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Tao Te King (Stanislas Julien)/Chapitre 39

La bibliothèque libre.
Traduction par Stanislas Julien.
Imprimerie nationale (p. 144-149).


CHAPITRE XXXIX.


[昔之得一者:天得一以清;地得一以寧;神得一以靈;谷得一以盈;萬物得一以生;侯王得一以為天下貞。其致之,天無以清,將恐裂;地無以寧,將恐發;神無以靈,將恐歇;谷無以盈,將恐竭;萬物無以生,將恐滅;侯王無以貴高將恐蹶。故貴以賤為本,高以下為基。是]



以侯王自稱孤、寡、不穀。此非以賤為本耶?非乎?故致數譽無譽。不欲琭琭如玉,珞珞如石。


Voici les choses qui jadis ont obtenu l’Unité (1).

Le ciel est pur parce qu’il a obtenu l’Unité.

La terre est en repos parce qu’elle a obtenu l’Unité.

Les esprits sont doués d’une intelligence divine parce qu’ils ont obtenu l’Unité.

Les vallées se remplissent parce qu’elles ont obtenu l’Unité.

Les dix mille êtres naissent parce qu’ils ont obtenu l’Unité.

Les princes et rois sont les modèles (2) du monde parce qu’ils ont obtenu l’Unité.

Voilà ce que l’Unité a produit.

Si le ciel perdait (3) sa pureté, il se dissoudrait ;

Si la terre perdait son repos, elle s’écroulerait ;

Si les esprits perdaient leur intelligence divine, ils s’anéantiraient ;

Si les vallées ne se remplissaient plus, elles se dessécheraient ;

Si les dix mille êtres ne naissaient plus, ils s’éteindraient ;

Si les princes et les rois s’enorgueillissaient de leur noblesse et de leur élévation, et cessaient d’être les modèles (du monde), ils seraient renversés (4).

C’est pourquoi les nobles regardent la roture comme leur origine (5) ; les hommes élevés regardent la bassesse de la condition comme leur premier fondement.

De là vient que les princes et les rois s’appellent eux-mêmes orphelins, hommes de peu de mérite, hommes dénués de vertu.

Ne montrent-ils pas par là qu’ils regardent la roture comme leur véritable origine ? Et ils ont raison !

Cest pourquoi (6), si vous décomposez un char, vous n’avez plus de char (7).

(Le sage) ne veut pas être estimé comme le jade, ni méprisé comme la pierre.


NOTES.


(1) Sou-tseu-yeou : L’Unité, c’est le Tao. C’est du Tao que tous les êtres ont obtenu ce qui constitue leur nature. Les hommes de l’empire voient les êtres et oublient le Tao ; ils se contentent de savoir que le ciel est pur, que la terre est en repos, que les esprits sont doués d’une intelligence divine ; que les vallées sont susceptibles d’être remplies, que les dix mille êtres naissent, que les vassaux et les rois sont les modèles du monde. Mais ils ignorent que c’est du Tao qu’ils ont obtenu ces qualités. La grandeur du ciel et de la terre, la noblesse des vassaux et des rois, c’est l’Unité qui les a produites. Mais qu’est-ce donc que l’Unité ? Vous la regardez et ne pouvez la voir ; vous voulez la toucher et ne l’atteignez pas. On voit que c’est la chose la plus subtile du monde.


(2) J’ai rendu le mot tching par « modèle. » E : Les princes et les rois sont placés au-dessus des hommes. L’empire les révère et les prend pour modèles. H l’explique par tchang , « supérieur, chef. »


(3) E : L’expression thien-wou-i-thsing 天無以清[], littéral. « si le ciel n’avait pas de pureté, » signifie « si le ciel perdait son Unité, » c’est-à-dire ce qui constitue sa nature.

H : Le ciel, la terre et tous les êtres tirent leur origine de l’essence du Tao. C’est parce que le ciel a obtenu cette Unité, cette essence, qu’il est pur et s’élève sous forme d’éther au-dessus de nos têtes, etc. Si le ciel ne possédait pas cette Unité, c’est-à-dire s’il ne tenait pas du Tao cette pureté qui constitue sa nature, il se fendrait et ne pourrait s’arrondir en voûte. Si la terre ne possédait pas cette Unité, elle serait entraînée par un mouvement rapide (plusieurs interprètes expliquent le mot fa par « se mettre en mouvement ) et ne pourrait rester en repos pour supporter les êtres ; si les hommes ne la possédaient pas, leurs moyens de vivre s’épuiseraient et ils ne pourraient se perpétuer sans fin dans leurs fils et leurs petits-fils. Si les dix mille (c’est-à-dire tous) les êtres ne la possédaient pas, ils s’éteindraient et cesseraient d’exister. Si les princes et les rois ne la possédaient pas, ils seraient renversés, et ne pourraient rester en paix sur leur trône noble et élevé. C’est sur ce dernier point que Lao-tseu insiste particulièrement, parce qu’il désire que les rois s’attachent au Tao et gouvernent par le non-agir.

En général, tout homme qui est soumis aux autres et n’agit que d’après leurs ordres, s’appelle hiu-tsien 下賤, « bas et abject. » C’est une comparaison qui s’applique au Tao. Le Tao est sans nom et tous les êtres du monde peuvent en faire usage, de même qu’on emploie un homme d’une condition basse et abjecte. Si les princes et les rois restaient sur leur trône noble et élevé sans posséder le Tao, ils seraient bientôt renversés. N’est-il pas évident que le Tao est leur fondement et leur racine ?


(4) Plusieurs éditions portent : heou-wang-wou-i-weï-tching-eul-koueï kao 俟王無以為正而貴高. « Si les princes et les rois cessaient d’être les modèles (du monde) et s’énorgueillissaient de leur noblesse et de leur élévation… » La construction que j’ai adoptée, d’après la glose de Liu-kie-fou, m’a paru plus régulière et plus logique. « Être noble (dit cet interprète) et oublier sa noblesse, être élevé et oublier son élévation, c’est le moyen d’être le modèle de l’empire et de ne pas être détrôné. »


(5) E : Dans l’ordre de la nature, les vassaux et les rois sont de la même espèce que l’humble homme du peuple. Si les peuples se soumettent à eux, de simples particuliers qu’ils étaient, ils deviennent princes et rois. Si les peuples les abandonnent, de princes et de rois qu’ils étaient, ils descendent dans la classe des simples particuliers. On voit par là que la noblesse et l’élévation des princes et des rois ont pour base la classe abjecte et roturière du peuple. Quand les princes et les rois s’appellent eux-mêmes par humilité orphelins, hommes de peu de mérite, hommes dénués de vertu, ils emploient les dénominations qui servent à désigner le pauvre peuple et les gens d’une condition basse et ignoble. S’ils se désignent ainsi eux-mêmes, au lieu d’employer des titres pompeux, c’est qu’ils n’ont pas oublié leur humble origine.


(6) Suivant Sie-hoeï (E), le sens du mot tchi n’a pas encore été expliqué d’une manière satisfaisante ; il le regarde comme redondant.


(7) B et Sie-hoeï : Avec une multitude de matériaux, vous formez un char. Char est un nom collectif des différents matériaux dont un char se compose. Si vous les comptez un à un (si vous décomposez le char), vous aurez un moyeu, des roues, des rais, un essieu, un timon, etc. si vous donnez à ces différentes parties leurs noms respectifs, le nom de char disparaîtra ; si vous en faites abstraction, il n’y aura plus de char.

De même, c’est la réunion et l’ensemble du peuple qui forment un prince ou un roi. Prince, roi, sont des noms collectifs de peuple.

Si vous faites abstraction du peuple, il n’y aura plus ni prince ni roi.

Quelque beau que soit un char, il ne l’est devenu que par la réunion d’une multitude de petits matériaux. Quelque noble que soit un prince ou un roi, il n’a pu le devenir que par la réunion d’une foule d’hommes d’une basse condition.

Il est donc à désirer que les princes et les rois sachent s’abaisser au milieu de leurs honneurs, et (C) devenir simples et humbles comme le Tao. Dès qu’un prince possède le Tao, il n’est pas au pouvoir des hommes de le rehausser ni de l’avilir. Il ne veut pas être estimé comme le jade, ni méprisé comme la pierre. Or (E) si les princes et les rois perdent leur peuple, c’est parce qu’ils ont perdu l’Unité (le Tao). S’ils perdent l’Unité, c’est parce que, fiers de leur noblesse et de leur élévation, ils s’abandonnent, sur le trône, aux plus coupables excès. Lao-tseu explique ici la cause de la noblesse et de l’élévation, pour détourner les hommes de les rechercher.