Tamaris (RDDM)/03

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Revue des Deux Mondes2e période, tome 38 (p. 5-50).
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III.

Hyères est une assez jolie ville, grâce à ses beaux hôtels et aux nombreuses villas qui la peuplent et l’entourent. Sa situation n’a rien de remarquable. La colline, trop petite, est trop près, la côte est trop plate et la mer trop loin. Tout l’intérêt pour moi fut d’examiner ses jardins, riches en plantes exotiques d’une belle venue. Les pittospores et les palmiers y sont des arbres véritables. L’ami que je comptais rencontrer était parti[1]. J’errai seul aux environs durant quelques jours, et je revins convaincu que, si le climat y était moins brutal qu’aux environs de Toulon, la nature de ceux-ci, pittoresquement parlant, était infiniment plus grandiose et plus belle.

Ce qu’il y avait de plus remarquable à Hyères, c’était précisément la vue des montagnes de Toulon, les deux grands massifs calcaires du Phare et du Coude, dont les profils sont admirables de hardiesse. Vu de face, c’est-à-dire de la mer, le Pharon n’est qu’une masse grise absolument nue et aride qui, par ses formes molles, ressemble à un gigantesque amas de cendres moutonnées par le vent ; mais les lignes du profil exposé à l’est sont splendides. Le Coudon est beau sur toutes ses faces. Peu pressé de rentrer à Toulon, je résolus d’aller voir le pays du haut de cette montagne, qui est en somme la plus intéressante de la contrée. Je retournai donc vers Toulon par la route qui vient de Nice, et que je quittai à La Vallette. Je m’enfonçai seul, à pied, dans la gorge qui sépare le Coudon du Pharon, et je commençai à monter le Coudon par une route de charrettes qui s’arrête au hameau de Turris.

Le terrain de ces collines ne m’offrit aucun intérêt botanique. J’en profitai pour contempler le défilé des blocs de calcaire traînés vers la vallée sur cette route très rapide par les plus forts chevaux et les plus forts mulets que j’aie jamais vus. Ces attelages descendent par convois de cinq, et je rencontrai cinq convois dont je dus me garer, car ces masses roulantes ne peuvent s’arrêter sur place. C’était du reste un beau spectacle que celui de ces monstrueux chars portant des quartiers de montagne. Les roues étaient bandées par des arbres fraîchement coupés, tendus en arcs et passés sous les moyeux. Le calme des chevaux énormes placés dans le brancard, l’ardeur des mulets moins dociles secouant leurs ornemens rouges, les figures et les cris sauvages des conducteurs à pied, le bruit des chaînes qui servent de traits, le grincement des moyeux souvent trop larges pour les parois du chemin encaissé, le bruit sourd des roues descendant et brisant les escaliers de rocher, tout cela présentait un ensemble de vie énergique dans le cadre d’une région âpre et morne. Le travail de l’homme était là en pleine émission de puissance. Les animaux, soignés et nourris comme méritent de l’être des bêtes d’un grand prix, étaient magnifiques, caractérisés comme des études de Géricault, mais d’un type plus noble. À un endroit aplani où l’un de ces convois faisait halte, j’interrogeai les conducteurs. J’appris que les vingt-cinq chars, attelés de cinq chevaux chacun, ne pouvaient être évalués à moins d’un total qui dépassait deux cent mille francs, sans parler du chargement.

Comme la journée s’avançait et que je ne voulais pas perdre mon temps à errer, je cherchai un guide à Turris, qui est situé sur la croupe de la montagne, à l’entrée de la forêt. Un vieux charbonnier qui s’y rendait m’offrit de me conduire : j’acceptai, mais au bout d’un quart d’heure de marche je vis qu’il allait au hasard ; il m’avoua qu’il n’était pas du pays même et n’était pas monté là depuis vingt ans.

— Alors, lui dis-je, allez où bon vous semblera ; j’en sais aussi long que vous.

Il haussa les épaules sans rien dire et disparut dans le fourré. Évidemment il m’avait déjà égaré, car on m’avait parlé d’un sentier commode à suivre, et il n’y en avait plus trace autour de moi. La forêt n’était plus qu’un taillis de petits arbres bossus et malheureux ; mais ils masquaient partout la vue, et, tout en gravissant la pente, je cherchais une clairière pour m’orienter.

Au bout d’une heure de marche, je me trouvai auprès d’une tête blanche que je crus devoir être celle du mont. Je gagnai le pied de sa paroi verticale ; mais là je vis que c’était un simple contre-fort de la cime réelle, et que j’avais une clairière à traverser pour atteindre celle-ci. La clairière franchie, la cime n’était qu’un autre contre-fort. Cette longue terrasse lisse et montant en ligne douce vers la brisure de la montagne, cette surface blanche et plane que j’avais vue d’Hyères et de Tamaris, et que du pied même du Coudon on croit voir encore, offrait une suite de créneaux assez réguliers séparés par des vallons. J’en traversai ainsi une demi-douzaine, tous plus jolis l’un que l’autre et semés de massifs très frais percés de roches bien pures, et tapissés tantôt d’un beau gazon, tantôt de grandes plaques de sable lin piétinées par les loups, qui vivent là fort tranquilles, à une lieue à vol d’oiseau au-dessus du grand mouvement et du grand bruit de la ville et de la rade de Toulon.

J’avais laissé loin derrière moi les dernières huttes des charbonniers de la forêt ; j’étais en plein désert par une soirée magnifique. Ma vue était complètement enfermée par les créneaux successifs de la montagne ; mais, abrité de tous les vents, je respirais un air souple et délicieux. Ma tristesse s’en allait. Les plantes des régions élevées se montraient et commençaient à m’intéresser ; enfin la sensation de la solitude absolue exerçait sa magie sur mon imagination, quand j’entendis une voix forte qui semblait déclamer avec emphase dans le silence profond de ce sanctuaire.

Je marchai dans la direction de la voix, et vis mon vieux charbonnier qui courait les bras étendus vers la cime, parlant haut, gesticulant et comme en proie à une sorte de vertige. Je l’observai et me convainquis bientôt qu’il était un de ces sorciers de campagne qui croient à leurs conjurations. Je me rappelai que, dans le pays, la race des charbonniers et des autres ouvriers forestiers de montagne passe pour très exaltée. On m’avait assuré que beaucoup d’entre eux devenaient fous, ou tombaient dans une mélancolie noire qui les conduisait au suicide. C’est qu’en effet l’austérité des montagnes de Provence semble un milieu impossible pour cette race éminemment matérialiste et portée à l’activité de la vie pratique. Le Provençal est poète à la manière des Italiens : tout est image pour lui, et son langage figuré, orné de comparaisons et de métaphores, prouve qu’il ne subit pas la contemplation à l’état de rêverie ; il a besoin de réagir contre la nature, et quand elle réagit sur lui, il doit en être écrasé.

Mon sorcier était, à coup sûr, à moitié fou ; mais il n’agissait pourtant pas au hasard. Il se baissait et se relevait, s’arrêtait et parlait avec une idée suivie, peut-être selon un rite prescrit. Il interrogeait attentivement les pistes nombreuses des animaux sauvages, et je le soupçonnai même d’être un peu lycanthrope. Je le perdis de vue, et gagnai enfin avec quelque fatigue le sommet à angle presque droit de la montagne. C’est après tout une promenade qui n’est pas exorbitante, d’autant plus qu’on peut la faire en grande partie à dos de quadrupède, et je la conseille à tous les amans de la nature pittoresque. La grande masse, brusquement coupée, ne plonge pas dans la mer : une vaste plaine et des falaises l’en séparent ; mais elle est assez élevée pour dominer toutes les hauteurs environnantes et pour que la vue embrasse tout le littoral de Marseille jusqu’à Nice. Les Alpes montrent leurs cimes neigeuses à l’horizon est, et on y distingue à l’œil nu les fortes brisures du col de Tende.

Mais ce n’est pas l’étendue qui fait, selon moi, la beauté d’un tableau, c’est la composition, et celui-ci est un des mieux composés que j’aie vu. Ces rives austères, hardiment festonnées de la région toulonnaise, ne paraissent pas de petits accidens en face de la mer incommensurable, car ces festons sont des golfes et des rades d’une étendue majestueuse et d’une grâce de contours parfaite. Leur grâce a cela de particulier qu’elle n’est jamais empreinte de mollesse ; partout des falaises puissantes font ressortir les plages adoucies, et partout le dessin trouve le moyen d’être imprévu en restant logique.

Il était huit heures du soir. Le soleil couchant abreuvait de ses splendeurs la mer et le continent. Quand j’eus savouré ce spectacle, je me retournai pour voir l’aride Provence dans l’intérieur des terres. Je ne vis par là que chaînes dénudées se perdant à l’horizon en lignes sombres, quelques-unes si droites qu’on les eût prises pour des murailles sans fin. Ce sont ces hauteurs stériles, complètement inhabitées sur une étendue de dix à douze lieues, que dans le pays on appelle proprement le désert. Entre ces désolantes masses et moi, les reflets du couchant s’éteignaient rapidement sur de larges abîmes de verdure coupés de collines fertiles et d’accidens calcaires fort étranges, sur des cirques de monticules coniques portant ou semblant porter un ou plusieurs cônes plus élevés au centre, mais tout cela sur une grande échelle, reposant sur des plateaux très vastes, et renfermant des lits de torrens, des gouffres, des vallons profondément creusés, et des cultures ondoyantes ou des abîmes impénétrables. Il n’y a pas de grandes élévations en Provence : le Coudon lui-même n’est qu’une montagne de troisième ordre ; mais le dessin de ces aspérités est toujours fier et large. Le laid même, car il y a de très laides régions, n’a rien d’étroit et de mesquin.

Je jetais un dernier regard sur le panorama maritime, quand je me rappelai que de Tamaris Mme d’Elmeval regardait tous les soirs au coucher du soleil la cime où je me trouvais. Je l’avais regardée avec elle une fois justement à l’heure où le pic recevait le reflet rose vif du couchant. Nous l’avions vu devenir couleur d’ambre, puis d’un lilas pur, et enfin d’un gris de perle satiné à mesure que le soleil descendait derrière nous dans la mer. La colline Caire, avec son bois de pins et de liéges noirâtres, servait de repoussoir à cette illumination chatoyante.

L’idée me vint naturellement qu’à ce moment même la marquise consultait le temps pour sa promenade du lendemain, en regardant si le sommet du Coudon était clair, et comme j’étais dans des flots de lumière pure, si par hasard elle se servait de la longue vue, elle pouvait distinguer un imperceptible point noir sur les masses blanches de la cime. Je me trompais, la distance est trop grande, et, malgré d’excellens yeux, je ne discernais pas même la microscopique colline de Tamaris au bord de la mer. Il est vrai qu’elle était noyée dans l’ombre du cap Sicier. Je me servis de la lunette portative que je m’étais procurée, et je crus reconnaître la bastide comme un point pâle dans la verdure des pins ; cela était flottant comme un rêve, et toute ma tristesse revint. Je me répétais ce sot et amer proverbe : « Loin des yeux, loin du cœur ! » Cela pouvait être vrai pour elle ; pour moi, cet éloignement, cette impossibilité de communiquer avec elle à travers l’espace irritaient ma douleur.

Comme la nuit approchait et que la lune était déjà levée, je résolus d’attendre qu’elle fût assez haut sur l’horizon pour m’éclairer un peu. L’air devenait très froid. Je descendis de la dernière cime et me mis à l’abri du vent au bord du précipice, dont la brisure est admirable. Au bout d’un quart d’heure, je me levais pour partir, lorsque je me vis reflété par une lueur étrange et tout à fait mystérieuse. Je remontai à la cime et vis mon vieux sorcier livré à une conjuration capitale. Il avait allumé un feu d’herbes sèches sur l’extrême pointe du rocher, et à mesure que la cendre se formait, il en ramassait le plus fin dans un sachet de toile. Il avait coupé du thym, du romarin et de la santoline, dont il avait fait trois paquets séparés. Il prenait dans chaque paquet pour obtenir la cendre des trois plantes brûlées ensemble. Après cette opération, accompagnée de gestes et de paroles que j’observais avec curiosité, il fit trois bottes des mêmes plantes fraîches qu’il lia de cordons noirs, jaunes et rouges : il chargea le tout sur ses épaules et s’éloigna rapidement sans paraître m’avoir vu, bien que je fusse très près de lui.

Cet homme avait une tête caractérisée. En se livrant à son acte cabalistique, il avait ôté le haillon qui lui servait de bonnet. Quelques mèches de cheveux encore noirs voltigeaient sur son crâne dégarni, très élevé et très étroit. Sa figure pâle, maculée d’un noir de charbon indélébile, était assez régulière et assez distinguée. Ses yeux saillans et brillans avaient une expression de terreur, comme s’il eût craint sérieusement de voir apparaître les esprits évoqués, ou comme s’il eût cru les voir en effet. Il n’était vêtu que d’une chemise et d’un pantalon de toile dont le ton sale et blafard lui donnait à lui-même quelque chose d’un spectre enfumé. Il fit le signe de la croix sur le feu avant de le quitter, jugeant peut-être que cela suffisait pour l’éteindre. Je ne crus pas devoir négliger d’étouffer sous mes pieds un reste de braise qui eût pu porter l’incendie dans la forêt.

Je franchis sans difficulté les clairières situées entre les créneaux de la montagne. Le passage de ces mêmes créneaux était plus pénible, toute trace de sentier disparaissait sur le roc nu et sur les pentes de pierres brisées où rien n’arrêtait le pied ; mais cette solitude tour à tour aride et boisée, ces gazons où les veines de sable entraîné par les pluies dessinaient de folles allées sans but, ces massifs d’arbrisseaux à feuilles luisantes qui scintillaient dans l’ombre, ces grandes cimes de pierres blanchies par l’air salin et que la lune blanchissait encore, pouvaient faire l’illusion d’un jardin de fées planté dans un lieu inaccessible et illuminé par des pics de neige.

Le froid devenait très vif ; je pris le pas gymnastique pour me réchauffer, et pour la troisième fois je rencontrai mon sorcier, qui, au lieu de se diriger vers Turris, prenait un sentier abrupt pour descendre dans la vallée. Comme le passage me paraissait périlleux sur ce flanc encore très peu incliné du Coudon, je lui demandai s’il le connaissait assez pour s’y risquer au clair de lune ; il me répondit d’un ton préoccupé : — Bah ! bah ! les loups connaissent tous les chemins.

— Vous avez donc la prétention d’être loup ?

Il s’arrêta, et, comme s’il fût sorti d’un rêve : — Est-ce vous, dit-il, qui étiez là-haut quand j’ai allumé un feu ?

— Oui, c’était moi. Pourquoi ne m’avez-vous point parlé ?

— Je n’osais pas.

— Vous me preniez pour le diable ?

— Non, mais le diable s’habille comme il veut. Vous ne vous êtes donc pas perdu dans la forêt ?

— Non, le diable m’a servi de guide.

— Le diable !… il n’en faut point plaisanter !

— Non, il faut l’appeler respectueusement, faire du feu sur les montagnes, cueillir des herbes poussées dans certains endroits, car celles qui viennent en plaine, quoique toutes pareilles, n’ont pas la même vertu : il faut en brûler, ramasser les cendres, dire des paroles, faire trois paquets…

— Vous m’avez vu, et vous vous figurez un tas de choses !… Vous n’êtes pas aussi savant que vous voulez bien le dire.

— Je suis plus savant que toi, lui répondis-je avec aplomb, et je lui débitai en latin quelques préceptes de la cabale des bergers, que j’avais apprise autrefois dans mes montagnes. Il me regardait avec stupeur et méfiance ; il ne comprenait rien à ma traduction latine, mais certaines formules prétendues arabes ou juives, et qui, sans être réellement d’aucune langue, sont communes à presque tous les sorciers de campagne, le frappaient de respect.

— Où allez-vous ? demanda-t-il.

— C’est à toi de me répondre, lui dis-je d’un ton emphatique ; où vas-tu ?

— À un endroit que tu ne connais pas, répondit-il avec un accent craintif malgré le tutoiement qu’il se croyait forcé d’adopter.

— Je connais tous les endroits, repris-je, curieux de pénétrer le mystère de ses pratiques.

— Comment s’appelle, dit-il, la maison qui est de travers, entre La Seyne et Tamaris ?

— La bastide Roque.

— Combien y a-t-il d’ici ?

— Par terre, sept lieues.

— Et qu’est-ce qui demeure dans la bastide Roque ?

— Une belle fille.

— Qu’est-ce qu’elle demande ?

Ici je fus embarrassé, car la surprise des questions à moi adressées égalait la surprise produite par mes réponses. Après un instant d’hésitation, je repris : — La belle fille demande un philtre pour être aimée.

— Qui doit le boire ?

— Un officier de marine.

— Qui s’appelle ?…

— Tu le sais, toi, comment il s’appelle ?

— Oui. Son nom commence par la.

— Et finit par de.

— Et le milieu fait…

Flora ; y sommes-nous ?

— Elle vous a donc consulté aussi, la fille ?

— Non ; mais je sais.

— Vous mentez ; elle vous a envoyé aussi pour cueillir et consacrer !… Où sont vos herbes ? et vos cendres ?

— Là ! lui dis-je en lui montrant mon front avec une forfanterie bouffonne qu’il prit au sérieux.

— Alors, reprit-il triste et mécontent, je n’ai rien à faire ; je peux m’aller coucher !

— C’est le cas de dire que je t’ai coupé l’herbe sous le pied, n’est-ce pas ?

— Ça m’est égal, répondit-il avec dédain, je suis payé ; mais si les bourgeois s’en mêlent à présent !…

Et il descendit le sentier avec l’agilité d’un chat, grommelant aussi longtemps que je pus l’entendre.

J’allai passer la nuit à Turris, songeant à cette bizarre rencontre, à l’imprudente superstition de cette métisse qu’on accusait de sorcellerie et qui donnait prise aux persécutions par ses folles croyances. Je songeais surtout à ce La Florade dont je fuyais la présence, et dont le nom me poursuivait jusque dans les lieux où je croyais pouvoir être seul avec les loups. Je comptais retourner voir lever le soleil de la cime du Coudon, afin de posséder dans mon souvenir ce grand spectacle d’un immense et magnifique pays éclairé dans les deux sens opposés ; mais le vent d’est s’éleva durant la nuit, et, bien que le hameau fût un peu préservé de sa rage par la cime crénelée de la montagne, des tourbillons refoulés vers le nord arrivaient dans l’échancrure de la croupe avec des hurlemens et des chocs formidables. Je m’étais casé dans une vieille maison occupée par des gens propres et hospitaliers. Le chef de famille était contre-maître dans une verrerie située auprès des sablières, à la porte du hameau. La tempête et l’excitation de la marche m’empêchèrent de dormir. J’ai pu étudier, durant ce printemps-là, l’accent et l’intonation des vents de la Provence. Le mistral, qui vient de la vallée du Rhône et qui passe à travers les montagnes, a l’haleine courte, le cri entrecoupé de hoquets qui arrivent comme des décharges d’artillerie. Le vent d’est, qui passe au pied des Alpes de Nice et rase la mer, apporte au contraire sur le littoral de Provence des aspirations d’une longueur démesurée, des sanglots d’une douleur inénarrable.

Je songeais malgré moi à la villa Tamaris, exposée par le prolongement de la presqu’île à cette fureur des rafales. Je songeais surtout à l’austère veillée de la marquise, seule dans sa chambre, étiquetant des plantes ou repassant ses auteurs pour la leçon du lendemain à son fils, maintenant endormi sous ses yeux. — Mais était-elle toujours seule, la sainte et digne femme ? Le petit salon du rez-de-chaussée n’était-il pas déjà envahi par les amis nouveaux ? La Florade n’était-il pas là, avec Pasquali ou quelque autre, pendant qu’au sommet du Coudon brûlait peut-être encore un peu de cette flamme magique destinée à raviver celle de son amour pour la pauvre Nama ?

Le lendemain, quand je me levai, le Coudon avait disparu, le hameau était dans un nuage. La pluie ruisselait en torrens fantasques sur les pentes de la montagne. Les pluies de cette région sont insensées, sans intervalle d’un instant. Personne ne sort. Les Provençaux aspirent continuellement à ce rare bienfait, qui les consterne par son abondance quand il arrive.

Il n’y avait aucun moyen de transport pour retourner à Toulon. Je restai là, enfermé durant trois jours et trois nuits dans une maison pauvre et sombre, livré à un grand ennui, faute de livres et d’occupation forcée. J’en profitai pour causer beaucoup avec ma raison et avec ma conscience. La nature est bonne et maternelle, mais la locomotion solitaire nous exalte, et ces arrêts forcés dans le hameau de Turris me rendirent la gouverne de mon être moral et intellectuel.

On sut vite que j’étais médecin, car je soignai les malades de la maison, et le troisième jour, sitôt que la pluie s’arrêta un peu, je vis accourir tout le village. Je n’attendis pas que le ciel fût éclairci ; le baron devait arriver le soir même. Je louai un cheval, j’empruntai un manteau, et je courus à Toulon m’assurer d’une voiture fermée pour conduire mon vieux ami à Tamaris par la route qui longe la rade de La Seyne : la houle lui eût rendu le trajet par mer trop pénible.

Le baron, aussitôt qu’il m’eut serré dans ses bras, me regarda attentivement. — Qu’as-tu ? me dit-il. Tu es malade ?

— Nullement, mon ami.

— Mais si ! Tu es très changé. D’où sors-tu ?

— Je viens de passer trois nuits dans un mauvais gîte et de faire quatre lieues sur un mauvais cheval, par un très mauvais temps ; voilà tout.

Il dut se contenter de ma réponse ; mais je vis que durant tout le trajet il m’examinait avec une sollicitude insolite. Il faut croire que ma figure était effectivement très altérée. Je le conduisis jusqu’à la porte de la marquise, et, ne voulant point gêner leurs premiers épanchemens, je courus à la maison Caire pour faire allumer les cheminées et préparer les lits ; mais Mme d’Elmeval avait pensé à tout : elle était venue dix fois dans le jour malgré le mauvais temps. Les appartemens étaient propres et bien chauffés. Ma chambre, dont je ne m’étais pas occupé le moins du monde, comptant ne passer là qu’un ou deux jours, était arrangée avec autant de soin que celle du baron. Une cuisinière et un domestique avaient été engagés. Le dîner était prêt, le baron n’avait plus qu’à mettre ses pantoufles pour être chez lui. De grands rameaux de bruyère blanche et de tamaris exotique embaumaient le salon. Je retournai à la villa Tamaris pour prendre le baron, qui avait faim, et qui, ne voulant pas se séparer si tôt de la marquise, l’avait décidée à venir dîner chez lui avec Paul.

Les trois bastides Tamaris, Caire et Pasquali se touchaient par leurs enclos, et quand je dis enclos, c’est faute d’un mot pour désigner ces terrains, qui ne sont ni parcs ni jardins, et qu’aucune clôture ne sépare. En cinq minutes, nous pouvions communiquer les uns avec les autres. Quelle heureuse vie, si le souvenir de La Florade ne m’en eût fait redouter la durée !

Je croyais un peu rêver en dînant avec la marquise et le baron, dans une salle chaude et bien éclairée, au sortir de ce triste gîte de Turris, où j’avais fait de si durs retours sur moi-même ; mais je m’étais préparé au péril, et je ne pouvais plus oublier qu’il fallait fuir. Ni la marquise ni le baron n’étaient préparés à ma résolution, et j’étais en tiers dans tous leurs projets de doux voisinage et de promenades. Je ne crus pas devoir les détromper encore. Je comptais inventer une lettre de mes parens et partir sans annoncer que je ne reviendrais pas.

La marquise remarqua aussi que j’avais l’air souffrant : elle m’interrogea plusieurs fois avec intérêt, et il me sembla qu’elle aussi était changée. Sa figure et ses manières n’étaient plus aussi confiantes, ou bien quelque chose avait altéré son calme élyséen. Il n’y paraissait pas avec le baron, pour qui elle était d’une touchante coquetterie de cœur ; mais avec moi elle n’était plus la même. Plus affectueuse peut-être, elle me semblait avoir moins d’abandon. Il y avait comme un secret entre elle et moi. Il me vint des frissons en dînant, et après le dîner je sentis un grand mal de tête ; cependant je n’en parlai pas. Je voulus attendre le moment où elle se retirerait, afin de la reconduire, de tenir le parapluie, s’il pleuvait encore, ou de porter Paul, si les bras manquaient. J’étais complètement détaché de toute espérance et me croyais débarrassé de tout vain désir ; mais je sentais bien que je l’aimais toujours autant, cette femme parfaite, et que lui épargner une souffrance, une inquiétude, une fatigue quelconque, serait toujours un besoin et une satisfaction pour mon âme.

Quand je l’eus ramenée chez elle et que j’eus confié le baron aux soins de Gaspard, son fidèle valet de chambre, je m’aperçus de la fièvre qui faisait claquer mes dents, et je tombai sur mon lit comme une pierre tombe de la falaise dans la mer. Je fus malade. J’avais pris une fluxion de poitrine au Coudon ou à Turris. Je ne pus recouvrer mes esprits qu’au bout de huit jours, et je me sentis alors trop faible pour sortir de mon lit ; mais je me vis admirablement soigné : le baron ne me quittait presque pas ; la marquise et Pasquali venaient tous les jours et restaient plusieurs heures. La Florade venait aussi souvent que le lui permettait son service. Un excellent médecin, le docteur A… de Toulon, m’avait traité parfaitement. M. Aubanel, sa femme et sa belle-sœur, deux femmes charmantes et pleines de bonté, s’étaient aussi intéressés à moi. Les serviteurs étaient bons et dévoués. Le vieux Gaspard, qui m’aimait comme un fils pour avoir sauvé son maître, pleurait de joie en me voyant sauvé. Je n’aurais pas été mieux choyé dans ma propre famille.

Comme après des insomnies agitées dont je ne m’étais pas rendu compte j’éprouvais un grand besoin de sommeil, on se tenait dans une pièce voisine dont on avait fait une espèce de parloir, et quand je commençai à observer et à comprendre, je vis avec attendrissement que la marquise apportait là son ouvrage, ses livres, son enfant, et qu’une grande partie de la journée m’était consacrée de moitié avec le baron. Elle lui faisait la lecture ; lui ensuite donnait à Paul de bonnes et sérieuses leçons. Le baron était grand latiniste, très érudit, très patient et très clair dans son enseignement. Il avait fait lui-même l’éducation d’un neveu charmant qu’il avait eu la douleur de perdre. Il prétendait, sinon faire celle de Paul, du moins la commencer et la continuer autant que les circonstances le permettraient. Cela venait très à propos, car j’avais échoué dans mes tentatives pour amener là un précepteur digne de sa tâche. Cependant ni les lectures ni les leçons n’empêchaient qu’à chaque instant on n’entrât dans ma chambre. Chacun tour à tour venait me faire boire ou s’assurer de l’égalité de température autour de moi. Le gentil Paul réclamait souvent l’office de garde-malade, car il n’avait pas encore une grande soif d’études classiques.

Quand je fus en état de causer, chacun vint passer une heure avec moi. Pasquali tenait plus longtemps la place dans la journée, disant aux autres qu’ils eussent à travailler sans s’inquiéter de lui, qui n’avait rien à faire. L’excellent homme, en me sacrifiant sa pipe et son batelet, faisait pourtant une grande chose. Enfin je pus me lever et vivre un peu au salon avec ces généreux amis. Il m’était prescrit et je sentais bien devoir me prescrire à moi-même de ne pas m’exposer à l’air extérieur avant une semaine encore : le temps passant du mistral au vent d’est et réciproquement avec opiniâtreté, la chaleur du printemps ne se faisait pas. J’étais très calme, soit que la maladie m’eût beaucoup affaibli, soit que le sacrifice de ma passion fût accompli sérieusement ; je voyais la marquise sans trouble pénible et je lui parlais sans effort. J’avais pourtant lieu de m’étonner de ce que, par le menu, on m’avait appris.

Durant ces trois semaines qui venaient de s’écouler. Mlle Roque avait fréquenté assez régulièrement la marquise. La Florade ne s’était pas présenté chez cette dernière ; mais on s’était rencontré chez Pasquali d’abord, chez le baron ensuite, car le lieutenant étant venu me voir durant la période la plus grave de ma maladie, mon vieux ami l’avait accueilli paternellement et engagé à revenir le plus possible. La Florade plaisait au baron : à qui ne plaisait-il pas ? Il savait mettre tout son cœur sur sa figure et dans sa parole. On m’expliquait tout cela du ton le plus naturel ; mais il y avait quelque chose qu’on ne disait pas et que je n’osais pas demander : c’était le résultat de la conférence entre la marquise et La Florade par rapport à Mlle Roque. À quoi s’était-on arrêté ? Quelles relations existaient maintenant entre ces trois personnages ? Je me décidai enfin, tout en affectant plus de désintéressement que je n’en éprouvais, à interroger le baron.

— J’ai à te confier, répondit-il, un secret qui te concerne indirectement. Mlle Roque n’est Mlle Roque que sur les registres de l’état civil de Marseille, où elle est née avant que sa mère eût jamais vu M. Roque. Comme elle est bien et dûment reconnue, il n’y a pas à y revenir ; mais son véritable père pourrait bien-être celui de ton ami La Florade.

— Quelle histoire est-ce là ? m’écriai-je ; La Florade serait le frère de Nama ?

— Histoire ou roman, reprit le baron, La Florade paraît convaincu du fait.

— Mais où a-t-il péché ce renseignement inattendu ?

— Il assure qu’un vieux ami de sa famille, averti de ses visites à la bastide Roque, lui a dit ce que je te rapporte. Une des femmes du commerçant asiatique établi pendant deux ans à Marseille avait eu des relations avec le père de La Florade, capitaine marchand au long cours. Une autre femme, ou la même femme, voyant qu’en France elle était libre de par la loi, s’est enfuie avec Roque. Il y a donc présomption, et dans le doute abstiens-toi, dit le proverbe. Voilà ce que ton ami le lieutenant a répondu à la marquise, lorsqu’elle a tâché de l’amener à épouser sa protégée, et il lui a démontré qu’il était urgent de détruire en elle, par la crainte d’un inceste, une passion qui n’était et ne pouvait jamais être partagée.

— Ainsi La Florade, auteur de cette fabuleuse aventure, vous en a faits les éditeurs responsables auprès de Mlle Roque ?

— Ah ça ! reprit le baron étonné, tu le crois donc capable d’avoir inventé cette histoire pour les besoins de sa cause ?

Je l’en croyais fort capable, mais je me méfiai de ma méfiance. Je craignis d’être influencé à mon insu par l’ancienne jalousie et de retirer à La Florade l’estime de la marquise et du baron, qu’après tout il méritait peut-être encore. Je réfléchis un instant, et je conclus tout haut à la possibilité, sinon à la probabilité du fait ; mais je ne pus me défendre d’exprimer quelque étonnement sur la facilité avec laquelle on s’était prêté à donner pour certaine à Mlle Roque une simple éventualité. Le motif était bon assurément ; néanmoins avait-on le droit de jouer ainsi en quelque sorte avec la certitude dans une chose aussi grave qu’une histoire de famille ?

— Mon cher enfant, répondit le baron, tu dis là ce que disait la marquise. Elle a même beaucoup hésité à se laisser persuader ; mais, Pasquali aidant, j’ai cru devoir appuyer le raisonnement de La Florade. Je regarde Mlle Roque comme un enfant qu’il faut sauver, et tu sais qu’avec les enfans on ne se gêne pas beaucoup pour arranger la vérité. Si tu avais à arracher une dent au petit Paul, tu lui promettrais de ne pas le faire souffrir ?

— Non, je lui persuaderais d’avoir un peu de courage, et je crois que Mme d’Elmeval eût pu faire l’éducation morale de Nama.

— Elle la fera, sois tranquille ; mais il fallait aller au plus pressé et l’empêcher de mourir.

— En était-elle là ?

— Le médecin était inquiet de cette maladie sans nom qui ne la maigrissait pas et qui avait son siège dans le cerveau. Quand elle sera guérie et forte, si elle le devient, il sera temps de la détromper. La marquise s’est laissé attendrir par la pitié que cette fille lui inspire, et, grâce à la complaisante crédulité de Nama, elle a pu se dispenser de l’espèce de mensonge qui lui coûtait tant. À peine lui a-t-on eu dit que sa mère était veuve de La Florade père avant de connaître M. Roque, qu’elle a tout accepté sans questions et presque sans étonnement. Je vois pourquoi, a-t-elle dit, La Florade est venu me voir aussitôt la mort de M. Roque, et pourquoi tout de suite j’ai senti que je l’aimais.

— Allah est grand, répondis-je, et La Florade est son prophète ! Tout est pour le mieux, puisque vous êtes tous contens, même la crédule Nama.

— La crédule Nama est enchantée. On s’attendait à une grande émotion de sa part : eh bien ! il n’y a eu chez elle qu’un grand sentiment de joie. Cette fille est si calme et, disons-le à sa louange, si naturellement chaste, qu’elle n’a senti aucune terreur, aucun remords de mélodrame, « Je suis bien heureuse ! a-t-elle dit ; je pourrai l’aimer toujours, et je ne croirai plus à présent qu’il ne peut pas m’aimer. Je le verrai quand il pourra venir, et quand il ne le pourra pas, je ne serai ni inquiète ni fâchée. Je quitterai la bastide Roque quand il voudra, j’irai où il me dira d’aller, j’épouserai celui qu’il me commandera d’aimer. Il est mon chef et mon maître, et j’en remercie Dieu. » — Ils se sont donc revus chez moi et se sont fraternellement embrassés sous nos yeux. Mlle Roque quitte son affreuse maison ; elle va demeurer à Tamaris avec la marquise, qui se charge de son présent et de son avenir.

— Dès lors, répondis-je, je retire mes objections, habitué que je suis à croire que vous ne pouvez pas vous tromper. — Et je parlai d’autre chose.

Je songeais toujours à m’en aller, non plus pour fuir un danger que je regardais comme surmonté, mais pour revoir ma famille, dont j’étais séparé depuis deux ans, et pour entrer dans l’humble carrière à laquelle je me destinais. Je voyais le baron parfaitement guéri, et même beaucoup plus fort que moi pour le moment. Je lui parlai de mon prochain départ.

— Ton prochain départ n’aura pas lieu avant un mois, répondit-il. S’il fait froid ici en avril, c’est bien pis en Auvergne. Tes parens, qui ont su ta maladie en même temps que ta guérison, m’écrivent de te garder le plus possible. Ils sont encore en pleine neige, mais ils se portent bien ; ils n’ont plus de sujet d’inquiétude : l’héritage de Roque, que tu as liquidé, leur permet d’attendre les fruits de ton travail et ton entier rétablissement.

Je dus me soumettre, et l’apaisement du mistral me permit enfin de sortir. Il me tardait de reprendre mes forces et de ne plus retenir le baron, qui s’obstinait à ne pas me laisser seul. Je montai lentement la petite colline, appuyé sur le noble vieillard que tant de fois j’avais soutenu et porté dans mes bras, et je revis Mme d’Elmeval dans sa bastide de Tamaris. Je la voyais mieux là que partout ailleurs. Quelque naturelle qu’elle soit, une femme d’un caractère sérieux est toujours plus elle-même quand elle est chez elle, au milieu de ses occupations intimes. Il me sembla que je la retrouvais après une séparation, et qu’elle reprenait avec moi tout l’abandon de ses manières, toute la confiance de son cœur. Je ne me permis aucune question sur ce qui s’était passé au sujet de Mlle Roque, Je la vis très calme et très heureuse auprès de la marquise. J’appris qu’on allait démolir la bastide Roque, racheter la part de terrain que j’avais vendue, et chercher sur cet emplacement un site agréable pour bâtir une nouvelle habitation. Le baron et la marquise se cotisaient à l’insu de Nama, et sans souffrir qu’elle vendît un seul de ses étranges et précieux joyaux, pour lui créer une retraite saine et riante dans sa propriété reconstituée.

— Je ne suis pas étonné de ce que vous faites là, dis-je à Mme d’Elmeval ; ce que j’admire, c’est la délicatesse que vous mettez à tromper cette pauvre ignorante sur ses véritables ressources, pour ne pas l’humilier.

— J’aime à croire, répondit-elle, que Nama ne serait pas humiliée d’être aimée. Elle est si près des idées de l’âge d’or que je n’agis pas avec elle comme avec une autre ; mais elle pleurerait peut-être sa vieille bastide, et nous ne voulons pas la consulter. Nous n’avons pas pu lui persuader que M. Roque n’était pas son père, et même nous n’avons guère insisté là-dessus en voyant qu’elle faisait tout à fait fausse route et supposait La Florade fils de M. Roque. Comment cela s’arrange dans sa cervelle, nous l’ignorons et nous ne voulons pas trop le savoir, dans la crainte de l’éclairer,… car au fond M. La Florade s’est moqué de nous, n’est-ce pas ?

— Mais… je n’en sais absolument rien, répondis-je.

— Moi, je le crois. N’importe ; Nama est guérie. Il s’agissait de la sauver, et j’ai consenti à être dupe.

Je ne sais pourquoi le baron, avec qui je reprenais peu à peu mes douces causeries de la veillée, me dit tout à coup ce soir-là :

— Est-ce que je ne t’ai jamais raconté l’histoire de la marquise ?

— Jamais, lui répondis-je. Vous m’aviez dit plusieurs fois, en me la citant comme la plus parfaite parmi les femmes que vous estimiez beaucoup, qu’elle était fort à plaindre et armée d’un grand courage. Son mari vivait alors. En Italie, vous avez appris qu’elle était veuve, et vous avez dit ; « Ma foi, je ne le regrette pas pour elle. » Depuis, nous n’avons rien dit qui portât sur son passé. Je ne me serais pas permis la moindre curiosité, et même en ce moment je ne voudrais pas être initié sans sa permission…

— J’ai la permission, reprit le baron. Son histoire tient en peu de mots, la voici :

« Elle avait déjà vingt ans quand elle s’est mariée. Jusque-là, elle n’avait pas voulu songer à quitter son père, le général de T… toujours malade et souffrant de violentes douleurs par suite de ses blessures. Sa mère ne valait rien, et quand je dis rien, tu sais que c’est beaucoup dire. Je ne suis pas intolérant, et, tout vieux garçon que je suis, je plains beaucoup la situation faite aux femmes du monde par l’immorale hypocrisie des temps où j’ai vécu. Celle dont je te parle rendait sa fille si malheureuse que le mariage s’offrit à elle comme un refuge.

« C’est là une mauvaise position pour faire un très bon choix. On est moins difficile qu’on ne le serait, si on était moins pressé d’en finir. Parmi les gens dont sa mère s’entourait, elle avisa le plus âgé, le marquis d’Elmeval, un homme charmant d’esprit et de manières, qui avait fait beaucoup de folies, mais qui était devenu hypocrite et ambitieux avec les ans et les circonstances, et qui, épris d’elle assurément, la sachant riche et la voyant vertueuse, sut lui persuader qu’il était le meilleur et le plus corrigé des hommes. Habituée à soigner un vieillard, la pauvre Yvonne ne s’effraya pas de l’idée que son mari serait aussi un vieillard avant qu’elle eût fini d’être jeune. Elle trouvait dans l’entourage de sa mère les jeunes gens insupportables de sottise et de nullité, et elle avait raison. Elle crut trouver du sérieux dans l’aimable causerie du marquis. Il eut à son service toutes les belles et bonnes idées dont elle s’était nourrie avec son père, qui était un homme de mérite. Et puis une jeune fille ne se doute guère de ce que peut être un homme dépravé. Bref, en croyant faire le plus raisonnable des mariages, elle fit la plus grande des folies.

« J’étais absent alors, je voyageais avec ce cher neveu que j’ai perdu, et dont la santé m’inquiétait déjà beaucoup ; je sus le mariage d’Yvonne trop tard pour l’empêcher.

« Le marquis d’Elmeval, que je ne te présente pas comme un homme odieux, mais comme un esprit faussé et un cœur usé sans ressources, s’était peut-être flatté d’aimer sérieusement sa femme ; mais il n’en vint pas à bout. Il était trop tard pour qu’il pût se passer d’une vie d’excitation et de plaisirs déréglés. La chasteté d’Yvonne l’étonna sans le charmer : il la vit si incorruptible qu’il n’osa pas y porter atteinte ; d’ailleurs il était trop fin pour chercher à démoraliser cette jeunesse destinée à survivre à la sienne. Il s’ennuya de la pureté de la vie conjugale ; je crois aussi qu’il fut très piqué, lui qui avait encore des prétentions, de ne pas inspirer de passion à cette jeune femme qui le traitait avec un respect filial. Il ne se fâcha ni ne se plaignit ; mais au bout d’un an il y avait scission absolue dans leur intimité, et il courait de plus belle les amusemens qui ne rajeunissent pas.

« Yvonne se vit délaissée sans y rien comprendre. Elle était mère et se croyait à l’abri du chagrin ; toute l’énergie de ses affections s’était concentrée sur cet unique enfant. Elle eût voulu l’emporter à la campagne et lui consacrer tous les instans de sa vie ; mais le marquis haïssait la campagne, et comme il nourrissait l’espoir d’une haute position, il tenait à ce que son salon ne désemplît pas. Il trouvait que sa femme en faisait parfaitement les honneurs, et lui permettait ainsi de mener de front ses intérêts et ses plaisirs. La révolution de février le surprit au milieu de ses rêves et lui porta un coup mortel. Il perdit tout à coup l’énergie factice qui avait soutenu son activité. Il essaya d’être républicain sans conviction ; il perdit la tête, il tomba malade, et du jour au lendemain le vieux beau devint un vieux laid, cacochyme, irrité, quinteux, despote insupportable, maniaque, malheureux, et voulant que personne ne fût plus heureux que lui. C’est la fin de ces hommes qui n’ont pas assez de cœur pour faire pardonner leurs vices ; mais ces fins-là ne finissent pas toujours assez vite : le marquis a langui plus de six ans sans pouvoir ni vivre ni mourir. Sa femme a tout supporté avec un dévouement et une patience inaltérables. En dépit de ses efforts pour se rattacher au gouvernement nouveau, le marquis s’est vu abandonné de tous ceux qu’il avait caressés tour à tour sous les deux régimes précédens. Il s’est acharné à ne pas quitter Paris, espérant être quelque chose, avoir une influence quelconque, jusqu’à son dernier souffle de vie. Malgré les soins de la marquise pour lui conserver quelques relations capables de le distraire, comme il n’avait jamais eu d’amis sérieux, la solitude s’est faite autour de lui, et quand cet homme riche et bien né s’est éteint au milieu des agitations politiques d’un règne nouveau, personne ne s’en est aperçu.

« Ceci t’explique comment la marquise, n’ayant plus de son côté aucun proche parent et ne trouvant, dans la famille en partie éteinte de son vieux mari, aucun appui et aucun obstacle, a pu mettre ordre à ses affaires, quitter un monde qui se disloquait sans songer à elle, et venir ici achever son deuil avec le désir et le projet de se retirer tout à fait dans une vie d’entière liberté maternelle. »

Après ce récit, le baron me parla de l’avenir de la marquise avec un épanchement complet, et je me prêtai à ces confidences de manière à le confirmer dans l’opinion d’un entier désintéressement de ma part. On se rappelle qu’en lui écrivant de longues lettres, où je lui parlais d’agitations intérieures et de victoires remportées sur moi-même, je ne lui avais fait pressentir en aucune façon que la marquise pût m’inspirer jamais une folle passion ; c’est à ce point qu’il avait accusé en lui-même l’inoffensive beauté de Mlle Roque de porter le trouble dans mes esprits, et que depuis quelques jours seulement il en était dissuadé. Était-ce donc pour me sonder et m’observer sur un autre point qu’il me parlait ainsi à cœur ouvert de Mme d’Elmeval ? Cet examen n’eût pas été d’accord avec la franchise nette et ferme de son caractère et de ses habitudes. Je dus croire qu’il s’abandonnait pour son compte au plaisir de penser tout haut à sa jeune et digne amie. — Son avenir me préoccupe beaucoup, disait-il. Voilà une femme adorable qui n’a pas connu l’amour. Elle a cru trouver l’amitié dans le mariage ; elle n’y a même pas trouvé ce sentiment d’estime qui, dans le cœur d’une femme vertueuse, ne remplace pas l’amour, mais amortit respectueusement l’absence d’une vive affection. Elle a contemplé pendant près de dix ans l’égoïsme grimaçant ses vilaines souffrances à son côté, et la voici dans toute sa floraison de santé morale et physique, cette belle Ariane, délivrée du monstre ! Où est le Thésée qu’elle voudra suivre ? En connais-tu un qui soit digne d’elle ?

— Non, et vous ?

— Qui sait ? Je cherche ! Si j’avais seulement quarante ans de moins et la figure que je n’ai jamais eue, je ne chercherais pas longtemps. Je serais sûr de l’aimer tant et si bien qu’elle serait la plus heureuse des femmes ; mais je suis venu trop tôt ou elle est venue trop tard. Il est rare que les âmes se rencontrent dans cette vie à l’heure propice et sous les dehors qu’il faudrait. Elle est certainement la seule femme que j’aurais pu aimer et pour qui j’aurais sacrifié sans regret mes études et mes habitudes. Malheureusement j’ai toujours été laid comme un singe, et quand même j’aurais eu la jeunesse, je n’aurais pas eu le prestige. Au moins le marquis avait encore une jolie figure à cinquante-cinq ans ; mais avec sa figure je n’aurais pas été plus avancé. Jamais je ne me serais contenté de l’amitié d’une femme comme Yvonne. N’es-tu pas étonné qu’elle n’inspire pas quelque grande passion, que quelque enragé sans espoir ne l’ait pas suivie et ne rôde pas la nuit sous son balcon ?

— On n’est pas enragé quand on n’a pas le moindre espoir, répondis-je, et d’ailleurs les hommes de ce temps-ci se piquent de n’avoir plus de jeunesse. L’amour est passé de mode, il tend à disparaître, comme tout ce que l’hypocrisie change en vice, ou la cupidité en calcul.

— Eh bien ! voyons, reprit le baron après une pause, qu’est-ce que tu penses de ce La Florade, qui érige en principe l’amour avant tout et au-dessus de tout ?

— Mon ami, répondis-je avec le calme d’un homme qui se réveille dans une autre vie après avoir rompu avec toutes les joies de la terre, parlez-moi ouvertement. La Florade est épris de la marquise, je le sais ; la marquise songe à se remarier, cela doit être, et vous n’êtes pas éloigné de protéger La Florade ? Voilà pourquoi vous m’interrogez.

— Il n’y a de certain que le premier point, dit le baron. Quant au second, je n’en sais rien ; quant au troisième, je te consulte, et ton opinion fera la mienne.

Cette fois je ne devais point être arrêté par un vain scrupule. J’avais un devoir trop sérieux à remplir ; je rappelai au baron le portrait bien fidèle que, sans le nommer, je lui avais tracé de La Florade dans mes lettres. Je soumis à son jugement le bien et le mal que je pensais de son caractère, je lui racontai l’histoire de la Zinovèse et plusieurs autres qui m’avaient été dites à bord de la Bretagne et à Hyères. Selon la chronique, La Florade avait plu à beaucoup de femmes, et ne s’était abstenu d’aucune ; il avait des victimes éplorées sur tous les rivages de l’Océan et de la Méditerranée. Les maris cachaient leurs femmes, et les pères leurs filles à son approche. Tout cela, dans le pays de l’exagération, était exagéré sans nul doute ; mais il n’en ressortait pas moins une légèreté de conduite et une facilité d’embrasement qui me paraissaient à redouter dans le mariage, ou une mobilité d’imagination qui, à mes yeux, contrastait péniblement avec la dignité et la pureté de cœur d’une femme comme la marquise.

— Tu as raison, tu as raison ! répondit le baron. Il n’y faut point du tout penser.

Cela était facile à dire ; mais qui nous prouvait que la marquise n’y avait point pensé déjà ? Je n’osai pas émettre ce doute ; il ne m’appartenait pas de veiller sur cette femme et d’épier les secrets de sa méditation. Pourtant j’exprimai au baron mon étonnement sur un point capital. La Florade était sans fortune, presque sans nom ; bon et brave officier sans doute, mais trop jeune encore pour avoir une grande consistance assurée dans l’avenir. D’où vient que le baron n’avait pas été frappé tout d’abord de la disproportion des convenances ?

— Pour ce qui est de cela, répondit-il, je connais la marquise, et je sais qu’elle ne s’y arrêterait pas un instant, si elle rencontrait un homme de mérite qui l’aimât véritablement. Je sais bien qu’elle devra y prendre garde, sa position peut tenter un ambitieux ; mais si Dieu me prête vie, et qu’elle ne s’éloigne pas de moi malgré moi, j’y veillerai cette fois !… Quant à elle, je trouve qu’elle a bien le droit de ne pas demander autre chose à un homme d’honneur qu’un dévouement absolu et durable, et elle fera bien de ne pas le prendre plus âgé qu’elle. Elle a bien été assez garde-malade. Il est temps qu’elle trouve un cœur jeune pour l’adorer et un bras solide pour la soutenir.

— Mais le monde ?

— Le monde est partout pour les bons esprits. On se trouve tout aussi bien entouré par ce qu’on appelle les petites gens que par les grands, quand ces petites gens ont de l’âme et du jugement. Or, dans le cours de ma vie de soixante-douze ans, j’ai pu m’assurer d’un fait, c’est qu’il n’y a pas de classe privilégiée dans les règlemens de là-haut. La sagesse et la bonté tombent partout du ciel, comme le soleil sur les plantes, et dans tous les terrains de la plaine, à tous les étages de la montagne, il y a des ombres malsaines, des insectes nuisibles, des oiseaux voraces qui détruisent la graine malade ou errante à côté de la graine qui s’enfonce et prospère. Tu m’as toujours vu rechercher avec le même intérêt des personnes placées très haut et d’autres placées très bas sur l’échelle sociale. C’est que moi, l’homme des habitudes régulières et le défenseur des choses normales, je n’ai rien trouvé dans ma provision d’expérience qui me fît priser ou chérir une classe plus ou moins qu’une autre classe. Croire que, pour être aimé et compris, il faut des gens qualifiés, décorés, vêtus, dressés de telle ou telle façon, est le plus vain des préjugés. Je trouverais ridicule un républicain qui ne pourrait supporter que des gens en blouse, et tout aussi ridicule un aristocrate qui se trouverait mal à l’aise et déplacé au milieu des blouses. Sous ce rapport, la marquise pense absolument comme ton vieux ami. Elle ne s’ennuie et ne se déplaît qu’avec les sots et les prétentieux, quelle que soit leur livrée. Elle s’intéresse et s’épanche avec quiconque a du cœur et de la raison.

— Et son fils ? repris-je.

— Son fils ne perdra rien à penser comme elle, et comme à sa majorité il pourra vivre à sa guise, grâce à son sexe et à sa fortune indépendante, s’il lui plaît de retourner au grand monde, il y portera de meilleures idées et de meilleurs sentimens que ceux que lui eût inspirés monsieur son père.

— Parce que vous supposez que le second mari de sa mère sera un homme de mérite, qui la secondera dignement dans cette éducation, qui l’aimera, lui, qui le rendra heureux, qui ne sera pas jaloux de la passion maternelle, qui ne lui préférera pas ses propres enfans… Ah ! que de devoirs sacrés pour un homme de bien ! Mais que les hommes de bien sont rares !

— C’est parce qu’ils sont rares que, si on en rencontre un, il faut ne pas hésiter à le choisir, fût-il le plus pauvre et le plus obscur des hommes. Voilà le conseil que je donnerai à la marquise le jour où elle me consultera.

Cet entretien avec le baron me fit du mal. J’y rêvai toute la nuit, et il me sembla voir en lui une secrète intention d’encourager un rêve de bonheur qu’il avait deviné en moi, ou qu’il cherchait à y faire naître. Et puis je m’épouvantai de ma présomption, et je recommençai à trembler que La Florade ne fût aimé.

Deux jours plus tard, comme, après une nouvelle froidure, le temps était redevenu superbe, Marescat vint nous chercher avec deux voitures pour nous mener tous à la promenade. La marquise connaissait déjà presque tous les beaux sites des environs, et elle nous fit conduire aux grès de Sainte-Anne, au-delà des gorges d’Ollioules, dans une gorge de montagnes qu’elle avait découverte. Les abords en sont pourtant très fréquentés, puisque la route de Marseille passe tout auprès des derniers mamelons de cette chaîne. Les voyageurs ont pu remarquer et les itinéraires signalent une ou deux buttes de forme singulière qu’on prendrait, disent les derniers, pour de gigantesques œufs blancs amoncelés. Ce sont des amas d’un sable très légèrement cohérent, qu’une croûte plus ferme a maintenus en boules pétries et mêlées ensemble à leur base. On commence à exploiter ces sablières pour la verrerie[2], et on les aura bientôt détruites, sans égard pour l’intérêt géologique ; mais ce qui subsistera, ce qui est beaucoup plus intéressant et nullement connu, c’est le puissant rempart de grès friable qui, au temps des grands accidens terrestres, s’est redressé au-delà de ces buttes, qui n’en sont que les derniers remous détachés. Ce rempart ou plutôt cet amas de sable, de deux à trois cents mètres d’élévation, semble s’être arrêté et coagulé entre deux remparts plus solides et plus anciens formés par un redressement calcaire, dernier pli des grands calcaires d’Ollioules. Un cataclysme postérieur ou une action lente a emporté une partie du sable et creusé une étroite et profonde vallée entre les deux parois de l’arête restée debout. Cette arête de grès tendre adossée au calcaire qu’elle empâte et cache en grande partie offre, sur un de ses flancs en particulier, les accidens les plus fantastiques ; l’infiltration des pluies, par d’invisibles fissures, a creusé la roche en mille endroits, et des niches arrondies, tantôt en arcades surbaissées, soutenues par des piliers inégaux et trapus, tantôt en cellules profondes comme les alvéoles d’une ruche colossale, criblent la montagne du haut en bas à tous les plans, aussi bien sur les hautes parois que sur les grosses buttes détachées qui accidentent gracieusement les contours de la gorge.

Autour de ces buttes et le long de la muraille ébréchée que percent tout en haut des dents calcaires, le terrain s’est aplani et comme nivelé sous un détritus de sable fécond, et on s’y promène littéralement parmi des tapis de fleurs, sur des sentiers d’un sable fin, sec et blanc, que la pluie a formés avec ce mouvement fantaisiste dont la main de l’homme ne saurait égaler la souplesse. C’était la vraie promenade qui convenait au baron, dont le jarret était encore ferme, mais la respiration courte. Il pouvait donc errer là avec moi, convalescent, durant des heures entières, parmi tous ces gracieux méandres, à l’abri du vent et sous l’ombrage de la forêt qui remplit la gorge. Le long des buttes, les arbres clair-semés forment de charmans massifs où l’arbousier, toujours vert, domine, et où le soleil faisait tomber de grandes lumières chaudes et riantes sur les tapis bleus de l’aphyllanthe fleurie. C’était un jardin naturel d’une belle étendue et d’une grande variété d’aspects, les accidens bizarres de la montagne formant une suite de tableaux inattendus.

Le baron critiqua d’abord un peu la bizarrerie du site géologique, mais il fut promptement gagné par le charme de la végétation environnante et par la belle couleur de ces masses de grès, énormes blocs compactes dont la gangue durcie s’est couverte d’une mousse noirâtre. À mesure que nous avancions, la forêt devenait plus serrée et les formes de la montagne plus sauvages. On eût dit tantôt d’une ville inaccessible destinée à des êtres d’une nature inconnue, tantôt d’un amas confus d’ossemens antédiluviens aux dimensions insensées. Ailleurs c’était un écroulement effroyable avec des débris géans, plus loin une fantaisie d’architecture colossale appartenant à quelque race éteinte des temps fabuleux. Une de ces roches haut montée sur une sorte de piédestal informe, vue et éclairée d’une certaine façon, représentait une statue de lion fantastique assis au-dessus de la cime des pins et dominant de son impassibilité barbare la fraîcheur de l’oasis semée sur les ruines de son temple écroulé.

Les niches innombrables tournaient la tête au petit Paul, qui voulait grimper dans toutes. Elles sont pour la plupart inaccessibles. Quelques-unes ont servi de refuge aux bûcherons durant les pluies, et on y monte par des entaillures faites de main d’homme dans la roche. D’autres, à mi-côte ou sur le sommet des buttes, paraissent très faciles à explorer ; mais la mousse courte et adhérente, le mouvement arrondi des dômes sans aucune aspérité pour arrêter le pied, rendent l’escalade dangereuse. Après avoir examiné le terrain, je permis à l’enfant de se risquer pieds nus, avec Marescat, qui était prudent et paternel, sur une masse inclinée d’une grande étendue, où un sentier tracé dans la mousse était de plus indiqué par des croix entaillées dans le grès. Quand ils eurent disparu derrière une région un peu plus élevée, Mme d’Elmeval fit contre fortune bon cœur ; mais lorsque Paul n’était plus sous ses yeux, elle devenait visiblement préoccupée. On s’assit sur les rochers et sur les fleurs pour attendre le retour de l’enfant bien-aimé, et Mlle Roque, qui commençait à savourer le charme de la vie au grand air, s’éloigna un peu pour explorer le ruisseau qui formait, au milieu du vallon, de ravissantes cascatelles.

Nous étions là depuis un quart d’heure, et la marquise interrogeait à chaque instant le sentier sans nous avouer son malaise, lorsqu’un cri de Nama la fit tressaillir. Elle fut debout avant que nous eussions levé la tête ; mais l’attitude et la physionomie de Mlle Roque, qui était fort près de nous, sur une éminence, nous eurent bientôt rassurés. Elle voyait Paul avant nous, et agitait son mouchoir en signe de bienvenue. Mlle Roque, bien qu’elle montrât beaucoup d’affection pour le petit Paul, n’était pas habituellement si démonstrative. Bientôt son cri de joie nous fut expliqué. Paul, riant et chantant, descendait la montagne sur les épaules de La Florade, qui nous le rapportait au pas gymnastique, et que le gros Marescat avait peine à suivre.

Comment s’était-il trouvé là ? Quelle navigation aérienne avait fait aborder le lieutenant de marine au sommet de ces récifs terrestres pour recevoir à point nommé le fils de la marquise à bord de ses épaules ? Nama l’avait-elle averti secrètement de notre but de promenade, ou bien Pasquali par hasard ? ou bien encore la marquise elle-même ? Il n’y avait donc pas de solitude inconnue aux promeneurs toulonnais où l’on ne dût voir apparaître ce beau gymnaste et ce grand marcheur ? Je me rappelai douloureusement la première promenade que j’avais faite avec Mme d’Elmeval à la forêt et à la chapelle de Notre-Dame-de-la-Garde. Elle m’y avait donné rendez-vous ; je devais l’y rencontrer par hasard : rien n’était plus innocent. La même simplicité de relations s’était-elle établie avec La Florade ? Mais qui l’empêchait alors de partir ostensiblement avec nous ? Cette apparition, qui ne surprit et ne troubla que moi, me fit sentir que j’avais toujours des frissons de fièvre.

Je regardai la marquise, qui me parut encore plus émue et plus charmée que Mlle Roque. Le retour de Paul, si impatiemment attendu, était-il l’unique cause du rayonnement de son regard ? Tout à coup elle se troubla. — Docteur, me dit-elle, cela me fait mal de voir votre ami courir sur ces roches glissantes ! S’il tombait avec Paul ! Criez-lui donc de s’arrêter.

Elle oubliait que j’avais encore de la peine à parler et qu’un cri me déchirait la poitrine. Je criai quand même, et je courus au-devant de La Florade. J’étais si essoufflé du moindre effort que je ne pus dire un mot ; mais je lui fis ralentir le pas avec un geste d’autorité qu’il comprit.

— Est-ce que Mme d’Elmeval est par là ? osa-t-il répondre, quoiqu’il la vît fort bien.

Il mit Paul sur ses pieds, et m’offrant son bras : — Voyons, mon pauvre camarade, reprit-il avec un aplomb enjoué et affectueux, ça ne va donc pas encore ? C’est un peu loin pour vous, cette promenade ! Et puis il fait chaud !

— C’est Pasquali qui vous a dit où nous étions ?

— Pasquali ? Je l’ai rencontré à Ollioules, où il vous attend pour que vous le rameniez à La Seyne.

— Avec vous ?

— Non, j’ai à Sainte-Anne une carriole. J’allais me promener à Évenos ; mais ce que Pasquali m’a dit des grès de Sainte-Anne m’a donné envie de les voir. Je viens d’y grimper par le revers du côté du hameau. C’est très curieux !

Nous arrivions auprès de la marquise. Il débita son récit avec assurance et baisa la main de Nama, qui baisa sa propre main aussitôt à la dérobée d’un air de respectueuse dévotion. Quel sentiment mixte cette fraternité fictive faisait-elle naître ou endormait-elle dans le cœur de la métisse ? Je fus frappé, comme l’avait été le baron, de la chasteté de son attitude souriante et charmée ; mais je ne m’en préoccupai qu’un instant. Il m’importait bien davantage d’étudier la marquise et La Florade. C’était la première fois que, depuis ma maladie, je les voyais ensemble.

La Florade faisait visiblement pour l’approcher des efforts d’audace extraordinaires. Il n’avait point l’usage du monde bien librement acquis ; mais la tenue aisée et ferme du marin militaire remplaçait chez lui le convenu, et le remplaçait agréablement, je dois le dire. Il ne pouvait pas être gauche, quelque troublé qu’il fût intérieurement, et ce trouble se traduisait alors par un élan de précipitation heureuse et dévouée qui ajoutait à son charme naturel. Fort, agile, bien portant et bien trempé, jeune jusqu’au bout des ongles, expérimenté, sinon avec l’amour vrai, du moins avec la femme, il savait deviner et prévenir les moindres fantaisies, caresser les faiblesses, adorer les caprices, ne s’alarmer d’aucune froideur, ne se blesser d’aucun refus, croire toujours en lui-même, espérer toujours de la faiblesse du sexe, et se laisser manier comme un cheval ardent et docile qui frémit de joie au moindre appel de la volonté.

Tout ce que je dis là était résumé dans l’attitude de La Florade auprès de la marquise, et je devais le dire pour expliquer la persistance de son espoir devant la sérénité polie et froidement obligeante de l’accueil qui lui fut fait. Il eût voulu être grondé plutôt que reçu ainsi. Il fit son possible pour alarmer la marquise sur la manière gaillarde dont il avait porté l’enfant à travers les petits dangers de la montagne ; il parla même de recommencer. Il eût donné l’univers pour un mot d’inquiétude ou de reproche qui lui eût permis de dire qu’avec Paul dans ses bras il pouvait marcher sur les eaux ou voler dans l’espace. Et il l’eût dit sans trop de danger de faire rire, car il l’eût dit avec cette ardeur de passion qui désarme ; mais il ne put pas le dire : la marquise, soit finesse supérieure à la sienne, soit indifférence réelle, le tint constamment à cette distance où il est impossible de lancer une déclaration sous forme de métaphore.

Elle s’était levée pour partir ; mais avant tout le monde elle remarqua que j’étais fatigué, et se rasseyant : — Le docteur a couru, dit-elle, c’était trop tôt ! Donnons-lui le temps de se remettre.

La Florade n’était pas homme à mordre ses lèvres avec dépit. Il s’occupa de moi au contraire avec une sollicitude extrême. Il semblait dire à la marquise : J’aime tout ce que vous aimez, en attendant que vous m’aimiez seul. Il n’était pas invité à s’asseoir dans le groupe, il vint se percher près de moi pour me questionner sur ma toux, sur mes insomnies, de l’air le plus naturel et le plus affectueux. Et puis il trouva moyen de reconquérir le baron, qui était froid pour lui, en le prenant pour arbitre d’une discussion qui avait eu lieu entre les érudits du bord à propos d’un texte latin que, grâce à sa bonne étoile, il entendait dans le même sens que M. de La Rive. Et puis Paul, qui l’adorait, le retint au moment où il se voyait forcé de partir, et il eut des yeux d’aigle pour apercevoir un nid d’oiseau dans une crevasse de rocher. Il fit monter l’enfant debout sur son dos, afin qu’il pût y atteindre. Il tua d’un coup de talon, avec une adresse crâne, un serpent qui effrayait Nama. Il fit pour Paul une botte de fleurs, espérant que la marquise y puiserait, et sauta vingt fois le ruisseau sans être essoufflé ni en transpiration, et n’ayant pour tout indice de surexcitation que ses arcades sourcilières et ses paupières inférieures injectées d’un sang rose et pur. Je l’étudiais physiologiquement, et il me semblait impossible que cette gracieuse plénitude de vie ne fût pas un irrésistible aimant pour la femme la plus méfiante et la mieux gardée.

Il trouva moyen de nous suivre, ou plutôt de nous précéder jusqu’à Ollioules, faisant allonger son cheval de louage beaucoup mieux que Marescat ne pouvait activer ses vieilles bêtes, faisant ranger les autres voitures, les charrettes, les piétons, tout ce qui pouvait gêner ou inquiéter le trajet de la marquise sur cette route coupée d’angles de montagnes et bordée de précipices. À Ollioules, il prit Pasquali dans sa carriole, afin de lui parler de la marquise, et aussi afin d’avoir occasion de la faire arrêter un peu plus loin, pour lui rendre son passager. Il ne manqua pas d’aller la saluer encore et de lui demander quel jour elle voulait choisir pour visiter la Bretagne. Il offrait son canot, ses hommes, son bras, sa tête, son cœur, tout cela dans un regard. Elle n’accepta et ne refusa rien. Elle était préoccupée. Cachait-elle ainsi une émotion secrète ? Je fus étonné de voir le baron inviter La Florade à déjeuner pour le lendemain avec Pasquali.

— Oui, oui, cela t’étonne, me dit-il quand nous fûmes seuls en cabriolet, Pasquali étant monté avec Marescat sur le siège de la calèche ; mais il faut te dire que les La Florade sont plus à craindre de loin que de près, et que j’aime mieux lui donner ses entrées franchement que de le voir rôder sous les fenêtres.

— Vous commencez donc à craindre…

— Pour le repos de la marquise ? non ; mais un don Juan amoureux et sincère peut compromettre la réputation d’une femme par des étourderies, si on irrite sa passion. Et puis je ne veux pas qu’il aille s’imaginer qu’on enferme celle-ci et qu’on la surveille parce qu’on le craint. Demain je le conduirai chez elle. Il ne la connaît pas assez, vois-tu ; il s’imagine qu’on peut oser avec elle comme avec toutes les femmes, et que l’occasion seule lui manque. Selon moi, la véritable dignité d’une mère de famille n’est complète qu’à la condition de ne pas fuir devant ces prétendus dangers qui n’existent que dans les romans. Les romanciers, mon cher enfant, ne mettent pas volontiers en scène les femmes vraiment fortes ; ils ont peur qu’on ne les trouve invraisemblables ou ennuyeuses. Le roman a besoin de drames et d’émotions, par conséquent de personnages qui s’y prêtent par nature et à tout prix ; mais le roman est une convention, et l’art cesserait peut-être de nous sembler de l’art, s’il voulait être absolument gouverné comme la vie. Ici, nous sommes dans la réalité, mon ami, et nous ne souffrirons pas que M. La Florade nous jette dans le roman. Laissons-le venir, et nous verrons bien si ses prétentions survivront à un tête-à-tête avec la marquise.

— Vous avez fait part de vos idées sur ce point à Mme d’Elmeval ?

— Oui, et elle les approuve d’autant plus en ce moment, j’en suis sûr, que La Florade vient de nous montrer son audace.

— Prenez garde, mon ami, de vous exagérer la force de l’ennemi. La Florade est aisément guéri d’une passion par une passion nouvelle. Peut-être, si on avait la patience de reconduire poliment pendant quinze jours, serait-il consolé, ce qui vaudrait mieux que d’avoir été vaincu.

— Mais je tiens à ce qu’il soit vaincu, moi ! répliqua le baron. J’y mets mon amour-propre d’ami enthousiaste de la marquise, et je me soucie fort peu que ton La Florade soit désolé ou non. Un homme de ce caractère peut souffrir, et on ne doit rien à celui qui s’embarrasse si peu de faire souffrir les autres.

Tout en parlant ainsi de La Florade, le baron avait peut-être un peu de dépit contre lui-même, et pour faire comprendre ce mélange de bienveillance et d’antipathie, je dois esquisser, plus particulièrement que je ne l’ai encore fait, le caractère du baron.

Si la forme extérieure est généralement le moule ou le reflet de l’homme intérieur, il faut reconnaître pourtant un grand nombre d’exceptions, et à première vue le baron en était une. Il était petit, maigre et assez bien proportionné ; mais sa figure, franchement laide, comme il le proclamait lui-même en toute occasion, faisait naître l’idée d’un esprit très vulgaire et d’une âme sans élévation. Il avait les traits vagues, avortés pour ainsi dire, l’œil terne, le regard distrait, le sourire sans expression. Cela tenait à des excès de travail et à de longues veilles qui avaient fait arrêt de développement dans sa jeunesse. Plus tard, il avait lutté contre deux ou trois maladies graves avec un grand courage, une remarquable patience, et sans que l’activité de l’esprit parût en avoir souffert. Sa vie était donc le résultat de victoires remportées autant par sa volonté que par les secours de l’art, et sa figure annonçait une fatigue dont l’âme ne se souvenait plus, mais dont elle gardait l’empreinte ineffaçable.

Quand on connaissait le baron, quand on l’avait étudié à toute heure, on arrivait à découvrir dans sa physionomie terne le rayon de son esprit toujours vif et clair, l’énergie toujours soutenue de sa vitalité physique artificielle, mais durable. Le sourire qui effleurait à peine ses lèvres flétries, le regard qui passait comme un éclair dans ses yeux myopes, avaient une grande signification et même un grand charme. Il fallait les saisir au vol, les deviner peut-être, ces rayons fugitifs du sentiment intérieur, car la contraction nerveuse les traduisait parfois d’une manière infidèle ; mais, pour qui connaissait les trésors de dévouement et de bonté de cet homme rare, tout plaisait en lui, même sa laideur. Le baron n’était peut-être pas né avec de grandes facultés intellectuelles. Il avait plus d’aptitude que de mémoire, plus de déductions que d’inductions à son service. Il était en un mot de ces hommes qui, ne sentant pas en eux une spécialité pour les appeler et les aider, veulent étendre le cercle de leurs connaissances à tous les sujets. Il avait donc lutté contre son être intellectuel, comme il avait lutté contre son être physique, et là aussi il avait vaincu. Il était devenu ce qu’il voulait être, un homme très instruit, pensant bien, jugeant tout avec un grand sens, et tirant de ses lumières le secret de son bonheur moral. Il était devenu philosophe pratique en étudiant l’histoire, éclectique dans la bonne acception du mot en examinant toutes les théories. L’enthousiasme, le feu sacré lui avaient toujours manqué ; mais que de raison, de tolérance et de sécurité bienfaisante dans ces âmes où le jugement acquis s’appuie sur la bonté naturelle ! Quel paternel refuge pour les âmes troublées ! Quel appui solide et sûr pour les convictions généreuses !

En présence de La Florade, cette autre exception, cette antithèse vivante qui épuisait la vie en croyant la développer, le baron était indécis et troublé pour la première fois peut-être. Il avait envie de le condamner et de le haïr, il avait besoin de l’excuser et de l’aimer. J’ai eu souvent lieu d’observer ce combat intérieur que La Florade, sans l’expliquer, devinait fort bien instinctivement, et que je subissais moi-même sans m’en étonner et sans vouloir m’y soustraire.

La présentation à domicile eut lieu. La marquise se montra calme et bienveillante, La Florade fut plus réservé qu’il ne l’avait été la veille. Lui aussi sentait l’influence de ce milieu austère, de cet intérieur chaste où la maternité semblait veiller et ne pas craindre la surprise de ces voleurs du dehors dont parle l’Écriture. Au bout de cinq minutes, le baron prit mon bras pour aller voir Pasquali, et La Florade resta debout près du banc de coquillages où la marquise aimait à s’asseoir. À quelques pas de là, Paul jouait avec le petit âne ; à dessein ou fortuitement, Mlle Roque était je ne sais où : La Florade pouvait parler.

Je ne sus rien par le baron de ce qui s’était passé. Il n’interrogeait jamais la marquise, et je comprenais bien cette exquise délicatesse du confesseur qui attend les confidences. La marquise ne parla point ; mais le lendemain je vis La Florade chez Pasquali. Il était bouleversé, fiévreux, irritable.

— Voyons, docteur ! me dit le bon et rond Pasquali, qui commençait à me tutoyer, viens donc m’aider à calmer cet animal-là ! Sais-tu qu’il est jaloux de toi comme un tigre ?

— Eh bien ! oui, s’écria La Florade, moitié riant, moitié provoquant ; je suis jaloux de toi, docteur endiablé ! — Il me tutoyait, lui, pour la première fois. — Nous sommes ici dans le sanctuaire de la sincérité, dans la maison où l’on dit tout haut ce qu’on pense, et devant l’homme qui ne comprend rien aux artifices du langage, aux fausses convenances du monde. Nous voici deux marins, et toi, le savant, l’expérimenté, l’homme à grandes relations, tu es tout seul. Ta réserve ne tiendra pas contre notre besoin de vérité : nous te sommons, lui et moi, de la dire. Es-tu amoureux de la marquise ?

Je répondis sèchement un non bien articulé, et j’attendis la suite de l’assaut.

— S’il dit non, c’est non, reprit Pasquali en voyant le sourire de doute de La Florade. Le docteur est un homme, et s’il dit non sans qu’on le croie, tu mérites une gifle, et c’est moi qui vais te la donner.

La Florade se mit à rire comme un homme habitué à ces paternelles menaces, et me prenant la main avec une force convulsive :

— Je te crois, dit-il, mais donne-moi ta parole d’honneur.

— J’ai dit non, répondis-je, et je veux que cela suffise. Après ?

— Oui, c’est juste, reprit La Florade. Eh bien ! puisque tu n’aimes pas, tu n’es pas aimé ?

— Cela va sans dire, observa Pasquali.

— Alors ? dis-je à mon tour.

— Alors, s’écria La Florade, tu ne dis pas de mal de moi à la marquise ?

— Je ne dis pas de mal de vous à la marquise en ce sens que, si j’ai eu l’occasion de parler de vos défauts, j’ai parlé beaucoup plus de vos qualités.

— Mais tu me hais ou tu me méprises ! s’écria-t-il en me menaçant de son regard de feu ; tu ne veux pas me tutoyer ?

— Je t’aime et ne te méprise pas ; je te plains souvent, je te blâme quelquefois. Qu’est-ce qu’il y a encore ?

Il se jeta dans mes bras, et pleurant comme un enfant : — Ne me juge pas trop sévèrement, s’écria-t-il ; ne dis pas au baron, qui lui redit tout, que je suis un Lovelace de bord, un don Juan de guinguette, un libertin, un sot, un étourdi, un homme sans cœur, sans conduite et sans cervelle. Je ne suis rien de tout cela, vois-tu ! Je suis un bon garçon, un enfant, si tu veux. J’aime cette femme à en mourir, et elle ne m’aime pas, et je ne peux rien lui dire pour me faire aimer. Elle me fait peur, elle est plus qu’une femme pour moi ; c’est une divinité ou un démon. Elle me glace et me pétrifie. Dès qu’elle a le dos tourné, je brûle, j’enrage, j’ai des torrens d’éloquence à mon service ; mais si personne ne m’aide, si je n’ai pas d’amis, de bons et vrais amis pour lui expliquer mon mutisme d’imbécile, pour lui dire que je ne vis plus, que je ne travaille plus, que je n’ai plus ma raison, que je suis capable de manquer à tous mes devoirs, de me faire casser la tête pour un mot, enfin que je suis digne de pitié et hors de moi, jamais elle ne saura que je l’aime !

— Alors voici la question, répondis-je, ému de son désespoir, mais non convaincu par son raisonnement : il faut que le baron, Pasquali ou moi nous nous chargions de faire ta déclaration ? Est-ce sérieusement que tu nous demandes de jouer un pareil rôle ?

— Attends donc, attends donc ! dit en s’adressant à moi Pasquali, qui écoutait tout cela en comptant d’un air abasourdi les bouffées de sa pipe, on sait bien que tu es trop jeune pour porter la parole ; mais le vieux baron ? Il ne s’agit pas ici d’une déclaration d’amour en l’air. Quand on s’adresse à une femme honnête et respectable, c’est une supplique en vue du mariage, et ma foi, toute réflexion faite, La Florade est bien posé pour son âge ; il est homme d’honneur, il ne sait pas si Mme Martin est riche ou pauvre, dûment ou indûment titrée…

— Je ne veux pas le savoir ! s’écria La Florade. Vous l’appelez marquise, et son vrai nom commence à circuler ; mais ce nom et ce titre ne m’apprennent rien, à moi qui ne connais pas le plus ou le moins d’importance relative des positions dans le monde. Notez que je ne sais absolument rien de sa fortune, que je la vois vivre comme une simple bourgeoise, et qu’elle peut n’avoir qu’un douaire très mince, révocable même. Notez aussi que je ne sais rien de son passé. Il a été irréprochable, mes yeux et mon cœur le sentent ; mais elle a pu, elle a dû aimer quelqu’un, elle aime peut-être encore ! Elle pleure peut-être un ingrat, elle se cache peut-être, parce qu’un misérable l’a compromise. Voilà ce que j’ai le droit de présumer. Eh bien ! tout cela m’est indifférent. Je suis sûr, si elle prend confiance en moi, de lui faire oublier ses peines, de venger ses injures, de faire respecter son avenir. Je lui donne tout mon être, ma jeunesse, mes deux bras, mon courage, mon âme à tout jamais, un nom que l’honneur ne désavoue pas, une volonté indomptable, une passion dévorante. Qu’est-ce qu’un autre homme lui offrira de mieux ? Des écus, des parchemins ? Je l’ai entendue parler, je sais qu’elle est au-dessus de tout cela, et qu’elle ne cherche que la vérité. La vérité, c’est moi, vérité farouche d’énergie et de conviction, entends-tu, docteur ? c’est la bonne, c’est la seule vraie. Dis tout cela au baron, et fais qu’il le voie et le comprenne.

— Oui, oui, dites-le au baron, répéta Pasquali, moi, je ne saurais pas ; mais, si vous le dites comme il vient de le dire, le vieux brave homme le croira, puisque moi… qui certes ne le gâte pas, ce drôle,… me voilà persuadé que cette fois il aime pour tout de bon.

— La Florade, répondis-je, il faut parler toi-même. En fait d’amour, on n’est éloquent et persuasif que dans sa propre cause. Va le trouver, dis-lui tout ce que tu as dit là et attends sa décision. Nul autre que lui ne peut t’aider.

— Mais on peut me nuire ! s’écria-t-il avec une impétuosité soudaine. Docteur, tu blâmes mon passé, tu ne me l’as pas caché, je ne t’en veux pas. Tu m’as grondé, raillé, repris sévèrement, je t’en remercie ; mais à présent c’est fini, entends-tu ? Je suis corrigé, je suis purifié et rebaptisé par une passion vraie. J’ai rencontré la femme que je n’osais pas rêver ; je la veux à tout prix. Oui, je la veux !… répéta-t-il en posant son bras nerveux sur la table, entre Pasquali et moi. Tenez, prenez une hache, si vous en doutez, et coupez-moi ce bras-là, le droit ! J’y consens tout de suite, si à ce prix vous jurez de ne pas me nuire !

Il parlait avec cette furia méridionale qui rend acceptables toutes les hyperboles de l’exaspération.

— Finis donc, imbécile, lui dit Pasquali en secouant la table avec humeur, tu sais que je n’aime pas qu’on parle pour ne rien dire !

— Mais je dis quelque chose, reprit La Florade avec le même emportement ; je ne veux pas qu’on me nuise, je ne veux pas qu’on dise au baron : Ne croyez pas, c’est un feu de paille. Non, je ne le veux pas ; je tuerai celui qui me nuira !

J’étais à bout de patience. — Allons nous battre tout de suite, lui dis-je en me levant, car ceci est un ordre, une menace et une provocation ; j’en ai assez. Sortons…

Pasquali s’élança sur La Florade, qui me suivait, et avec une vigueur magistrale il le cloua sur sa chaise en lui disant : — Et moi, je ne veux pas que tu bouges, je veux que tu expliques ta menace ou que tu la retires, ou bien je te donne ma parole que je monte à l’instant chez la marquise pour lui dire de ne jamais te recevoir.

Et comme La Florade se débattait un peu, il lui fit, comme en dépit de lui-même, une révélation qui changea pour un instant le cours de ses idées. — Écoute-moi bien, dit-il : je comptais te doter d’une somme assez ronde et qui sauvait ta dignité, car se présenter avec une boussole, une lorgnette et un étui à cigares pour épouser une grande dame, c’est humiliant. Il faut pouvoir lui dire : J’ai de quoi vivre et j’entends être séparé de biens au contrat… Mais le diable m’emporte, si tu te conduis comme un fou, si tu offenses les gens de cœur et si tu romps avec tes meilleurs amis, je ne te flanque pas un sou et je te renie par-dessus le marché !

La Florade était très monté. La délicate bonté de son parrain fit couler ses larmes ; il vint se jeter dans mes bras en me demandant pardon de son injustice, et après m’avoir supplié de ne pas douter de lui, il alla trouver le baron.

Je restai avec Pasquali à commenter tout ce que nous venions d’entendre. Pasquali était un homme très ferme ; quand il avait, comme il disait, viré de bord, il ne voulait plus regarder que devant lui. Peut-être, lorsqu’il n’était plus sous l’action magnétique de son fils adoptif, avait-il quelque doute, mais il ne se permettait plus de s’y arrêter. Ma loyauté me défendait d’ailleurs de chercher à l’ébranler. J’avais dit au baron tout ce que ma conscience m’ordonnait de lui dire. Mon rôle était d’attendre désormais les événemens en silence. Je ne voulus pourtant pas cacher le fait à Pasquali, je désirais qu’il fût connu de La Florade. Je le lui aurais dit avec calme à lui-même, s’il m’eût laissé le temps de m’expliquer, au lieu de me pousser à bout.

— Ainsi, dit Pasquali, il va trouver sous quelques rapports le baron prévenu contre lui ? Allons, à la garde de Dieu ! Vous avez fait votre devoir ; écoutez votre cœur maintenant. Il est vraiment fou de chagrin, cet enfant, et il est si bon !… Mais j’oublie que tu es mon enfant aussi, et que je veux te tutoyer. Au revoir, j’entends le premier coup de ton dîner qui sonne à la maison Caire. Renvoie-moi mon possédé, je veux savoir comment le baron l’aura reçu.

Le baron n’avait pas aperçu La Florade. — Est-ce qu’il va venir tous les jours ? me dit-il avec un peu de sécheresse. — Je lui répondis que La Florade, étant chez Pasquali, avait annoncé vouloir lui demander un conseil ou un service. Je ne crus pas devoir m’expliquer davantage. M. de La Rive s’étonna un peu de mon silence, et puis tout à coup pendant le dîner, et comme si sa pénétration l’eût fait lire dans ma conscience, il répondit de lui-même à mes pensées : Tu diras ce que tu voudras (je ne disais quoi que ce soit) ; je ne ferai jamais grand fonds sur les hommes qui ne savent pas se vaincre. C’est peut-être la manie d’un pauvre petit vieux qui a passé sa vie à souffrir et à s’en cacher pour ne pas attrister les autres, mais je ne peux faire cas que de ceux qui ont ce courage-là. La vie ne se passe pas à se jeter dans l’eau ou dans le feu pour ceux qu’on aime : elle se passe en petits maux et en petites tristesses de tous les instans, dont il faut leur épargner le spectacle ou la contagion. Faut-il que personne ne dorme quand nous ne pouvons pas dormir ? Et ne sommes-nous pas à moitié guéris déjà de nos souffrances quand nous les avons épargnées aux dignes objets de notre affection ? Qu’est-ce que tu dis de cela, toi ?

— Je dis comme vous, répondis-je, et je sens que, si je pouvais l’oublier, votre exemple me le rappellerait à toute heure.

Nous quittions la table, il se leva avant moi, prit ma tête brûlante entre ses deux mains et la serra un instant sans rien dire. Avait-il donc deviné combien je souffrais et combien j’avais besoin d’être aimé de lui ? Il me chargea de porter à Paul un livre qu’il lui avait promis, et de lui expliquer je ne sais plus quel passage qui devait servir à sa version du lendemain. La soirée était douce. Je sortis nu-tête, comptant demander Paul et ne pas déranger sa mère.

Comme je prenais par le plus court à travers les lauriers, j’entendis près de la source, qui était renfermée dans une voûte couverte, une voix que je ne reconnus pas tout de suite, et qui prononçait mon nom. Je m’arrêtai involontairement : c’était la voix de Mlle Roque. — Il n’est pas pour toi, disait-elle ; mais moi, je suis ton amie, ta sœur et ta servante. C’est moi qui parlerai, sois tranquille, et va-t’en.

Au bout d’un instant, pendant lequel Mlle Roque s’éloigna, la personne à qui elle s’était adressée vint droit à moi sans me voir : c’était La Florade.

— Eh bien ! lui dis-je en l’arrêtant, vous avez trouvé l’avocat qui plaidera votre cause ? Vous n’avez plus besoin de personne ?

— Docteur, docteur, tu m’en veux ! répondit-il en secouant la tête, tu m’épies,… car tu n’allais pas sans chapeau chez la marquise, je suppose ! Tu n’as pas confiance en moi, comment veux-tu m’en inspirer ?

— La Florade, repris-je, Mlle Roque est donc ta sœur ?

— Tu le sais bien ! fit-il en levant les épaules.

— Qui a inventé l’histoire ?

— Inventé ?… personne ! L’idée en est venue au commissaire du bord, elle est assez vraisemblable…

— Elle est venue de lui ? et à lui tout seul ?

— Ah ! tu m’ennuies ! s’écria La Florade, qui savait inventer et développer un roman, mais non pas affirmer un mensonge ; qu’est-ce que cela te fait, à toi ? Le résultat n’est-il pas excellent ? La voilà sauvée, cette pauvre fille, qui serait morte de consomption ; elle est tranquille, elle est heureuse. La bastide maudite est déjà par terre…

— Et tu as un prétexte pour aller à Tamaris quand tu veux !

— Non ; je n’avais pas pensé à ceci, que je devais cacher mon lien fraternel, et que, la chose restant secrète, Mme d’Elmeval ne m’autoriserait pas à rendre de fréquentes visites à ma sœur sous son toit.

— Et c’est pour cela que, ne reculant devant rien pour marcher à ton but, tu donnes des rendez-vous mystérieux à cette fille que tu as déjà compromise, et que tu ne peux plus réhabiliter ! Tiens, mon ami La Florade, tu es comme tous les hommes qui ne veulent pas combattre leurs passions.

— Je suis… quoi, voyons ?

— Tu es un égoïste !

Il articula un jurement énergique, et je crus encore une fois que nous allions nous couper la gorge ; mais il s’assit sur la margelle de la rigole qui était à sec, mit sa tête dans ses mains et resta absorbé.

— Tu vas coucher là ? lui dis-je au bout d’un instant.

— Grâce à toi, mon cher, répondit-il en se levant, il y a des momens où je me prends pour un coquin, et où j’ai envie de faire justice de moi !… Mais cela n’arrivera pas, non ! Mes fautes sont légères et réparables. Je ne verrai plus Nama en secret. Diable de fille, qui ne sait écrire qu’en chinois ! Pourquoi ris-tu, toi ?

— Parce que tu t’épuises en intrigues de comédie quand tu pourrais aller au bonheur par le grand chemin.

— Qu’est-ce qu’il faut faire ? dis !

— Il faut aimer, et tu n’aimes pas. Tu n’as que des désirs et de l’imagination ; le cœur ne t’inspire rien !

— Va toujours ! Qu’est-ce que le cœur m’inspirerait, si j’en avais un ?

— Le respect, le dévouement, la droiture et la patience ! Bonsoir. Dixi.

Je m’éloignai rapidement, craignant de le conseiller trop bien.

Il essaya d’en profiter, car il laissa passer plusieurs jours sans agir et sans reparaître. Pasquali n’y comprenait rien. Le baron s’en croyait délivré. Mlle Roque s’en inquiétait, et la marquise avait l’air de ne pas s’en apercevoir.

Cette semaine fut un repos dont j’avais réellement besoin, et qui acheva de réparer mes forces ébranlées. Il fit constamment beau ; la nature riait par tous ses pores. Les cistes blancs à fleurs roses, les ornithogales d’Arabie, les gentianes jaunes, les scilles péruviennes, les anémones stellaires, les jasmins d’Italie, les chèvrefeuilles de Tartarie et de Portugal croissaient pêle-mêle à l’état rustique, indigènes ou non, sur la colline de Tamaris, devenue un bouquet de fleurs, en dépit de l’ombrage des grands pins. Le golfe était si calme qu’au lever du soleil on ne distinguait pas les objets du rivage de la ligne marine où ils prenaient leur réverbération. L’horizon de la pleine mer se remplissait de navires dont la vapeur nacrée se déroulait en longs serpens sur le ciel rose, et des centaines de barques, pêchant autour des récifs tranquilles, empourpraient plus ou moins au soleil matinal leur voile latine rouge ou blanche.

Dans la campagne, loin des routes, qui sont empestées par les ruisseaux noirs et gras des moulins à huile d’olive, les collines étaient embaumées par les siméthides délicates, par les buissons de cytise épineux et de coronille-jonc, et par les tapis de coris rose, cette jolie plante méridionale qui ressemble au thym, mais qui sent la primevère, souche de sa famille. Des abeilles, butinant sur ces parfums sauvages, remplissaient l’air de leur joie. Des lins charmans de toutes couleurs, des géraniums rustiques, des liserons-mauves d’une rare beauté, de gigantesques euphorbes, de luxuriantes saponaires ocymoïdes, des silènes galliques de toutes les variétés et des papilionacées à l’infini s’emparaient de toutes les roches, de toutes les grèves, de tous les champs et de tous les fossés. C’était fête partout et fête effrénée, car elle est courte en Provence, la fête du printemps ! Entre les tempêtes de mars-avril et les chaleurs de mai-juin, tout s’épanouit et s’enivre à la fois d’une vie exubérante et rapide.

Nous fîmes plusieurs excursions intéressantes, et Paul devint aussi savant que moi en botanique provençale de la saison. Sa mère s’intéressait vivement à nos trouvailles, et consentait à s’extasier devant des brimborions à peine visibles à l’œil nu. Mlle Roque aimait mieux les fleurs voyantes, les tulipes œil de soleil, qui croissaient dans les blés, les grandes glaucées des falaises et les nigelles de Damas, qui dans certains ravins atteignaient à des proportions extraordinaires. Elle se faisait de singulières coiffures avec ces riches corolles ; elle s’en mettait sur les tempes, dans les oreilles, elle regrettait de ne pouvoir s’en mettre dans les narines. Elle était quelquefois à mourir de rire, et quelquefois aussi très belle avec cette ornementation sauvage. Quand la marquise la coiffait avec goût d’une couronne de fleurs de grenadiers mêlées à ses cheveux noirs crépus, elle avait une tête remarquable.

C’était un véritable enfant, d’une innocence primitive et d’une inaltérable douceur. Mme d’Elmeval me trouvait trop indifférent pour sa protégée. — Que lui reprochez-vous donc ? me disait-elle ; elle n’est pas intelligente à l’œil nu, comme vous dites en étudiant vos plantes microscopiques, et je conviens qu’elle ne montre pas plus d’esprit qu’une statue de bronze à qui l’on aurait mis des yeux d’émail ; mais elle est loin d’être ce qu’elle paraît : elle apprend très vite. La douceur et la volonté d’obéir remplacent chez elle l’habitude de l’attention et de la mémoire. Elle vit un peu comme les autres rêvent ; mais il y a en elle une telle ignorance du mal que l’on se prend à l’admirer au moment où l’on croirait devoir la gronder.

J’avouais ne pas tenir grand compte de cette absence de notion du mal qui avait pour conséquence l’absence de la notion du bien.

— Ah ! vous avez tort ! répondait la marquise d’un air naïvement étonné, comme si jusque-là elle m’eût jugé infaillible ; oui, vrai, docteur, vous avez tort de dédaigner cet état divin de l’âme qui fait la beauté morale de l’enfance ! Est-ce que vous croyez que Paul sait ce que c’est qu’une mauvaise action ?

— Non sans doute ; mais il faudra bien qu’il l’apprenne.

— Ah ! il l’apprendra toujours trop tôt, et la bonne Nama aussi ! C’est leur mois de mai, à eux ! Laissons-le fleurir.

Je voyais Mme d’Elmeval presque à toute heure. Le matin, elle amenait Paul au baron. La leçon durait deux heures, et pendant ce temps je me promenais avec elle dans le jardin Caire, ou je lui lisais au salon les journaux et les brochures nouvelles. Elle rentrait avec Paul, qui déjeunait, jouait et travaillait. Pendant ce travail, elle enseignait la lecture et l’écriture françaises à Mlle Roque. À deux heures, à moins de courses exceptionnelles, nous montions en voiture avec Nama, le baron, et quelquefois Aubanel ou Pasquali, pour rentrer à six heures. Paul travaillait encore jusqu’à sept. On dînait souvent tous ensemble, tantôt chez nous, tantôt chez la marquise, et souvent on causait jusqu’à neuf heures du soir. Paul se couchait alors, et sa mère veillait près de lui jusqu’à minuit.

Elle était d’une grande activité, toujours levée, coiffée et habillée à huit heures du matin. Je n’ai jamais rencontré d’humeur plus égale, d’âme plus sereine. Son activité n’avait rien d’emporté et passait sans bruit sous les yeux comme l’eau d’un ruisseau bien rapide, bien clair et bien plein, qui s’épanche sur un lit de mousse. Son entretien comme son silence vous pénétraient du calme suave qui régnait dans sa pensée. L’amour pouvait-il trouver une fissure pour pénétrer dans ce cristal de roche ?

Mlle Roque avait-elle osé lui parler des sentimens de son prétendu frère ? Rien ne trahissait un air de confidence entre elles. Mlle Roque gagnait certainement chaque jour en beauté et en santé depuis qu’elle habitait Tamaris ; elle maigrissait : mieux mise et plus assurée sur ses jambes, qui apprenaient à marcher, elle perdait cette nonchalance lourde qui n’était pas une grâce à mes yeux. Mme d’Elmeval s’efforçait de secouer la torpeur physique : elle lui permettait de faire de beaux ouvrages d’aiguille, Nama avait un grand goût d’ornementation ; mais on lui prescrivait le mouvement, et la marquise lui confiait quelques soins domestiques qui lui plaisaient.

— Un matin, la marquise ayant demandé du café, Mlle Roque voulut le préparer elle-même à sa manière, et j’étais là quand elle le lui présenta ; la marquise, l’ayant goûté, reposa la tasse avec dégoût en lui disant : — Ma chère enfant, ce n’est pas du café broyé que vous me donnez là. Je ne sais ce que c’est, mais c’est fort désagréable.

Je vis Mlle Roque se troubler un peu, et comme elle allait remporter la tasse sans rien dire, je m’en emparai et j’en examinai le contenu : c’était une véritable infusion de cendres qu’elle avait servie à la marquise. Un souvenir rapide m’éclaira. — C’est de la cendre de plantes aromatiques, dis-je à Mlle Roque ; cela vient de la cime du Coudon, et c’est un vieux charbonnier qui la prépare.

Elle resta pétrifiée, et la marquise s’écria en riant que je disais des choses fantastiques. J’insistai. Mlle Roque ne lui aurait-elle pas déjà servi en infusion ou fait respirer certaines plantes vulgaires, comme la santoline, le romarin ou la lavande stæchas ?

— Vous êtes donc sorcier ? dit la marquise. Elle ne m’a jamais rien fait boire d’extraordinaire avant ce prodigieux café ; mais elle a mis dans ma chambre toutes les herbes de la Saint-Jean, pour combattre, disait-elle, le mauvais air de la mer, ce qui m’a paru fort plaisant.

— Et ces herbes sont divisées en trois paquets liés par des cordons de laine rouge, jaune, noire ?

— Eh mais ! précisément, je crois ! D’où savez-vous tout cela ?

Comme Nama s’enfuyait terrifiée, je la suivis pour lui adresser une verte semonce. Elle risquait, avec ses drogues de sorcier de campagne, d’employer à son insu des choses nuisibles et d’empoisonner son amie. Elle eut grand’peur, pleura et jura de ne pas recommencer. Je feignis de croire qu’elle n’avait eu d’autre dessein que celui de chasser de la maison les mauvais esprits et les funestes influences ; je ne voulus pas lui dire qu’après avoir demandé ces amulettes pour se faire aimer de La Florade, elle les employait maintenant pour faire aimer La Florade de la marquise. Je ne pouvais me défendre de sourire de la naïveté de cette fille, qui n’osait ou ne savait parler, et qui croyait faire merveille pour son protégé en versant ses philtres innocens à sa compagne.

— M’expliquerez-vous cette affaire mystérieuse ? me dit Mme d’Elmeval quand je retournai auprès d’elle.

— C’est bien simple. Votre métisse est superstitieuse ; elle évoque la vertu de certains dictames contre les esprits pernicieux de l’air, et comme elle est ignorante, elle s’en rapporte à la science des charbonniers de la forêt, dont quelques-uns font métier d’enchanteurs.

Je lui racontai ma rencontre au Coudon avec l’homme chargé par Nama de cette récolte. Elle devint pensive en m’écoutant.

— N’est-ce pas le 6 avril, me dit-elle, que ce feu a été allumé sur la cime du Coudon ?

— Précisément.

— Eh bien ! je l’ai vu, je l’ai remarqué. Je me suis demandé si c’était un signal pour quelque navire en détresse ; mais il n’y a aucun poste par-là, et c’est trop loin de la mer, qui était d’ailleurs fort tranquille. Comme cette nuit-là a été mauvaise à partir de onze heures ! Je ne sais pas pourquoi j’ai repensé à ce feu en me disant que quelque voyageur attaqué par les loups était peut-être là en grand péril, et j’ai été regarder encore ; mais tout était dans les nuages, la lune aussi bien que la montagne. Enfin j’ai pensé à vous, docteur ; vous aviez dit à Pasquali que vous comptiez faire cette excursion prochainement avec M. La Florade ?

— Et vous étiez inquiète de lui ? repris-je en riant des lèvres.

— De lui ? Ah ! vous m’y faites penser ; parlons de lui. Pourquoi s’imagine-t-il que je suis si pressée de me remarier ?

— Je ne sais s’il imagine quelque chose. Qui vous fait croire ?…

— Pasquali, qui me parle sans cesse de son filleul avec un zèle… Dites-moi…

— Voulez-vous me permettre, madame la marquise, de ne pas vous en parler du tout ?

— C’est-à-dire que vous ne voulez être ni pour ni contre. Quand nous avons parlé de lui à propos de Nama, vous étiez plus expansif. Vous vous intéressez donc à elle plus qu’à moi ?

— Je la voyais en péril, mais vous…

— Moi, vous me croyez à l’abri de toute folie ?

— Si vous traitez de folie les rêves de Pasquali, la question est jugée.

— Je n’ai pas dit cela, je n’ai aucun dédain pour le nom, l’état et la situation du protégé de Pasquali. Je ne sais de son caractère que ce que vous m’en avez dit…

— Oubliez ce que j’ai dit et jugez par vous-même.

— Je ne suis pas pressée de juger telle ou telle personne, cher docteur ; je ne commence pas les choses par la fin. La question n’est pas de savoir si M. de La Florade doit m’intéresser, mais bien de savoir si je dois songer au mariage.

— Comment ! vous me demandez conseil, à moi ?

— Et en qui donc aurais-je confiance ?

— Le baron…

— Le baron dit oui, et vous ?

— Je ne peux pas avoir un autre avis que le sien.

— Votre jugement, oui, mais votre instinct ? Voyons, si le baron disait non ?

— Je dirais non aussi. Ne voyez en moi qu’un esprit soumis au sien pour tout ce qui vous concerne.

— Vous n’avez donc aucune amitié particulière pour moi ?

— Ah ! madame !… Pardonnez-moi, mais la question est trop grave et trop délicate.

— Pas pour un homme comme vous. Je vous place dans mon estime à la hauteur de cette question-là, et je vous demande d’avoir une opinion à vous tout seul. Si elle est contraire à celle de notre ami, je ne dis pas qu’elle aura plus de poids que la sienne ; mais je pèserai l’une et l’autre, et ma conscience mieux éclairée prononcera plus clairement. Parlez.

— Eh bien ! madame, laissez-moi vous interroger d’abord,… tenez, en médecin. Croyez-vous à l’empire sérieux des passions ?

— Sur l’honneur, je n’en sais absolument rien.

— Alors vous n’y croyez pas, car vous sauriez bien s’il faut y croire.

— Attendez. J’aime mon enfant avec passion pourtant.

— Pourriez-vous aimer quelqu’un autant que lui ?

— Autant,… non, mais autrement, peut-être.

— Peut-être plus ou peut-être moins ?

— Si ce quelqu’un-là aimait aussi mon Paul avec passion, je ne sais pas où s’arrêterait l’enthousiasme de ma reconnaissance.

— Alors votre cœur vivrait deux fois plus qu’il ne vit, et vous seriez deux fois plus heureuse ?

— C’est bien dit, docteur, je vous crois ; mais si ce quelqu’un-là me trompait ou se trompait lui-même ?

— Quand vous en serez là, demandez à Dieu la réponse.

— Vous pensez qu’aucun homme ne peut répondre de lui-même ? C’est singulier ! je répondrais si bien de moi !

— Le jour où vous aimerez, vous ne demanderez pas à l’homme aimé de vous donner des garanties ; vous croirez. Celui dont vous douteriez encore, vous ne l’aimeriez pas.

— C’est encore vrai ! Alors… vous croyez que le cœur ne se trompe pas ?

— Un cœur comme le vôtre ne doit pas se tromper.

— Expliquez-moi cela. Je suis une femme très ordinaire,… et je me suis trompée une fois… en amitié.

— En amitié conjugale ?

— Oui, puisque vous le savez. Je n’aime pas à me plaindre ; n’y revenons pas. Expliquez-moi comment l’amour, qui est aveugle, à ce qu’on dit, peut apporter la lumière dans un cœur qui la cherche.

— Vous faites la question et la réponse, chère madame. Si ce cœur-là ne cherche réellement que la vérité, il la tient déjà, et l’amour y entrera en pleine lumière.

— Comment peut-on chercher autre chose qu’un amour vrai ?

— On le cherche rarement, parce qu’on l’éprouve rarement soi-même. On prend si souvent pour de l’amour des instincts ou des passions qui sont tout le contraire ! Mais soyez certaine que quand on aime avec l’unique passion de rendre heureux l’être aimé, sans songer à soi-même, à ce que les autres en penseront, au profit, plaisir ou gloire, qui vous en reviendra, on est dans la vérité. Voilà du moins ce que je pense. Ayant, comme vous, passé ma vie sans connaître et sans pouvoir chercher l’amour, je ne peux vous apporter le tribut de l’expérience.

— Alors nous sommes tous ici sans expérience, car le baron n’a jamais aimé non plus. C’est peut-être Nama qui aime ? Et quand j’y songe, cette passion de chien fidèle qu’elle a pour La Florade, ce dévouement aveugle, tranquille, soumis, qui n’est ni amour ni amitié…

— Prenez garde, c’est un instinct fanatique dans une intelligence sans clarté, et ces engouemens-là ne viennent pas sans motif dans les têtes bien saines. Je ne veux pas dire que La Florade en soit indigne ; mais elle le connaît si peu et elle est si incapable de l’apprécier, qu’elle eût pu en aimer tout autant un autre sans savoir pourquoi.

— Alors vous êtes persuadé qu’une tête saine peut se fier à son cœur ?

— Quand le cœur est aussi sain que la tête, quand il a conscience de sa dignité, de sa pureté et de sa force, peut-il donner place à des fantômes et adorer au hasard une figure incertaine ? Se laisse-t-il troubler et surprendre ? Ces grands magnétismes dont on parle ne s’adressent-ils pas aux sens plus qu’à l’esprit ? L’âme éprise d’un type idéal peut-elle descendre aux agitations vulgaires et se laisser envahir par des nuages grossiers ? Je ne le crois pas, et voilà pourquoi je vous dis, madame : Ne prenez conseil que de vous-même.

— Vous avez raison, docteur ! répondit la marquise en me tendant la main. Tout ce que vous me dites là est ce que je pense. Vous venez de me donner une consultation, et vous reconnaissez que je ne suis pas trop malade ?

— Puissiez-vous ne pas l’être du tout !

— Vous en doutez donc ?

— Et vous, madame ?

— Ah ! docteur, vous êtes trop curieux, répondit-elle avec un sourire dont je fus ébloui. Attendez que je vous interroge une autre fois. Pour aujourd’hui, en voilà assez : il faut que j’aille rejoindre Paul, qui travaillerait trop ou trop peu. Je connais sa dose !

Cet entretien réveilla en moi le trouble inexprimable que j’avais tant combattu. Le sourire, le dernier sourire, si clair, avec un regard si beau, dont le fluide divin m’avait enveloppé de confiance ardente et de reconnaissance passionnée ;… mais c’était un regard et un sourire de femme qui n’a pas aimé, qui n’aime peut-être pas, et qui ne sait pas la portée de ses manifestations sympathiques. Qu’est-ce que le regard et le sourire ? Des choses infiniment mystérieuses qui échappent à la volonté, et qui s’adressent quelquefois à l’un parce qu’on pense à l’autre. Est-ce que toutes les paroles, toutes les questions et toutes les réponses de la marquise ne pouvaient pas ou ne devaient pas se résumer ainsi : « J’ai pensé malgré moi à La Florade, et je veux savoir si je l’aime ? Vous me prouvez que j’aurais tort de l’aimer si vite, et je vais me méfier un peu plus de lui et de moi. Réussirai-je ? Je vous le dirai plus tard. »

« Oui, oui, pensais-je en descendant au hasard chez Pasquali, voilà certainement comment il faut comprendre : c’est le vrai sens ! Ah ! pauvre homme ! tu te croyais fort ! Tu ne sais ni guérir ni combattre. »

Quand je fus au bas de l’escalier, je m’aperçus de ma distraction. Je n’avais aucune envie de voir Pasquali, je redoutais au contraire d’avoir à parler de ce qui me serrait la poitrine. Je passai outre furtivement, sans regarder par la petite barrière qui fermait son jardin du côté des degrés, et j’allais m’élancer sur le sentier de la plage, lorsqu’une voix m’appela : Hé ! par ici, le médecin ! Et, tournant la tête, je vis la Zinovèse qui, n’ayant trouvé personne chez Pasquali, s’était assise sur les marches de la maisonnette.

— Comment, c’est vous ? lui dis-je. J’ai peine à vous reconnaître !

— Vous voyez, vous m’avez guérie ! Eh ! on n’est pas trop vilaine à présent, qu’est-ce que vous en dites ?

En effet, Mme Estagel, encore un peu mince et pâle, avait recouvré sa beauté, qui était peu ordinaire. Beauté n’est pas le mot qui convient, si par là on entend une forme idéale animée d’une expression sympathique. La Zinovèse n’était jolie que par la délicate régularité de ses traits. Il n’y avait en elle ni charme, ni distinction réelle. Ses yeux, ramenés à leur expression normale, ne parlaient qu’aux sens. Ils offraient un mélange plus piquant qu’agréable de dédain et de provocation.

Elle était fort bien mise à la mode de je ne sais quel pays méridional, un costume de fantaisie peut-être, mais élégant, simple, sombre, et comme d’habitude d’une propreté recherchée. Une grosse chaîne d’or faisait huit ou dix fois le tour de son cou, et de longues boucles d’oreilles de corail de Gênes se détachaient sur sa chemisette d’un blanc de neige. Je ne me sentis pourtant pas porté à lui faire le compliment qu’elle réclamait. Je me contentai de la questionner sur sa santé et de lui demander si elle en devait réellement le retour à mes ordonnances.

— Oui, répondit-elle, évidemment blessée de mon peu de galanterie ; je crois que je vous dois le mieux que j’ai eu tout de suite, et à présent il y a autre chose. Je suis plus contente.

— Vous avez oublié…

— Rien du tout ! personne ! mais on m’a demandé grâce et pardon, c’est tout ce que je voulais. Ne parlons plus de ça. Je suis venue ici pour vous. Je vous apporte un présent.

— Je ne veux pas de présent.

— Alors vous méprisez le monde ?

— Non, puisque j’ai été chez vous pour le plaisir de vous être utile.

— Gardez le plaisir, c’est bien ; mais ne refusez pas ce que mon mari vous envoie.

Et elle me montra un grand panier qui était près d’elle, et qui contenait un très beau poisson de mer.

— C’est moi qui l’ai péché, reprit-elle, moi et l’homme (le mari) ! Nous l’aurions mangé, car nous ne sommes pas marchands. Vous voyez que ça ne nous coûte rien et ne nous prive guère. Si vous refusez, vous ferez de la peine au brigadier.

— Alors j’accepte, et je vous remercie. Laissez cela ici, je l’enverrai chercher.

— Non, nous allons le monter là-haut à Tamaris, chez vous ; je serai contente de voir votre dame.

— Que diable croyez-vous là ? Je ne demeure pas à Tamaris, moi, et je ne suis pas marié.

— Ah ! vous ne l’êtes pas encore ? mais vous le serez bientôt !

— Je vous jure que je n’ai encore jamais pensé à cela, et que je ne connais personne…

— Comment ! s’écria la Zinovèse, dont les yeux reprirent pour un instant leur ancienne contraction, vous n’êtes pas pour épouser la dame de Tamaris, celle qui était avec vous et un petit le jour où je vous ai rencontrés à la chapelle de là-bas ?

— Quel imbécile vous a fait une pareille histoire ?

— Ce n’est pas un imbécile, c’est un menteur et un lâche !

Il ne fallait pas réfléchir longtemps pour conclure de tout ce qui précède que La Florade avait revu la Zinovèse, qu’elle était de nouveau éprise et jalouse, qu’elle surveillait ses démarches, que ses soupçons s’étaient portés sur la marquise, et que, pour la tranquilliser, La Florade lui avait fait croire que j’étais l’époux ou le fiancé de celle-ci. Je me trouvai assez embarrassé ; je devais ou compromettre la marquise, ou exposer La Florade au ressentiment de sa maîtresse. Je n’aurais pas hésité à sacrifier les plaisirs de l’amant de la Zinovèse au respect dû à Mme d’Elmeval ; mais la vindicative créature pouvait s’en prendre à la marquise elle-même, et je cherchai un moyen de la rassurer. — La dame de là-haut se marie, lui dis-je, mais ce n’est ni avec moi ni avec celui que vous pensez.

— Pourquoi m’a-t-il menti ?

— Je ne sais pas, peut-être s’est-il imaginé…

— Vous mentez aussi, vous ; mais je saurai bien la vérité !

Et, poussant avec vigueur la mince barrière du jardin Pasquali, qui céda sous son impulsion nerveuse, elle s’élança sur l’escalier avant que j’eusse pu m’y opposer. Je l’y suivis à la hâte, mais j’avais déjà eu le temps de me dire qu’il valait mieux la surveiller que de la contraindre ouvertement. Elle était femme à s’exaspérer en se croyant redoutable. Je la rejoignis en riant, et, comme elle n’avait pas songé à se débarrasser de son grand panier, je le lui ôtai des mains et lui offris mon bras, en lui disant qu’elle se fatiguait trop pour mon service.

— C’est bien, c’est bien, répondit-elle, vous vous moquez de moi, ou vous croyez m’empêcher de faire ce que je voudrai !

— Je n’aurai pas la moindre peine à vous faire tenir tranquille, ma chère malade. Les médecins ne craignent pas les fous, et vous allez voir comment je m’y prends pour arrêter l’accès !

Cette menace mystérieuse et vague dont je m’avisais pour la frapper de terreur produisit son effet.

— Ne craignez rien, docteur, reprit-elle, je ne suis pas folle, et je ne veux de mal à personne.

— Je l’espère bien : le mal serait pour vous ! Mais pourquoi montez-vous à Tamaris ? C’est à la bastide Caire que je demeure.

— Je veux voir la dame ! Laissez-moi la voir.

— Pourquoi ?

— Je veux la remercier. C’est elle qui vous a dit de venir chez moi pour me guérir, vous savez bien ! C’est une femme bonne, on dit.

— Eh bien ! venez la remercier, rien ne s’y oppose ; mais ne dites rien d’inconvenant, ou gare au médecin !

Je l’amenai sous la varande où Mme d’Elmeval était assise, et celle-ci s’écria en la voyant : — Ah ! bravo, docteur ! voilà comment il faut guérir les gens ! Je vous fais aussi mon compliment, madame, vous voilà redevenue charmante. Vous ne pleurez plus votre beauté, n’est-ce pas ? et ce qui vaut encore mieux, vous ne souffrez plus ? Asseyez-vous et reposez-vous. Est-ce que vous êtes venue à pied ?

La Zinovèse fut imperceptiblement émue, mais sensiblement intimidée de l’accueil de celle qu’elle regardait comme sa rivale. J’en fus ému agréablement pour ma part. On se rappelle que la marquise connaissait l’histoire de La Florade avec cette femme, et je pouvais constater que, sans aucune préparation ni effort, elle la recevait avec la plus parfaite aménité. La Zinovèse s’assit au bout du banc. Mme d’Elmeval fut un peu surprise de me voir me placer entre elles. Au bout d’un instant, elle comprit ou devina que je n’étais pas absolument tranquille.

— Et comme ça, dit la Zinovèse après avoir remercié la marquise aussi poliment qu’il lui était possible, vous ne venez donc plus vous promener du côté de chez moi ? Vous allez sur mer plus souvent que sur terre, n’est-ce pas ?

— Non, pas très souvent.

— Il y a des officiers de marine qui vous promènent dans les canots de l’état pourtant ?

— Une seule fois, répondit la marquise avec un sourire de douceur railleuse.

— Ah ! une fois ?

— Vous trouvez que c’est trop ?

— Une fois suffit pour se perdre… en mer !

— Certaines gens ont du bonheur et ne se perdent nulle part !

— Ah ! oui ? Quelles gens donc ?

— Les bonnes personnes que Dieu protège.

— Les femmes qui aiment leurs maris, vous croyez ?

— Ou celles qui aiment leurs devoirs, leur bonne renommée, leurs enfans surtout !

— Et il y en a qui ne les aiment pas, vous dites ? s’écria la Zinovèse en se levant et en regardant Paul, qui jouait au bout de la terrasse.

— Je ne parle que pour moi, répondit la marquise en se levant aussi.

— Oh ! vous êtes fière de vous ! Eh bien ! n’allez pas sur mer avec tout le monde.

— Vous me le défendez ?

— Peut-être ! — Alors je me soumets, non par crainte des dangers de la mer, mais pour ne pas vous causer d’inquiétudes. D’ailleurs je n’aime pas la mer, et le docteur ne me la conseille pas.

— Le docteur,… vous ne faites peut-être pas toujours sa volonté ?

— Pardonnez-moi ; je n’en reconnais pas d’autre que la sienne !

— Oh ! alors,… dit la Zinovèse en changeant de ton et en s’adressant à moi, vous ne vouliez pas me le dire ; mais je vois bien… Adieu et merci, madame ; un grand bonheur je vous souhaite dans le mariage, plus que je n’en ai. Prenez ce que je vous apporte pour votre souper avec le futur, et rendez-moi mon panier.

La marquise m’empêcha de répondre en me serrant le bras à la dérobée, fit prendre le poisson par Nicolas, remercia la Zinovèse, et la pria d’accepter une jolie bague qu’elle ôta de son doigt. La Zinovèse hésita, sa fierté se refusait à l’échange des cadeaux ; mais les bijoux la fascinaient : elle accepta la bague avec un plaisir qu’elle ne put dissimuler. Je voulais la reconduire, la marquise me retint en s’emparant de mon bras, qu’elle serra encore avec une émotion extraordinaire, et la Zinovèse partit en me disant : « Restez, restez avec votre dame ! Le bonheur ne dure pas toute la vie, allez ! il n’en faut pas laisser perdre une miette ! »

— Vous voilà étonné ? me dit la marquise quand nous fûmes seuls. Vous allez prétendre que je me compromets vis-à-vis de cette femme ? Oh ! tant pis, docteur ! Que l’on dise et pense tout ce qu’on voudra de nos prétendues fiançailles, sachez que, malgré mon air brave et tranquille, j’ai très peur de la Zinovèse. J’ai vu dans ses yeux qu’elle avait le génie du mal, et j’ai remarqué que quand j’étais sur le point de la blesser, elle a regardé Paul avec une expression diabolique. Si elle croit avoir à se venger de moi, c’est par lui qu’elle cherchera à me faire souffrir. Savez-vous ? plus j’y pense, plus j’ai peur. J’ai envie de quitter le pays pour quelque temps.

— Ne serait-il pas plus simple de prier La Florade de ne pas revenir de quelque temps ?

— Aura-t-il la bonté d’y consentir ? dit la marquise en rougissant de dépit contre lui ou d’émotion secrète.

— La Florade est homme de cœur, repris-je, et quelque désagréable pour moi que soit la commission, je m’en charge,… si vous me l’ordonnez !

— Eh bien ! je vous en prie, allez le trouver demain. Dites-lui ce qui s’est passé, et ma frayeur maternelle. Qu’il ne devine surtout en aucune façon que j’ai le moindre soupçon de ses prétentions. Il ne me conviendrait pas d’avoir l’air de m’en garantir.

— Mais si demain il a revu la Zinovèse, si elle lui a dit…

— Que je me mariais avec vous, docteur ? Eh bien ! laissez-le-lui croire, à lui aussi ! Demandez-lui le secret, et ensuite… Mais je ferais mieux de m’en aller, ce serait plus sûr. Que me conseillez-vous ?

En parlant ainsi avec une animation demi-enjouée, demi-inquiète, la marquise, que j’avais suivie auprès du banc de coquillages, se détourna comme pour regarder où était Paul, et je crus voir qu’elle essuyait furtivement des larmes soudaines. Je fus si troublé, si consterné moi-même, que je ne sais ce que je lui répondis. Pensait-elle avec effroi à son fils, menacé par une furie ?… L’effroi ne se traduit pas ordinairement par des larmes !… Sentait-elle avec déchirement la nécessité de renoncer à La Florade, ou de s’en séparer pour quelque temps ? Était-elle jalouse, ou honteuse d’elle-même, ou désespérée ? J’étais éperdu, moi, et à mon tour je me détournai pour lui cacher ma douleur. Elle renouvela sa question avec un visible effort sur elle-même.

— Tenez ! lui répondis-je au hasard en lui montrant la Zinovèse qui s’éloignait sur le golfe, enlevant d’un bras vigoureux sa petite barque ; elle s’en va, elle ne vous hait pas en ce moment, Paul est bien en sûreté, je suis là, et vous avez le temps d’aviser. Calmez-vous donc ! Pourquoi vous affecter ainsi ?

— Savez-vous ce que je remarque ? répondit la marquise en regardant avec attention l’élégante batelière : c’est qu’elle a sans façon détaché un des canots de pêche de Pasquali, et qu’elle s’en sert pour retourner chez elle. Elle n’ira que jusqu’à la plage de sable qui ferme le golfe, et là je vois une autre barque qui est sûrement la sienne… Mais vous savez si Pasquali aime qu’on touche à ses canots, et comme les pêcheurs du rivage sont avertis de ne pas s’en servir sans sa permission ! Eh bien ! il faudra qu’il aille chercher celui-ci demain aux Sablettes, si la Zinovèse daigne l’y amarrer et ne pas le laisser flotter au hasard. Cette femme ne connaît pas d’obstacles à sa volonté, elle est partout comme en pays conquis. Je la crains, vous dis-je, et j’ai raison de la craindre ! Elle fera quelque malheur, comme on dit. Elle tuera Paul, ou moi, ou la pauvre Nama, si ses soupçons tombent sur elle, ou bien vous, si elle apprend que nous la trompons,… ou La Florade lui-même… Que sais-je ? Elle est entrée ici comme un interrogatoire, et elle s’en va comme une menace. Ah ! pourquoi m’a-t-on amené ce La Florade ? À quoi bon ? J’étais si heureuse et si tranquille ici ! Voilà tout mon bonheur gâté !

En disant cela, la marquise n’avait pas perdu cet accent de douceur que la plainte et le reproche ne pouvaient aigrir ; mais elle ne retenait plus ses larmes, et je les vis couler jusque sur son corsage de soie. Je perdis la tête, je tombai presque à ses genoux sur le gazon, et, prenant ses mains dans les miennes, je lui parlai, pleurant aussi, sans trop savoir ce que je lui disais ; mais je me rappelle bien le sentiment de douleur, de tendresse et de pitié qui débordait en moi : elle l’aimait, celui qu’elle maudissait avec une colère de colombe, celui qui avait détruit la paix de son âme angélique, celui qui attirait l’orage sur sa tête, ou tout au moins la terreur sous son toit. Elle l’aimait, elle souffrait par lui, pour lui peut-être ; elle ne savait à quelle inquiétude s’arrêter entre son fils et lui. Aux combats qu’elle avait dû se livrer déjà venait se joindre l’effroi de le perdre ou le chagrin mortel de le quitter. Elle avait fini d’être heureuse, elle entrait dans la vie d’émotions, de périls et d’angoisses ! Il n’était plus temps de chercher à la préserver des tempêtes. Je ne le pouvais ni ne le devais d’ailleurs. Comprit-elle ce scrupule qui m’échappait sans doute sous forme de réticence ? — Mais qu’elle fût ou non blâmable de n’avoir pas mieux défendu son bonheur, et peut-être celui de son fils, était-ce une raison pour qu’elle fût abandonnée dans sa détresse ? Était-elle moins chère à ses amis parce qu’elle souffrait ? N’était-ce pas le moment de l’entourer de dévouemens, de consolations, et de la défendre contre les dangers extérieurs ? Oui, certes, il ne s’agissait plus de songer à soi-même, de calculer le plus ou le moins de chances de sa destinée, le plus ou moins de confiance et de sympathie que pouvait inspirer La Florade. Il fallait précisément aimer, conseiller, préserver, diriger La Florade, et faire que cette affection pleine d’écueils eut au moins ses jours de bonheur et ses refuges assurés dans le sein de l’amitié vraie. Oui, on lui devait cela, à lui si jeune et si téméraire, mais marqué par la destinée pour cette grande tâche de devenir en tout digne d’elle. On lui devait cela, à elle surtout, elle si pure, si douce, si maternelle et si vraie ! On se le devait à soi-même, pour échapper à la lâcheté du rôle d’ami pédant qui s’éloigne sans porter secours.

Et comme elle pleurait encore en rendant à mes mains leur fraternelle étreinte et en m’interrompant pour me dire d’une voix entrecoupée que j’étais le meilleur des êtres, je la grondai de me parler ainsi. Voulait-elle flatter mon orgueil et me faire perdre la douceur de la servir ? Non, non, il ne fallait pas m’attribuer un rôle au-dessus de moi. Mon dévouement n’était que l’accomplissement du devoir auquel j’avais consacré ma vie. Ne m’étais-je pas donné aux souffrans et aux menacés de ce monde en me faisant médecin ? Et peut-on être médecin du corps sans être celui de l’âme ? Pouvais-je renier ma tâche au moment où je la voyais le plus nécessaire ? Le mérite était mince avec une amie comme elle, qui m’avait accueilli avec confiance dès le premier jour, dont l’estime m’avait récompensé des labeurs de ma jeunesse, et dont les soins délicats et généreux m’avaient probablement sauvé la vie !

Je ne sais ce que je lui dis encore. Elle ne pleurait plus, elle m’écoutait, les yeux attachés sur mes yeux, les mains endormies dans les miennes, les joues animées d’une sainte rougeur et les lèvres émues d’un sourire sérieux et profond. Tout à coup elle se pencha vers moi, et, comme si dans sa chasteté parfaite elle n’eût jamais rien pressenti de ma passion, elle posa sur mon front brûlant un baiser aussi tendre et aussi pur que ceux qu’elle donnait à Paul. Puis elle se leva en me disant : — Vous m’avez fait un bien que je ne peux pas vous dire à présent ; voilà Paul qui vient. Allez-vous-en ; qu’il ne vous voie pas pleurer. J’ai beaucoup de choses à vous confier, ainsi qu’au baron, demain !… ou après demain ! Mais, si vous voyez M. La Florade, pas un mot qui puisse l’enhardir auprès de moi. Dites-lui simplement de ne pas revenir ici sans ma permission ; rien de plus ! Au nom d’une amitié dont le pacte est aujourd’hui sacré, je vous le défends.

Elle alla au-devant de Paul. Je courus m’enfermer chez moi, j’étais brisé, je ne voyais plus clair, les larmes me suffoquaient, et je me sentais aussi faible qu’un enfant.


  1. Voyez la Revue du 1er et du 15 février.
  2. On s’en sert à Montluçon, dit-on, pour polir les miroirs.