Tao Te King (Stanislas Julien)/Chapitre 64

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Traduction par Stanislas Julien.
Imprimerie nationale (p. 237-242).


CHAPITRE LXIV.



其安易持,其未兆易謀。其脆易泮,其微易散。為之於未有,治之於未亂。合抱之木,生於毫末;九層之臺,起於累土;千里之行,始於足下。為者敗之,執者失之。是以聖人無為故無敗;無執故無失。民之從事,常於幾成而敗之。慎終如始,則無敗事,是以聖人欲不欲,不貴難得之貨;



學不學,復衆人之所過,以輔萬物之自然,而不敢為。


Ce qui est calme est aisé (1) à maintenir ; ce qui n’a pas encore paru est aisé à prévenir ; ce qui est faible (2) est aisé à briser ; ce qui est menu est aisé à disperser.

Arrêtez le mal (3) avant qu’il n’existe ; calmez le désordre avant qu’il n’éclate.

Un arbre d’une grande circonférence est né d’une racine aussi déliée qu’un cheveu (4) ; une tour de neuf étages est sortie d’une poignée de terre (5) ; un voyage de mille lis a commencé par un pas (6) !

Celui qui agit échoue (7) ; celui qui s’attache à une chose la perd.

De là vient que le Saint n’agit pas, c’est pourquoi il n’échoue point.

Il ne s’attache à rien, c’est pourquoi il ne perd point.

Lorsque le peuple fait une chose, il échoue toujours (8) au moment de réussir.

Soyez attentif à la fin comme au commencement, et alors vous n’échouerez jamais.

De là vient que le Saint (9) fait consister ses désirs dans l’absence de tout désir. Il n’estime point les biens (10) d’une acquisition difficile.

Il fait consister son étude (11) dans l’absence de toute étude, et se préserve des fautes des autres hommes (12).

Il n’ose pas agir afin d’aider tous les êtres à suivre leur nature.


NOTES.


(1) H : Lao-tseu développe ici la pensée des deux passages du chapitre précédent : thou-nan-iu-i 圖難於易, « (le sage) médite des choses difficiles en commençant par des choses faciles ; » weï-ta-iu-si 爲大於細, « il fait de grandes choses en commençant par de petites choses. »

Ibid. Les mots ngan , « quietum, » et weï-tchao 未兆 « nondum exiit, apparuit, » désignent l’époque où une seule pensée n’est pas encore née (dans le cœur), où la joie et la colère ne se sont pas encore manifestées (sur le visage), où l’âme est parfaitement calme et exempte de toute émotion.


(2) H : Les mots tsouï , « faible, » et weï , « menu, » (se prennent au figuré et) désignent les germes naissants de la première pensée.


(3) Toutes les éditions portent weï-tchi-iu-weï-yeou 爲之於未有, « faire les choses avant qu’elles n’existent. » Cette idée est évidemment contraire à l’esprit du présent chapitre et à la doctrine de Lao-tseu. Pour faire disparaître cette altération du texte, B, que je suis ici, a écrit, dans son commentaire, fang-tchi 防之, « arrêtez les choses (avant qu’elles n’existent) » au lieu de « weï-tchi 爲之, « faites les, etc. » A confirme cette correction en exprimant la même idée par se , « boucher, arrêter. »

G : Les mots weï-yeou 未有 (littéral. « nondum exstitit ») indiquent l’époque où le cœur n’a pas encore éprouvé d’émotion ; les mots weï-loen 未亂 (littéral. « nondum turbatum est »), l’époque où il n’a pas encore été corrompu.


(4) A : De petit il est devenu grand. Cette comparaison montre, dit Liu-kie-fou, que les petites choses sont l’origine des grandes. Chi-sun (dans l’édition A) : Si l’on veut abattre un arbre, il faut nécessairement commencer par arracher sa racine ; autrement il repoussera. Si l’on veut arrêter l’eau et qu’on ne commence pas par boucher sa source, elle ne manquera pas de couler de nouveau. Si l’on veut étouffer un malheur et qu’on ne l’arrête pas dans son principe, il ne manquera pas d’éclater de nouveau.


(5) C : Elle est née d’une cuillerée de terre. A : De basse qu’elle était dans le commencement, elle est parvenue peu à peu à une grande élévation.


(6) J’ai suivi C : pi-tseu-i-pou-eul-chi 必自一步而始, mot à mot : « necessario ab uno passu initium duxit. » Les mots du texte chi-iu-tso-hia 始於足下 signifient littéralement : « il a commencé au bas de votre pied. »


(7) E : D’après les principes du non-agir, l’action et l’attachement (aux objets extérieurs) sont des choses désordonnées ; c’est pourquoi celui qui agit échoue et ne peut réussir. Celui qui s’attache (aux objets extérieurs) les perd et ne peut les posséder. En conséquence le sage pratique le non-agir ; aussi reste-t-il étranger aux succès comme aux échecs. Il laisse (les objets extérieurs) et ne s’y attache pas ; aussi reste-t-il étranger à leur possession comme à leur perte.


(8) E : Le mot ki veut dire « être près de. » Lorsque les hommes vulgaires voient qu’une chose est sur le point de réussir (littéralement « de s’accomplir »), ils se laissent aller à la négligence et à la légèreté ; alors elle {cette affaire) change de face, et ils échouent complètement. Soyez donc sur vos gardes à la fin de vos entreprises comme on l’est au commencement ; alors vous pourrez les conduire à leur parfait accomplissement et vous n’échouerez jamais.


(9) J’ai suivi E : wou-yo-i-weï-yo 無欲以爲欲. C’est aussi le sens de Li-si-tchaï et de plusieurs commentateurs estimés. E : La multitude désire des choses qui lui sont inutiles et use ses esprits à les chercher, tandis qu’elle méprise ce qu’il y a de précieux en elle (c’est-à-dire la pureté de sa nature) : c’est le comble de l’aveuglement ! Le Saint ne prise pas les choses extérieures ; il attache uniquement du prix à l’absence de tout désir.

Aliter A : Le Saint désire ce que les hommes (vulgaires) ne désirent pas. Ils se plaisent à briller, et il aime à cacher l’éclat de sa vertu ; ils aiment l’élégance et le luxe, et il aime la simplicité ; ils n’aspirent qu’après la volupté, et il n’aspire qu’après la vertu.


(10) Li-si-tchaï : Cette expression ne s’applique pas seulement à l’or et aux pierres précieuses ; elle désigne en général toutes les choses qui sont en dehors de nous.


(11) J’ai suivi E : wou-hio-i-weï-hio 無學以爲學.

Aliter A : Le Saint étudie ce que les hommes vulgaires ne peuvent étudier. Ils étudient la prudence et la ruse, il étudie sa nature ; ils apprennent à gouverner le royaume, il apprend à gouverner sa personne et à conserver la pureté du Tao.


(12) E : Le mot fo a ici le sens de fan , « être opposé à. » Tchong-jin-tchi-so-kouo, tse-fan-tchi-eul-pou-weï 衆人之所過。則反之而不爲, littéralement : « Ce en quoi pèche la multitude, il y est opposé et ne le fait pas. » Ibid. Tous les êtres ont chacun leur nature. Les hommes de la multitude ne suivent pas la pureté de leur nature ; ils l’altèrent en se livrant à une activité désordonnée. Ils abandonnent la candeur et la simplicité, pour rechercher la prudence et l’astuce ; ils laissent ce qui est facile et simple, pour courir après les choses ardues et compliquées. C’est en cela qu’ils pèchent. Le Saint s’applique à faire le contraire.

Aliter A. Cet interprète rend fo par « faire revenir, » 使反. Dans les études auxquelles ils se livrent, les hommes de la multitude prennent l’accessoire pour le principal (littéralement : « l’extrémité des branches pour la racine ») et la fleur pour le fruit. Le Saint les fait revenir à la racine (au Tao) 使之反本.