yeux clairs de la déesse ; au fond de cette gorge, sous les pins éternels et la retraite inviolée des chênes séculaires, le lac luisait tragique et chaste, et son onde métallique, avec ses reflets d’acier, était le « miroir de Diane ».

Au retour, quand on a remonté le dos sinueux de la colline, on aperçoit la mer comme une plaque d’argent fondu qui lance des éclairs. La plaine interminable, vaguement diaprée par les cultures, s’étend jusqu’au rivage, et s’arrête cerclée par la bande lumineuse. Puis on suit des allées de vieux chênes entre lesquels s’épandent des buis et le petit peuple toujours riant des arbustes verts ; on ne se lasse pas de cet été immortel auquel l’hiver ne peut toucher. Tout d’un coup, sous les pieds, du haut d’une croupe, on aperçoit le lac d’Albano, grande coupe d’eau bleuâtre comme celui de Nemi, mais plus large et dans une plus belle bordure. En face, au-dessus des coteaux qui forment la coupe, se dresse le Mont-Cavi, sauvage et roussâtre, comme un monstre antédiluvien parent des Pyrénées et des Alpes, seul, âpre au milieu de ces montagnes qui semblent dessinées par des architectes, coiffé bizarrement de son couvent de moines, tantôt sombre sous l’obscurité des nuages, tantôt subitement éclairé par une percée de soleil et souriant avec une gaieté farouche ; — un peu plus bas que lui, Rocca di Papa, échelonnée sur une montagne voisine, toute blanche comme une ligne de créneaux, et rayant de ses maisons suspendues l’air orageux et menaçant ; — tout en bas le lac dans son cratère avec sa couleur d’étain, immobile et luisant comme une plaque d’acier poli, hérissé çà et là par la brise d’imperceptibles écailles, étrangement tranquille, endormi d’une vie mystérieuse et profonde sous les frissons silencieux qui le traversent, et réfléchissant sa bordure dentelée, la riche couronne de chênes qui se nourrissent éternellement de sa fraîcheur. — On relève les yeux, et sur la gauche on voit Castel-Gandolfo avec ses édifices blancs, son dôme rond découpé dans l’air, ses pointes hérissées sur le rebord allongé du mont, comme des coquillages blancs incrustés sur la croupe d’un crocodile, puis enfin tout au fond, par-dessus les crénelures de la montagne, l’infinie campagne romaine et ses millions de taches et de raies noyées sous une couche de brouillard et de lumière.

Un couvent de chartreux est posé sur le bord du lac. Toujours les moines ont choisi leurs sites avec un grand goût et une singulière noblesse d’imagination ; peut-être la vie religieuse, privée des commodités bourgeoises, affranchit-elle l’âme des petitesses bourgeoises ; du moins elle y réussissait autrefois. Malheureusement l’horrible et le grossier viennent s’établir tout de suite auprès du noble. À l’entrée est une grille, et derrière la grille quantité de crânes et d’os de chartreux ornés des inscriptions appropriées ; te figures-tu l’effet sur un paysan, homme d’imagination, qui passe ? La tête et le cœur reçoivent une secousse et le retentissement en dure plusieurs heures. Tout est calculé ici pour ces sortes d’impressions, par exemple l’office à Saint-Pierre. Le grand autel est si loin que l’assistance ne peut saisir les paroles ; je ne dis pas les comprendre : c’est du latin. Peu importe : le majestueux bourdonnement qui arrive aux oreilles, l’éblouissement produit par les chapes d’or, la majesté des masses architecturales suffisent pour troubler vaguement l’âme et maintenir l’homme à genoux.



26 mars.


Ce soir, grande conversation politique ; c’est toujours là qu’on arrive à la fin du dessert, après le café. Je la transcris en rentrant chez moi.

L’interlocuteur principal est un beau jeune homme grave, dont l’italien est si distinct et si harmonieux qu’on dirait une musique. Il est très-vif contre le pouvoir temporel. Je lui présente les objections cléricales :

« Vous jugez le pape, vous perdez la docilité d’esprit et de cœur, vous tournez au protestantisme. » — « En aucune façon : nous sommes et nous restons catholiques ; nous acceptons et nous maintenons une autorité supérieure chargée de régler la foi. Nous ne lui ôtons même pas le pouvoir temporel : on n’ôte aux gens que ce qu’ils ont, et en fait le pape ne l’a plus. Depuis trente ans, s’il règne, c’est par les baïonnettes autrichiennes ou françaises ; il ne subira jamais une pression étrangère plus forte que celle qu’il subit aujourd’hui. Nous ne voulons pas le déposséder, mais régulariser sa dépossession accomplie. Il est par terre, asseyons-le. »

Je reprends et j’insiste : « Le principe du catholicisme n’est pas seulement que la foi est une, mais encore que l’Église est une. Or, si le pape devient citoyen d’un État particulier, italien, français, autrichien, espagnol, très-probablement, au bout d’un siècle ou deux, il tombera sous la domination du gouvernement dont il sera le sujet ou l’hôte, comme il arriva jadis au pape d’Avignon chez le roi de France. Alors, par jalousie et besoin d’indépendance, les autres États feront des antipapes, ou tout au moins des patriarches distincts, comme celui de Saint-Pétersbourg et celui de Constantinople ; voici venir les schismes, et vous n’avez plus d’Église catholique. — Vous n’avez plus même d’Église indépendante. Sous la main d’un prince, un patriarche, un pape même devient un fonctionnaire ; on le voit bien à Saint-Pétersbourg, on l’a bien vu en France sous Philippe le Bel et Philippe VI ; quand Napoléon voulait établir le pape à Paris, c’était pour en faire un ministre des cultes, très-honoré, mais très-obéissant. Notez que les gouvernements en Europe, surtout en France, ont déjà la main dans toutes les affaires ; que sera-ce s’ils la mettent encore dans toutes les consciences ? Toute liberté périt, l’Europe devient une Russie, un empire romain, une Chine. — Enfin le dogme lui-même est mis en danger. Tirer le pape de son État comme une plante de sa serre chaude, c’est le livrer, et le dogme avec lui, aux suggestions des idées modernes. Le catholicisme, étant immuable, est immobile ; il faut à son chef un pays mort, des sujets qui ne pensent pas, une ville de couvents, de musées, de ruines, une pacifique et poétique nécropole. Imaginez ici une académie des sciences, des cours publics, les débats d’une chambre, de grandes industries florissantes, la vive et universelle prédication d’une morale et d’une philosophie laïques : croyez-vous que la contagion n’atteindra pas la théologie ? Elle l’atteindra ; peu à peu on adoucira, on interprétera les dogmes, on laissera tomber les plus choquants, on cessera d’en parler. Regardez la France, si bien régie, si obéissante au temps de Bossuet : par le seul contact d’une société pensante, le catholicisme s’y tempérait, s’écartait des traditions italiennes, récusait le concile de Trente, atténuait le culte des images, s’alliait à la philosophie, subissait l’ascendant des laïques fidèles, mais lettrés et raisonneurs. Que serait-ce au milieu des audaces, des découvertes et des séductions de la civilisation contemporaine ? Déplacer ou détrôner le pape, c’est, au bout de deux siècles, transformer la foi. »

Réponse : « Tant mieux. À côté des catholiques superstitieux, il y a les véritables, et nous en sommes ; que l’Église se réforme et se métamorphose sagement, lentement, au contact adouci de l’esprit moderne, c’est ce que nous souhaitons. — Pour les schismes, ils sont aussi menaçants sous un pape protégé que sous un pape dépossédé ; la puissance qui tient garnison à Rome a le même ascendant sur lui que le prince dont il sera le sujet ou l’hôte. S’il est un expédient qui garantisse son indépendance, c’est le nôtre ; nous lui donnerons la rive droite du Tibre, Saint-Pierre, Civita-Vecchia ; il vivra là dans une petite oasis, avec une garde d’honneur et des contributions fournies par tous les États catholiques, sous la protection et parmi les respects de l’Europe. — Quant au danger de réunir les pouvoirs spirituel ou temporel dans la main du prince, permettez-nous de vous dire que la chose est ainsi dans les pays protestants, par exemple en Angleterre, et que ces pays n’en sont pas moins libres. La réunion des deux pouvoirs ne produit donc pas toujours la servitude ; elle la consolide dans certains États ; elle ne l’implante pas dans les autres. En attendant, souffrez que nous la repoussions du nôtre, où elle l’établit. S’il y a un péril dans notre plan, c’est pour nous, et non pour le pape : placé au cœur de l’Italie, irrité, il se fera révolutionnaire et travaillera tout le bas peuple contre nous ; mais puisque nous acceptons nos dangers, laissez-nous nos chances, et ne nous imposez pas un régime que vous refusez pour vous ? »

— « Qu’est-ce donc alors que cette transformation de l’Église catholique que vous entrevoyez dans un lointain obscur ? » — Sur ce point les réponses sont vagues. Mes interlocuteurs affirment que le haut clergé italien renferme un assez grand nombre de libéraux, qu’on en trouve même parmi les cardinaux, surtout hors de Rome ; ils citent entre autres dom Luigi Tosti, dont je connais les ouvrages. C’est un religieux bénédictin du Mont-Cassin, fort chrétien et fort libéral, qui a lu les philosophes modernes, connaît l’exégèse nouvelle, est versé dans l’histoire, goûte les spéculations supérieures, esprit généreux, conciliant et large, dont l’éloquence surchargée, poétique, entraînante, est celle d’un George Sand catholique. Ici le clergé n’est pas enrégimenté tout entier, comme en France ; c’est seulement chez nous que l’Église subit par contagion la discipline administrative[6] Certains ecclésiastiques ont en Italie des positions à demi indépendantes : dom Tosti est dans son cloître comme un professeur d’Oxford dans son canonicat ; il peut voyager, lire, penser, imprimer à son aise. Son but est de mettre l’Église d’accord avec la science. Son principe est que la science, étant simplement décomposante, n’est pas la seule voie, qu’il y en a une autre aussi sûre, l’atto sintetico, l’élan de toute la personne, la croyance et l’enthousiasme naturel par lequel l’âme, sans raisonnement ni analyse, découvre et comprend Dieu d’abord et ensuite le Christ. Cette foi généreuse et passionnée par laquelle nous embrassons la beauté, la bonté, la vérité, en elles-mêmes et dans leur source, est seule capable de réunir les hommes en une communauté fraternelle, de les pousser aux belles actions, au dévouement, au sacrifice. Or cette communauté est l’Église catholique ; partant, tout en maintenant son Évangile immuable, l’Église doit s’accommoder aux variations de la société civile : elle le peut, puisqu’elle renferme en son sein « une variété inépuisable de formes ». Elle est sur le point de subir une de ces métamorphoses, mais elle restera, conformément à son essence, « la maîtresse de la morale. » — Tout cela ne définit pas la métamorphose, et le P. Tosti lui-même dit qu’elle est un secret entre les mains de Dieu[7].

Là-dessus le comte N…, un fin et perçant esprit italien que je commence à beaucoup aimer et à bien connaître, m’a tiré à part dans un coin sombre et m’a dit : « Ces jeunes gens vont entrer dans la poésie, essayons d’en sortir. Mettons de côté pour un instant la sympathie, le patriotisme, la rancune ou les espérances ; considérons le catholicisme comme un fait ; tâchons de compter les forces qui le soutiennent et de voir dans quel sens et dans quelles limites la civilisation moderne contre-pèse ou infléchit leur action. » Ainsi posée, la question est un problème de mécanique morale, et voici, ce nous semble, à quelles conjectures on aboutit sur ce terrain.

La première de ces forces est l’ascendant des rites. Le propre du sauvage, de l’enfant, de l’esprit tout à fait inculte, imaginatif ou grossier, c’est le besoin de se faire un fétiche, j’entends d’adorer le signe au lieu de la chose signifiée ; il proportionne sa religion à son intelligence, et, ne pouvant comprendre les idées nues ou les sentiments incorporels, il sanctifie des objets palpables et des pratiques sensibles. Telle fut la religion au moyen âge ; elle subsiste encore presque intacte chez un pâtre de la Sabine, chez un paysan de la Bretagne. Un doigt de saint Yves, un froc de saint François, une statue de sainte Anne ou de la Madone dans ses habits neufs et brodés, voilà Dieu pour eux ; une neuvaine, un jeûne, un chapelet assidûment compté, une médaille soigneusement baisée, voilà pour eux la piété. À un degré supérieur, le saint local, la Vierge, les anges, la peur et l’espoir qu’ils excitent, composent la religion. Aux deux degrés, le prêtre est considéré comme un être supérieur, dépositaire de la volonté divine, dispensateur des grâces célestes. Tout cela dans les pays protestants a été détruit par la réforme de Luther, et dure atténué dans les pays catholiques, parmi les simples et les demi-simples, surtout chez les peuples qui ont l’imagination chaude et ne savent pas lire. Cette force va se réduisant à mesure que l’instruction et la culture d’esprit se propagent ; sur ce point, le catholicisme, pressé par la civilisation moderne, laisse s’écailler la croûte idolâtrique du moyen âge. En France, par exemple, depuis le dix-septième siècle, cette portion des croyances et des pratiques tombe en désuétude, du moins dans la classe un peu éclairée. Sans doute il en reste encore, il en restera toujours quelque chose ; mais c’est une vieille enveloppe qui s’amincit, se troue et s’en va.

La seconde de ces forces est la possession d’une métaphysique complète, formulée et fixée. À ce titre, le catholicisme est en guerre ouverte, sinon avec les sciences expérimentales, du moins avec leur esprit, leur méthode et leur philosophie. Sans doute il peut tourner, transiger, tenir ferme sur des points particuliers, dire que Moïse a prévu la théorie de l’éther lumineux, puisqu’il fait naître la lumière avant le soleil, prétendre que les périodes géologiques sont à peu près indiquées dans les journées de la Genèse, choisir ses postes dans les terrains inexplorés, ardus ou embarrassés, comme la génération spontanée, les fonctions cérébrales, le langage primordial, etc. Néanmoins il répugne invinciblement à la doctrine qui soumet toute affirmation au contrôle des expériences répétées et des analogies environnantes, qui pose en principe l’immuabilité des lois physiques et morales, qui réduit les entités à n’être que des signes commodes pour noter les faits généraux. En effet, il a conçu sa métaphysique à une époque d’exaltation et de subtilité extraordinaires, où de toutes parts les esprits, échafaudant triades sur triades, ne voyaient plus dans la nature qu’un marchepied obscur perdu sous les arcades superposées, resplendissantes, interminables, des êtres mystiques et surnaturels. — Cette hostilité constatée, il faut remarquer que les découvertes des sciences, leurs applications à la vie courante, leurs empiétements dans les domaines inexplorés, leur ascendant sur les opinions humaines, leur influence sur l’éducation et les habitudes de l’esprit, leur domination sur les spéculations supérieures et dans les vues d’ensemble, bref leur force va croissant. Partant l’adversaire recule, et il ne peut pas, comme le paganisme au temps de Proclus et de Porphyre, se réfugier sous les interprétations, quitter la chose en gardant le nom, dire qu’il perce le symbole et pénètre jusqu’au sens ; car la critique est née depuis un siècle, et aujourd’hui l’on sait trop bien le passé pour le confondre avec le présent ; quand Hegel ou tout autre conciliateur présente la philosophie du dix-neuvième siècle comme l’héritière et l’interprète de la métaphysique du troisième, il intéresse des étudiants, mais il fait rire des historiens. Donc le catholicisme sera obligé d’abandonner son bagage alexandrin, comme son bagage féodal ; il ne les jettera pas à la mer, car il est conservateur, mais il les laissera couler à fond de cale ; je veux dire qu’il en parlera peu, qu’il cessera de les étaler, qu’il produira à la lumière d’autres parties de lui-même. C’est ce qu’a fait jadis ouvertement et ce que fait aujourd’hui insensiblement le protestantisme : il a dépouillé sous Luther la rouille barbare, et s’agite par l’exégèse moderne pour dépouiller la rouille byzantine ; après avoir dégagé le christianisme des rites, il le dégage des formules, et l’on peut affirmer que, même dans les pays catholiques, la plupart des gens du monde, orthodoxes des lèvres, mais au fond demi-ariens, demi-unitaires, un peu déistes, un peu sceptiques, assez négligents, théologiens plus que faibles, trouveraient, s’ils s’examinaient à fond, un notable intervalle entre leur catholicisme et les pratiques du moyen âge ou les entités de Sainte-Sophie et du Sérapion.

Ce sont là des forces mortes, c’est-à-dire constituées par la vitesse acquise, et qui n’agissent que par l’inertie naturelle de la matière humaine. Voici maintenant les forces actives, c’est-à-dire incessamment renouvelées par des impulsions nouvelles. En premier lieu, le catholicisme possède une Église monarchique savamment organisée, la plus puissante machine administrative qui fut jamais, recrutée par en haut, subsistante par elle-même, soustraite à l’intervention des laïques, sorte de gendarmerie morale qui fonctionne à côté des gouvernements pour maintenir l’obéissance et l’ordre. À ce titre, et comme en outre par son fonds il est ascétique, c’est-à-dire hostile au plaisir sensible, il peut être considéré comme un frein excellent contre l’esprit de révolte et les convoitises sensuelles. C’est pourquoi toute société menacée par une théorie comme le socialisme ou par des passions avides comme celles de la démocratie contemporaine, tout gouvernement absolu ou fortement centralisé le soutient pour s’appuyer sur lui. Plus le déclassement des hommes est universel et rapide, plus les appétits et les ambitions s’exaltent, plus le tourbillonnement par lequel les couches d’en bas tâchent de déplacer les couches d’en haut est désordonné et alarmant, plus aussi l’Église semble salutaire et protectrice. Plus un peuple est disciplinable comme la France, enclin ou obligé, comme la France et l’Autriche, à remettre sa conduite aux mains d’une autorité extérieure, plus il est catholique. Sans doute l’établissement des gouvernements parlementaires ou républicains, l’émancipation et l’initiative de l’individu travaillent dans un sens contraire ; mais il n’est pas sûr que l’Europe marche vers cette forme de société, du moins qu’elle y marche tout entière. Si la France continue d’être ce qu’elle est depuis soixante ans et ce qu’elle semble être par essence, une caserne administrative exempte de vol et bien tenue, le catholicisme peut y subsister indéfiniment.

La seconde force active est le mysticisme. Par Jésus et la Vierge, par la théorie et les sacrements de l’amour, le catholicisme offre un aliment aux imaginations tendres et rêveuses, aux âmes malheureuses ou passionnées. C’est de ce côté seulement qu’il se développe depuis deux siècles, par le culte de la Vierge et du Sacré-Cœur, tout récemment par la proclamation du dernier dogme, celui de l’immaculée conception. Les bénédictins de Solesmes, qui ont édité saint Liguori, font sur ce point des aveux frappants[8]. Ils disent que l’ancienne théologie était dure, que l’Église a reçu des clartés nouvelles, que, par une révélation spéciale, elle met aujourd’hui en lumière la mansuétude et la bonté divines, que le dogme et le sentiment de l’amour sont arrivés au premier rang, que la dignité infinie répandue sur la personne de Marie offre enfin aux fidèles l’autel où pourront délicieusement s’épancher toutes les délicatesses de l’adoration. Voilà une poésie féminine et sentimentale ; joignez-y celle du culte ; à tous les tournants de siècle, à l’époque des grandes dissolutions de doctrines, ces deux poésies recueillent les esprits découragés, exaltés ou malades. Depuis la chute de la civilisation antique, un grand dérangement s’est fait dans la machine humaine ; l’équilibre primitif des races saines, tel que l’entretenait la vie gymnastique, a disparu. L’homme est devenu plus sensible, et l’énorme augmentation récente de la sécurité et du bien-être n’a fait qu’accroître son mécontentement, ses exigences et ses prétentions. Plus il a, plus il souhaite ; non-seulement ses désirs dépassent sa puissance, mais encore la vague aspiration de son cœur l’emporte au delà des convoitises de ses sens, des rêves de son imagination et des curiosités de son esprit. C’est l’au-delà qu’il désire, et le tumulte fiévreux des capitales, les excitations de la littérature, l’exagération de la vie sédentaire, artificielle et cérébrale, ne font qu’irriter la souffrance de son désir inassouvi. Depuis quatre-vingts ans, la musique et la poésie s’emploient à étaler la maladie du siècle, et l’encombrement des connaissances, la surcharge de travail, l’immensité de l’effort que comportent la science et la démocratie modernes, semblent plutôt faits pour exaspérer la plaie que pour la guérir. À des âmes si fatiguées et si avides, le charmant quiétisme peut quelquefois sembler un refuge ; nous nous en apercevons chez nos femmes, qui ont nos maux sans avoir nos remèdes. Dans la classe inférieure, parmi les très-jeunes filles, au milieu du vide de la province, il peut, par les séductions de sa poésie mondaine et coquette, par son étalage de symboles attendrissants et corporels, gagner beaucoup d’âmes, et peut-être verra-t-on un jour la famille divisée laisser la moitié d’elle-même chercher dans l’amour idéal l’épanchement intime, le rêve amollissant, la délicieuse angoisse que l’amour terrestre ne lui donne point.

Telle est donc la transformation probable et l’on peut dire la transformation présente du catholicisme. Atténuer les rites, sauf pour les simples, laisser tomber la métaphysique, sauf dans ses écoles, serrer sa hiérarchie administrative et développer ses doctrines sentimentales, c’est ce qu’il fait depuis le concile de Trente. Il semble qu’il doive dorénavant et par excellence parler aux gouvernements et aux femmes, devenir répressif et mystique, faire des ligues et fonder des sacrés-cœurs, être un parti de politiques et un asile d’âmes malades. Comme le progrès des sciences positives et l’assiette du bien-être industriel empêchent l’exaltation nécessaire à l’établissement d’une religion nouvelle, on ne voit pas de terme à sa durée ; jamais un peuple n’a quitté sa religion que pour une religion différente. On n’aperçoit pour lui à l’horizon qu’une grande crise, et celle-là dans un siècle ou deux, je veux dire l’intervention du nouveau protestantisme. Celui de Luther et de Calvin, rigide et littéral, répugnait aux peuples latins ; celui de Schleiermacher et de Bunsen, adouci, transformé par l’exégèse, accommodé aux besoins de la civilisation et de la science, indéfiniment élargi et épuré, peut devenir par excellence la religion philosophique, libérale et morale, et gagner, même dans les pays latins, cette classe supérieure qui, sous Voltaire et Rousseau, avait adopté le déisme. Si le combat se livre, il sera digne d’attention ; car entre une philosophie et une religion il ne pouvait aboutir, chacune des deux plantes ayant sa racine indépendante et indestructible ; entre deux religions, ce serait autre chose. Si le catholicisme résiste à cette attaque, il me semble qu’il sera désormais à l’abri de toutes les autres. Toujours la difficulté de gouverner les démocraties lui fournira des partisans ; toujours la sourde anxiété des cœurs tristes ou tendres lui amènera des recrues ; toujours l’antiquité de la possession lui conservera des fidèles. Ce sont là ses trois racines, et la science expérimentale ne les atteint pas, car elles sont composées non de science, mais de sentiments et de besoins. Elles peuvent être plus ou moins ramifiées, plus ou moins profondes, mais il ne semble pas que l’esprit moderne ait prise sur elles : au contraire, en beaucoup d’âmes et en certains pays, l’esprit moderne introduit des émotions et des institutions qui par contre-coup les consolident, et un jour Macaulay a pu dire, dans un accès d’imagination et d’éloquence, que le catholicisme subsistera encore, dans l’Amérique du Sud par exemple, lorsque des touristes partis de l’Australie viendront, sur les ruines de Paris ou de Londres, dessiner les arches démantelées de London-Bridge ou les murs écroulés du Panthéon.

  1. Voyez M. de Valbezen, les Anglais dans l'Inde.
  2. Le marquis Pepoli, Finances pontificales. En 1797. il n’avait que 217 millions.
  3. Le marquis Pepoli, Finances pontificales. — Voyez aussi les Mémoires du cardinal Consalvi.
  4. 23 mars. « La marquise Giulia *** offre au saint-père un anneau d’or avec un ex-voto pour obtenir de saint Joseph une grâce spéciale. » 26 mars. « Un fils qui prie pour la guérison de sa mère offre au saint-père 10 francs et 10 autres francs à la madone de Spolète pour obtenir la grâce demandée. »
  5. Saint Liguori, édit. des bénédictins de Solesmes, 1834, tome I, p. 495 :

    « Savez-vous comment les choses se passent dans le ciel ? La sainte Vierge se place devant son divin Fils, et lui montre son sein où il resta enfermé pendant neuf mois, et ses mamelles sacrées auxquelles tant de fois elle l’allaita. Le Fils se place devant son Père tout-puissant, et lui montre son côté ouvert et les plaies sacrées qu’il reçut pour nous. À la vue des deux gages de l’amour de son Fils, Dieu ne peut lui refuser et nous obtenons tout. »

    Saint Liguori est le casuiste le plus accrédité des temps modernes ; en outre, il a écrit divers traités de spiritualité. Je prie le lecteur de lire son Règlement de la vie d’un chrétien, ses Poésies spirituelles, ses gloires de Marie, et sa théologie dogmatique, chapitres De Matrimonio et De Restitutione, lib. III, dubium vi, articulus iv.

  6. « Mon clergé est comme un régiment : il doit marcher, et il marche. » Discours du cardinal de Bonnechose au Sénat, session de 1865.
  7. Prolegomeni alla storia universale della Chiesa.
  8. Préface de l’édition complète, t. Ier, 1834. Saint Liguori « est un anneau nécessaire qui prolonge jusqu’à nos temps cette chaîne merveilleuse au moyen de laquelle depuis trois siècles la terre s’est rapprochée du ciel… Le Christ confie à son église de nouveaux secrets, il l’initie de jour en jour aux incommensurables mystères de son cœur… Une onction inconnue aux premiers siècles de notre foi a pénétré le cœur des amis de Dieu… Le culte de l’épouse est devenu plus tendre, de nouvelles amabilités de l’époux lui ont été révélées… Chez les catholiques, le mystère de l’eucharistie est à lui seul toute une religion ; c’est surtout depuis les six derniers siècles que cette religion du corps de Jésus-Christ a reçu un nouveau développement… Les prérogatives de Marie, cette incomparable vierge, nous ont été montrées sous un jour nouveau… Héritiers de l’amour, nous qui la voyons s’interposer comme un doux nuage et tempérer délicieusement l’éclat des rayons du soleil dont elle fut l’aurore, nous la proclamons médiatrice toute-puissante du genre humain… Symbolisé dans un cœur, le christianisme a pu tirer les dernières conséquences de la loi de grâce sur lesquelles il est fondé… Dans cet âge de miséricorde, les préceptes du Seigneur n’ont dû être pour ainsi dire que les lois organiques de l’amour… L’affreux jansénisme parut avec sa morale dure comme ses dogmes et ses dogmes repoussants comme sa morale. »