Tant mieux pour elle/Chapitre 14

La bibliothèque libre.
Romans et contes, première partie (p. 229-232).


CHAPITRE XIV

Gare les tranchées.


La Princesse resta quelques momens en méditation sur la derniere phrase du Prince, et même quelques larmes humecterent ses yeux. Discret absorbé dans l’attention, et Tricolore dans la réflexion, gardoient l’un et l’autre un silence d’intérêt ; présage certain d’un grand événement. Tricolore le rompit ainsi : Qui auroit pu penser que cet instant, qui vous rendoit vos droits, acquéroit à Potiron celui d’être mon époux ? Si vous vouliez, Madame, dit le Prince de l’air le plus réservé, il y auroit du remede. Et lequel, répondit Tricolore ? Madame, reprit le Prince, dans la maison d’une Princesse telle que vous, il doit y avoir plusieurs charges ; Potiron est honoraire, je pourrois être d’exercice. Je ne vous entends pas, répliqua Tricolore ; je veux faire de vous mon ami. Que ce titre m’est cher, s’écria le Prince en collant sa bouche sur la main de Tricolore ! La Princesse ne la retira point, et répéta d’une voix mal assurée : Oui, vous serez mon ami.

Le Prince leva la tête ; il s’apperçut que les joues de Tricolore étoient plus animées, et ses regards plus tendres. Que le sentiment que vous promettez est doux, poursuivit-il ! qu’il me rendra heureux ! Vous m’en croyez donc capable, continua la Princesse ? Oui, sans doute, reprit Discret, et vous avez dans les yeux un grand fonds d’amitié. Il voulut en même temps la pencher sur la chaise. Que prétendez-vous donc, dit-elle ? Une marque d’amitié. Vous êtes extravagant, reprit-elle d’un ton fâché. Je ne sais pourtant si elle l’étoit bien réellement ; car Potiron, qui étoit au petit lever, fit dans ce même instant une grimace dont la Fée Rusée s’apperçut avec joie. Qu’avez-vous donc, lui dit-elle ? Madame, c’est une espece de tranchée. Il faut prendre garde, reprit la Fée, ces sortes de maux-là ont quelquefois des suites. Je reviens à Tricolore.

Elle en imposa pour un moment à Discret ; et comme elle étoit fort raisonnable, il vit bien qu’il falloit prendre le parti de lui parler raison. Voici comme il s’y prit. Oserois-je demander à Madame en quoi elle fait consister l’amitié ? À faire tout ce qui dépend de soi, répliqua la Princesse, pour obliger celui qui en est l’objet.Ainsi, reprit le Prince, si je vous proposois d’aller bien loin pour me rendre service ? Je partirois sur le champ, dit vivement la Princesse. Madame, poursuivit Discret, je ne veux point vous donner tant de peine ; je vous demande de ne pas sortir de votre place. Changeons de conversation, interrompit la Princesse, vous ne savez pas raisonner.

Madame, permettez-moi de vous faire encore une question. Je suppose que Potiron a dans ses jardins un grenadier ; ce grenadier ne porte qu’une grenade, dont il vous a confié la garde : je suis bien sûr que personne n’y touchera ; mais je poursuis mon raisonnement. Je suppose encore que cette grenade est enchantée, qu’elle reste toujours la même, et que l’on en peut détacher quelques grains sans en diminuer le nombre, et sans que la grenade perde rien de sa fraîcheur : votre meilleur ami se présente consumé d’altération, et vous tient ce discours d’une voix foible, mais touchante : Tricolore, Princesse aimable, Princesse bienfaisante, vous voyez mon état ; mon corps est desséché par une soif ardente, et près de succomber ; un grain, un seul grain de ce fruit délicieux arroseroit mon âme, et me rendroit à la vie ; le maître de cet arbre n’en pourra pas souffrir de préjudice ; il ne s’en appercevra seulement pas. Tricolore, que feriez-vous ? Tricolore baissa les yeux, rougit, parut chercher sa réponse et ne la pas trouver. Vous vous taisez, reprit le Prince : ah ! vous laisseriez mourir votre ami.


La Princesse se troubla de plus en plus, et dit, en détournant la tête : Vous êtes insupportable. Le Prince ne répondit que par exclamation : Ah ! grands Dieux, que j’ai soif ! Finissez, je vous prie, repartit Tricolore d’un ton foible, qu’elle vouloit rendre brusque ; finissez, Monsieur. Je vous dis que je meurs de soif, continua très-vivement Monsieur. Il y eut un débat, suivi d’un silence ; Tricolore l’interrompit par ces paroles entrecoupées : Discret ! Discret ! et dans l’instant Potiron, qui étoit encore chez le Roi, se roula sur le parquet, en criant : Ah, la colique ! ah, la colique ! je me meurs !