Tant mieux pour elle/Chapitre 8

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Romans et contes, première partie (p. 203-206).


CHAPITRE VIII

Où l'on verra le grand Instituteur en presse.


Il est seulement nécessaire de savoir que Tricolore, après avoir beaucoup rêvé aux moyens d’éviter ses malheurs, se détermina à ne point passer les jardins de la Fée Rancune, afin de ne point rencontrer le Prince Discret ; car, se disoit-elle fort bien, si je ne le trouve pas, il sera difficile que je le tue. On voit par-là combien cette Princesse étoit forte pour le raisonnement.

Le lendemain, jour de grande chaleur, Tricolore, vers le soir, voulut prendre le frais : elle gagna une pelouse verte à faire plaisir ; elle ne put résister à l’envie de se coucher sous le feuillage d’un gros chêne ; elle s’y endormit. On croit que je vais faire arriver le Prince Discret ; non, ce sera le grand Instituteur ; il n’y a rien à perdre. Le hasard l’avoit conduit en ce lieu : il devoit faire un discours sur les inconvéniens de la chasteté ; il venoit le préparer dans ce bois solitaire. Qu’il trouva un beau texte, en découvrant Tricolore endormie ! J’ignore quelle étoit l’attitude de la Princesse ; mais le Prêtre s’écria : Ah ! Sainte Barbe, que cela est joli ! Il se cacha derriere un buisson ; il craignoit de faire du bruit, et ne pouvoit cependant s’empêcher de taper du pied. Il étoit prêt à frémir : son transport redoubla, lorsqu’il entendit la Princesse qui dit : Ahi ! en faisant un petit mouvement. Il devint Séraphin ; mais toutes les puissances de son âme furent occupées en voyant Tricolore ouvrir ses yeux à moitié, et prononcer ces mots d’une voix douce : Ah ! que cela me chatouille ! Elle parut se rendormir ; mais, la minute d’apres, elle s’éveilla tout-à-fait, en s’écriant : Ah ! que cela est chaud. Elle se croyoit seule ; elle regarda, et trouva un ver luisant caché dans l’herbe, et placé le plus heureusement du monde.

Un Lecteur pénétrant jugera aisément, par la façon dont ce ver luisant se plaça, que c’étoit le Prince Discret métamorphosé par sa mere. La Princesse le prit, et le considéra avec un air de complaisance, comme si elle se fût doutée de ce que c’étoit. Quoi ! dit-elle, voilà ce qui m’a tant émue ? Cela est plaisant. Voyons cependant s’il ne m’a pas piquée. En cet instant critique, le grand Instituteur creva dans ses panneaux, et malgré lui, s’écria : Ouf, je n’en puis plus.

La pauvre Tricolore fut saisie de frayeur et de honte. Hé quoi ! Monsieur, qui vous auroit cru là ? On voit bien que les Prêtres mettent leur nez par-tout. Le grand Instituteur, qui ne répondoit qu’à ses idées, repartit en soupirant : Ah ! que ce ver luisant est heureux ! Vous appelez cela un ver luisant, dit la Princesse ? Oui, répliqua l’Instituteur. J’admire la sagesse de la Nature, qui lui a placé une étincelle de feu sur la queue. En effet, cela est drôle, continua Tricolore : et qu’en concluez-vous ? Que cet insecte lumineux, répondit le Prophete, me cache peut-être un Amant. À ce mot d’Amant, Tricolore tressaillit ; elle tomba dans la rêverie, contempla le ver luisant, et prononça ces mots d’un air intéressant : Le pauvre petit, qu’il est gentil ! mais savez-vous bien, poursuivit-elle, en réfléchissant à la place où elle l’avoit trouvé, savez-vous bien que vous pourriez avoir raison, et que c’est peut-être un Amant ?

N’en doutez pas, dit le grand Instituteur : cette étoile n’est qu’une étincelle que l’Amour a laissé tomber dessus le flambeau. Madame, continua-t-il, ayez la bonté de le serrer un peu, pour voir s’il remuera la queue. Tricolor fut curieuse de cette expérience, elle appuya ses deux doigts ; mais, ô surprise ! ô terreur ! elle sentit jaillir du sang, et sur le champ elle entendit la voix du Prince Discret, qui dit : Ah ! Tricolore, je meurs de votre main, que je vous suis obligé ! Le Prince expira, la Princesse s’évanouit, et le grand Instituteur s’écria : Victoire ! victoire ! Tricolore vient de tuer son Amant ; tant mieux pour lui, tant mieux pour elle, tant mieux pour moi.