Tao Te King (Stanislas Julien)/Chapitre 79

La bibliothèque libre.
Traduction par Stanislas Julien.
Imprimerie nationale (p. 289-292).


CHAPITRE LXXIX.



和大怨,必有餘怨;安可以為善?是以聖人執左契,而不責於人。有德司契,無德司徹。天道無親,常與善人。


Si vous voulez apaiser les grandes inimitiés des hommes (1), ils conserveront nécessairement un reste d’inimitié.

Comment pourraient-ils devenir vertueux ?

De là vient que le Saint (2) garde la partie gauche du contrat (3) et ne réclame rien aux autres.

C’est pourquoi celui qui a de la vertu songe à donner (4), celui qui est sans vertu songe à demander (5).

Le ciel n’affectionne personne en particulier. Il donne constamment aux hommes vertueux (6).


NOTES.


(1) Liu-kie-fou : Ceux qui ne sont pas vertueux, je les traite comme des gens vertueux, et, par là , ils deviennent vertueux. (Voy. ch. xlix, note 2.) Si vous cherchez à apaiser les grandes inimitiés des hommes, ils ne manqueront pas de garder un reste d’inimitié ; comment pourraient-ils devenir vertueux ? Il vaut mieux, dit Li-tsi-tchaï, rester indifférent a l’égard des créatures, et (C) oublier également le bien que nous avons répandu sur elles et le mal qu’elles nous ont fait. Imitons celui qui tient la partie gauche du contrat et ne demande rien aux autres.

Sou-tseu-yeou : Les inimitiés naissent de l’illusion, l’illusion émane de notre nature. Celui qui connaît sa nature (et qui la conserve dans sa pureté) n’a pas de vues illusoires ; comment serait-il sujet à l’inimitié ? Maintenant les hommes ne savent pas arracher la racine (des inimitiés) et ils cherchent à en apaiser la superficie (littéralement : « les branches ») ; aussi, quoiqu’elles soient calmées extérieurement, on ne les oublie jamais au fond du cœur.


(2) B : Cette comparaison est destinée à montrer que l’homme parfaitement sincère n’a point de contestations avec les autres. Il les laisse suivre leur nature et n’excite point leur inimitié ; il donne à chacun ce qu’il désire et n’exige rien de personne.


(3) Ou-yeou-thsing, H, etc. Le mot kie désigne « une tablette de bois qui pouvait se diviser en deux parties. On écrivait dessus toutes sortes de conventions, soit pour acheter, soit pour donner ou emprunter. » Celui des contractants qui devait donner la chose qui était l’objet du contrat, gardait la partie gauche de cette tablette, et celui qui devait la venir réclamer prenait la partie droite. (C’est ce qu’exprime E en disant : 左契所以與。右契所以取 « La partie gauche du contrat sert à donner, la partie droite sert à prendre, c’est-à-dire à réclamer. ») Quand ce dernier se présentait en tenant dans sa main la partie droite du contrat, celui qui avait la partie gauche les rapprochait l’une de l’autre, et, après avoir reconnu la correspondance exacte des lignes d’écriture et la coïncidence des dentelures des deux portions de la tablette (elles devaient s’adapter l’une à l’autre comme les tailles des boulangers, et les lettres qui y étaient gravées devaient se correspondre comme celles d’un billet de banque qu’on rapproche de la souche, il donnait l’objet réclamé sans faire aucune difficulté, et sans témoigner le plus léger doute sur les droits et la sincérité du demandeur.

Lorsqu’on dit que le Saint garde la partie gauche du contrat, on entend qu’il ne réclame rien à personne, et qu’il attend que les autres viennent demander eux-mêmes ce qu’ils désirent de lui.


(4) Je crois, avec Ou-yeou-thsing, qu’il faut sous-entendre tso « gauche » (lævus) après sse (vulgo « présider à ») ; mot à mot « qui habet virtutem præsidet (lævæ parti) tabulæ khi  », c’est-à-dire : « celui qui a de la vertu tient la partie gauche du contrat. »

E : Lao-tseu veut dire que le Saint se borne à donner aux hommes et ne réclame point la récompense de ses bienfaits. Quand il leur fait du bien, il l’oublie ; alors les hommes oublient aussi l’inimitié qu’ils peuvent avoir contre lui.

Les mots : « il tient la partie gauche du contrat » , sont l’équivalent de ceux-ci : « il est disposé à donner, il songe à donner. » (Voyez plus haut, lig. 5.)


(5) Littéralement : « il préside à l’impôt tch’e , » c’est-à-dire : « il ressemble à celui qui lève l’impôt tch’e . » Le mot tch’e désignait un genre d’impôt, appelé plus souvent tch’e-fa 撤法 (E), qui avait été établi sous la dynastie des Tcheou. (Voyez mon édition de Meng-tseu, livre i, page 177, note 61.)

E : L’empereur donnait au peuple des terres appelées kong-tien 公田 (que huit familles cultivaient en commun et dont elles partageaient également les produits), et il exigeait un impôt qui équivalait à la dixième partie de leur revenu. Il différait beaucoup de celui qui garde la partie gauche du contrat (et qui est disposé à donner.) Celui qui a de la vertu tient la partie gauche du contrat (sic Ou-yeou-thsing) ; c’est-à-dire qu’il se borne à donner aux hommes et ne leur réclame rien.

Celui qui est dénué de vertu préside à l’impôt tch’e , c’est-à-dire : ressemble à celui qui lève l’impôt tch’e . Quoiqu’il donne aux hommes (l’empereur donnait au peuple des terres), il ne manque jamais de leur prendre beaucoup (l’empereur exigeait la dixième partie du revenu de ces terres).

Les détails qui précèdent montrent au lecteur pourquoi j’ai rendu les mots « il tient la partie gauche du contrat » par : il songe à donner, et les mots « il préside à l’impôt tch’e  » par : il songe à demander. La version littérale des expressions sse-khi 司契 « présider au contrat » et sse-tch’e 司撤 « présider à l’impôt tch’e eût été inintelligible. J’ai dû, dans ma traduction, en donner l’équivalent, comme les commentateurs l’ont fait dans leur paraphrase, en me réservant d’expliquer, ainsi qu’on l’a vu plus haut, la signification propre des mots khi « contrat » et tch’e « sorte d’impôt » qui sont pris ici dans un sens figuré.


(6) E : L’homme vertueux se contente de donner aux hommes et ne leur réclame ou demande rien. Quoiqu’il ne prenne rien aux hommes, le ciel lui donne constamment, c’est-à-dire le comble constamment de ses dons.