Tartuffe ou l’Imposteur/Édition Louandre, 1910/Acte I

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Œuvres complètes de Molière, Texte établi par Charles LouandreCharpentiertome II (p. 374-390).


ACTE I


Scène 1

Madame Pernelle, Elmire, Cléante, Damis, Dorine, Flipote.


Madame Pernelle
Allons, Flipote, allons ; que d’eux je me délivre.


Elmire
Vous marchez d’un tel pas, qu’on a peine à vous suivre.


Madame Pernelle
Laissez, ma bru, laissez ; ne venez pas plus loin ;

Ce sont toutes façons dont je n’ai pas besoin.

Elmire
5De ce que l’on vous doit envers vous on s’acquitte.

Mais, ma mère, d’où vient que vous sortez si vite ?

Madame Pernelle
C’est que je ne puis voir tout ce ménage-ci,

Et que de me complaire on ne prend nul souci.
Oui, je sors de chez vous fort mal édifiée :
10Dans toutes mes leçons j’y suis contrariée ;
On n’y respecte rien, chacun y parle haut,
Et c’est tout justement la cour du roi Pétaud[1].

Dorine
Si…


Madame Pernelle
Si… Vous êtes, ma mie, une fille suivante,

Un peu trop forte en gueule, et fort impertinente ;
15Vous vous mêlez sur tout de dire votre avis.

Damis
Mais…


Madame Pernelle
Mais… Vous êtes un sot en trois lettres, mon fils ;

C’est moi qui vous le dis, qui suis votre grand’mère ;
Et j’ai prédit cent fois à mon fils, votre père,
Que vous preniez tout l’air d’un méchant garnement,
20Et ne lui donneriez jamais que du tourment.

Mariane
Je crois…


Madame Pernelle
Je crois… Mon Dieu ! sa sœur, vous faites la discrète,

Et vous n’y touchez pas, tant vous semblez doucette ;
Mais il n’est, comme on dit, pire eau que l’eau qui dort,
Et vous menez sous chape[2] un train que je hais fort.

Elmire
25Mais, ma mère…


Madame Pernelle
Mais, ma mère…Ma bru, qu’il ne vous en déplaise,

Votre conduite, en tout, est tout à fait mauvaise ;
Vous devriez leur mettre un bon exemple aux yeux ;
Et leur défunte mère en usait beaucoup mieux.
Vous êtes dépensière ; et cet état me blesse,
30Que vous alliez vêtue ainsi qu’une princesse.
Quiconque à son mari veut plaire seulement,
Ma bru, n’a pas besoin de tant d’ajustement.

Cléante
Mais, madame, après tout…


Madame Pernelle
Mais, Madame, après tout…Pour vous, monsieur son frère,

Je vous estime fort, vous aime, et vous révère ;
35Mais enfin si j’étais de mon fils son époux,
Je vous prierais bien fort de n’entrer point chez nous.
Sans cesse vous prêchez des maximes de vivre
Qui par d’honnêtes gens ne se doivent point suivre.
Je vous parle un peu franc ; mais c’est là mon humeur,
40Et je ne mâche point ce que j’ai sur le cœur[3].


Damis
Votre Monsieur Tartuffe est bien heureux, sans doute…


Madame Pernelle
C’est un homme de bien qu’il faut que l’on écoute ;

Et je ne puis souffrir sans me mettre en courroux,
De le voir querellé par un fou comme vous[4].

Damis
45Quoi ! je souffrirai, moi, qu’un cagot de critique

Vienne usurper céans un pouvoir tyrannique ;
Et que nous ne puissions à rien nous divertir,
Si ce beau monsieur-là n’y daigne consentir ?

Dorine
S’il le faut écouter, et croire à ses maximes,

50On ne peut faire rien, qu’on ne fasse des crimes ;
Car il contrôle tout, ce critique zélé.

Madame Pernelle
Et tout ce qu’il contrôle est fort bien contrôlé.

C’est au chemin du ciel qu’il prétend vous conduire :
Et mon fils à l’aimer vous devrait tous induire.

Damis
55Non, voyez-vous, ma mère, il n’est père ni rien,

Qui me puisse obliger à lui vouloir du bien :
Je trahirais mon cœur de parler d’autre sorte.
Sur ses façons de faire à tous coups je m’emporte :
J’en prévois une suite, et qu’avec ce pied-plat
60Il faudra que j’en vienne à quelque grand éclat.

Dorine
Certes, c’est une chose aussi qui scandalise

De voir qu’un inconnu céans s’impatronise ;
Qu’un gueux, qui, quand il vint, n’avait pas de souliers,
Et dont l’habit entier valait bien six deniers,
65En vienne jusque-là que de se méconnaître,
De contrarier tout, et de faire le maître.

Madame Pernelle
Eh ! merci de ma vie, il en irait bien mieux

Si tout se gouvernait par ses ordres pieux.

Dorine
Il passe pour un saint dans votre fantaisie :

70Tout son fait, croyez-moi, n’est rien qu’hypocrisie.


Madame Pernelle
Voyez la langue !


Dorine
Voyez la langue !À lui, non plus qu’à son Laurent,

Je ne me fierais, moi, que sur un bon garant.

Madame Pernelle
J’ignore ce qu’au fond le serviteur peut être ;

Mais pour homme de bien je garantis le maître.
75Vous ne lui voulez mal et ne le rebutez
Qu’à cause qu’il vous dit à tous vos vérités.
C’est contre le péché que son cœur se courrouce
Et l’intérêt du ciel est tout ce qui le pousse.

Dorine
Oui ; mais pourquoi, surtout depuis un certain temps,

80Ne saurait-il souffrir qu’aucun hante céans ?
En quoi blesse le ciel une visite honnête,
Pour en faire un vacarme à nous rompre la tête ?
Veut-on que là-dessus je m’explique entre nous ?…
(Montrant Elmire.)
Je crois que de madame il est, ma foi, jaloux[5].

Madame Pernelle
85Taisez-vous, et songez aux choses que vous dites.

Ce n’est pas lui tout seul qui blâme ces visites :
Tout ce tracas qui suit les gens que vous hantez,
Ces carrosses sans cesse à la porte plantés,
Et de tant de laquais le bruyant assemblage,
90Font un éclat fâcheux dans tout le voisinage.
Je veux croire qu’au fond il ne se passe rien ;
Mais enfin on en parle, et cela n’est pas bien.

Cléante
Hé ! voulez-vous, madame, empêcher qu’on ne cause ?

Ce serait dans la vie une fâcheuse chose,
95Si, pour les sots discours où l’on peut être mis,
Il fallait renoncer à ses meilleurs amis.
Et quand même on pourrait se résoudre à le faire,
Croiriez-vous obliger tout le monde à se taire ?
Contre la médisance il n’est point de rempart.
100À tous les sots caquets n’ayons donc nul égard ;

Efforçons-nous de vivre avec toute innocence,
Et laissons aux causeurs une pleine licence.

Dorine
Daphné, notre voisine, et son petit époux,

Ne seraient-ils point ceux qui parlent mal de nous ?
105Ceux de qui la conduite offre le plus à rire
Sont toujours sur autrui les premiers à médire :
Ils ne manquent jamais de saisir promptement
L’apparente lueur du moindre attachement,
D’en semer la nouvelle avec beaucoup de joie,
110Et d’y donner le tour qu’ils veulent qu’on y croie ;
Des actions d’autrui, teintes de leurs couleurs,
Ils pensent dans le monde autoriser les leurs,
Et, sous le faux espoir de quelque ressemblance,
Aux intrigues qu’ils ont donner de l’innocence,
115Ou faire ailleurs tomber quelques traits partagés
De ce blâme public dont ils sont trop chargés[6].

Madame Pernelle
Tous ces raisonnements ne font rien à l’affaire.

On sait qu’Orante mène une vie exemplaire ;
Tous ses soins vont au ciel ; et j’ai su, par des gens,
120Qu’elle condamne fort le train qui vient céans.

Dorine
L’exemple est admirable, et cette dame est bonne !

Il est vrai qu’elle vit en austère personne ;
Mais l’âge, dans son âme, a mis ce zèle ardent,
Et l’on sait qu’elle est prude, à son corps défendant.
125Tant qu’elle a pu des cœurs attirer les hommages,
Elle a fort bien joui de tous ses avantages ;
Mais, voyant de ses yeux tous les brillants baisser,
Au monde qui la quitte elle veut renoncer,
Et du voile pompeux d’une haute sagesse
130De ses attraits usés déguiser la faiblesse.
Ce sont là les retours des coquettes du temps :
Il leur est dur de voir déserter les galants.
Dans un tel abandon, leur sombre inquiétude

Ne voit d’autre recours que le métier de prude ;
135Et la sévérité de ces femmes de bien
Censure toute chose, et ne pardonne à rien[7].
Hautement d’un chacun elles blâment la vie,
Non point par charité, mais par un trait d’envie,
Qui ne saurait souffrir qu’une autre ait les plaisirs
140Dont le penchant de l’âge a sevré leurs désirs[8].

Madame Pernelle, à Elmire.
Voilà les contes bleus qu’il vous faut pour vous plaire,

Ma bru. L’on est chez vous contrainte de se taire :
Car madame, à jaser, tient le dé tout le jour.
Mais enfin je prétends discourir à mon tour :
145Je vous dis que mon fils n’a rien fait de plus sage
Qu’en recueillant chez soi ce dévot personnage ;
Que le ciel au besoin l’a céans envoyé
Pour redresser à tous votre esprit fourvoyé ;
Que, pour votre salut, vous le devez entendre,
150Et qu’il ne reprend rien qui ne soit à reprendre.
Ces visites, ces bals, ces conversations,
Sont du malin esprit toutes inventions.
Là, jamais on n’entend de pieuses paroles ;
Ce sont propos oisifs, chansons, et fariboles :
155Bien souvent le prochain en a sa bonne part,
Et l’on y sait médire et du tiers et du quart.
Enfin les gens sensés ont leurs têtes troublées
De la confusion de telles assemblées :
Mille caquets divers s’y font en moins de rien ;
160Et, comme l’autre jour un docteur dit fort bien,
C’est véritablement la tour de Babylone[9],
Car chacun y babille, et tout du long de l’aune[10] ;

Et, pour conter l’histoire où ce point l’engagea…
(Montrant Cléante.)
Voilà-t-il pas monsieur qui ricane déjà !
165Allez chercher vos fous qui vous donnent à rire,
(À Elmire.)
Et sans… Adieu, ma bru ; je ne veux plus rien dire.
Sachez que pour céans j’en rabats de moitié,
Et qu’il fera beau temps quand j’y mettrai le pied.
(Donnant un soufflet à Flipote.)
Allons, vous, vous rêvez et bayez aux corneilles.
170Jour de Dieu ! je saurai vous frotter les oreilles.
Marchons, gaupe, marchons[11].



Scène 2

Cléante, Dorine.


Cléante
Marchons, gaupe, marchons.Je n’y veux point aller,

De peur qu’elle ne vînt encor me quereller,
Que cette bonne femme…

Dorine
Que cette bonne femme… Ah ! certes, c’est dommage

Qu’elle ne vous ouît tenir un tel langage :
175Elle vous dirait bien qu’elle vous trouve bon,
Et qu’elle n’est point d’âge à lui donner ce nom !

Cléante
Comme elle s’est pour rien contre nous échauffée !

Et que de son Tartuffe elle paraît coiffée !

Dorine
Oh ! vraiment, tout cela n’est rien au prix du fils :

180Et, si vous l’aviez vu, vous diriez : C’est bien pis !
Nos troubles l’avaient mis sur le pied d’homme sage,

Et, pour servir son prince, il montra du courage[12].
Mais il est devenu comme un homme hébété
Depuis que de Tartuffe on le voit entêté ;
180Il l’appelle son frère et l’aime dans son âme
Cent fois plus qu’il ne fait mère, fils, fille et femme.
C’est de tous ses secrets l’unique confident,
Et de ses actions le directeur prudent ;
Il le choie, il l’embrasse ; et pour une maîtresse
190On ne saurait, je pense, avoir plus de tendresse :
À table, au plus haut bout il veut qu’il soit assis ;
Avec joie il l’y voit manger autant que six ;
Les bons morceaux de tout, il faut qu’on les lui cède ;
Et, s’il vient à roter, il lui dit : Dieu vous aide[13].
195Enfin il en est fou ; c’est son tout, son héros ;
Il l’admire à tous coups, le cite à tout propos ;
Ses moindres actions lui semblent des miracles,
Et tous les mots qu’il dit sont pour lui des oracles.
Lui, qui connaît sa dupe et qui veut en jouir,

200Par cent dehors fardés a l’art de l’éblouir ;
Son cagotisme en tire à toute heure des sommes,
Et prend droit de gloser sur tous tant que nous sommes.
Il n’est pas jusqu’au fat qui lui sert de garçon,
Qui ne se mêle aussi de nous faire leçon ;
205Il vient nous sermonner avec des yeux farouches,
Et jeter nos rubans, notre rouge, et nos mouches.
Le traître, l’autre jour, nous rompit de ses mains
Un mouchoir qu’il trouva dans une Fleur des Saints,
Disant que nous mêlions, par un crime effroyable,
210Avec la sainteté les parures du diable.



Scène 3

Elmire, Mariane, Damis, Cléante, Dorine.


Elmire, à Cléante.
Vous êtes bien heureux de n’être point venu

Au discours qu’à la porte elle nous a tenu.
Mais j’ai vu mon mari ; comme il ne m’a point vue,
Je veux aller là-haut attendre sa venue.

Cléante
215Moi, je l’attends ici pour moins d’amusement ;

Et je vais lui donner le bonjour seulement.



Scène 4

Cléante, Damis, Dorine.


Damis
De l’hymen de ma sœur touchez-lui quelque chose :

J’ai soupçon que Tartuffe à son effet s’oppose,
Qu’il oblige mon père à des détours si grands ;
220Et vous n’ignorez pas quel intérêt j’y prends…
Si même ardeur enflamme et ma sœur et Valère,
La sœur de cet ami, vous le savez, m’est chère ;
Et s’il fallait…

Dorine
Et s’il fallait…Il entre.



Scène 5

Orgon, Cléante, Dorine.


Orgon
Et s’il fallait… Il entre. Ah ! mon frère, bonjour.


Cléante
Je sortais, et j’ai joie à vous voir de retour.

225La campagne à présent n’est pas beaucoup fleurie.

Orgon
Dorine… (À Cléante.) Mon beau-frère, attendez, je vous prie.

Vous voulez bien souffrir, pour m’ôter de souci,
Que je m’informe un peu des nouvelles d’ici.
(À Dorine.)
Tout s’est-il, ces deux jours, passé de bonne sorte ?
230Qu’est-ce qu’on fait céans ? comme est-ce qu’on s’y porte ?

Dorine
Madame eut avant-hier la fièvre jusqu’au soir,

Avec un mal de tête étrange à concevoir.

Orgon
Et Tartuffe ?


Dorine
Et Tartuffe ?Tartuffe ! Il se porte à merveille,

Gros et gras, le teint frais, et la bouche vermeille.

Orgon
235Le pauvre homme[14] !


Dorine
Le pauvre homme !Le soir elle eut un grand dégoût,

Et ne put, au souper, toucher à rien du tout,
Tant sa douleur de tête était encor cruelle !

Orgon
Et Tartuffe ?


Dorine
Et Tartuffe ?Il soupa, lui tout seul, devant elle ;

Et fort dévotement il mangea deux perdrix,
240Avec une moitié de gigot en hachis.

Orgon
Le pauvre homme !


Dorine
Le pauvre homme !La nuit se passa tout entière

Sans qu’elle pût fermer un moment la paupière ;
Des chaleurs l’empêchaient de pouvoir sommeiller,
Et jusqu’au jour, près d’elle, il nous fallut veiller.

Orgon
245Et Tartuffe ?


Dorine
Et Tartuffe ?Pressé d’un sommeil agréable,

Il passa dans sa chambre au sortir de la table ;
Et dans son lit bien chaud il se mit tout soudain,
Où, sans trouble, il dormit jusques au lendemain.

Orgon
Le pauvre homme !


Dorine
Le pauvre homme !À la fin, par nos raisons gagnée,

250Elle se résolut à souffrir la saignée ;
Et le soulagement suivit tout aussitôt.

Orgon
Et Tartuffe ?


Dorine
Et Tartuffe ?Il reprit courage comme il faut ;

Et, contre tous les maux fortifiant son âme,
Pour réparer le sang qu’avait perdu madame,
255But, à son déjeuner, quatre grands coups de vin.

Orgon
Le pauvre homme !


Dorine
Le pauvre homme !Tous deux se portent bien enfin ;

Et je vais à madame annoncer, par avance,
La part que vous prenez à sa convalescence.



Scène 6

Orgon, Cléante.


Cléante[15]
À votre nez, mon frère, elle se rit de vous :

260Et, sans avoir dessein de vous mettre en courroux,
Je vous dirai tout franc que c’est avec justice.
A-t-on jamais parlé d’un semblable caprice ?
Et se peut-il qu’un homme ait un charme aujourd’hui
À vous faire oublier toutes choses pour lui ?
265Qu’après avoir chez vous réparé sa misère,
Vous en veniez au point… ?

Orgon
Vous en veniez au point ?… Halte-là, mon beau-frère,

Vous ne connaissez pas celui dont vous parlez.

Cléante
Je ne le connais pas, puisque vous le voulez ;

Mais enfin, pour savoir quel homme ce peut être…

Orgon
270Mon frère, vous seriez charmé de le connaître ;

Et vos ravissements ne prendraient point de fin.
C’est un homme… qui… ah !… un homme… un homme enfin.
Qui suit bien ses leçons, goûte une paix profonde
Et comme du fumier regarde tout le monde.
275Oui, je deviens tout autre avec son entretien ;
Il m’enseigne à n’avoir affection pour rien ;
De toutes amitiés il détache mon âme ;
Et je verrais mourir frère, enfants, mère et femme,
Que je m’en soucierais autant que de cela.

Cléante
280Les sentiments humains, mon frère, que voilà !


Orgon
Ah ! si vous aviez vu comme j’en fis rencontre,

Vous auriez pris pour lui l’amitié que je montre.
Chaque jour à l’église il venait, d’un air doux,
Tout vis-à-vis de moi se mettre à deux genoux.
285Il attirait les yeux de l’assemblée entière
Par l’ardeur dont au ciel il poussait sa prière ;
Il faisait des soupirs, de grands élancements,
Et baisait humblement la terre à tous moments :
Et, lorsque je sortais, il me devançait vite
290Pour m’aller, à la porte, offrir de l’eau bénite.

Instruit par son garçon, qui dans tout l’imitait,
Et de son indigence, et de ce qu’il était,
Je lui faisais des dons ; mais, avec modestie,
Il me voulait toujours en rendre une partie.
295C’est trop, me disait-il, c’est trop de la moitié.
Je ne mérite pas de vous faire pitié.
Et, quand je refusais de le vouloir reprendre,
Aux pauvres, à mes yeux, il allait le répandre.
Enfin le ciel chez moi me le fit retirer,
300Et depuis ce temps-là tout semble y prospérer.
Je vois qu’il reprend tout, et qu’à ma femme même
Il prend, pour mon honneur, un intérêt extrême ;
Il m’avertit des gens qui lui font les yeux doux,
Et plus que moi six fois il s’en montre jaloux.
305Mais vous ne croiriez point jusqu’où monte son zèle :
Il s’impute à péché la moindre bagatelle ;
Un rien presque suffit pour le scandaliser,
Jusque-là qu’il se vint l’autre jour accuser
D’avoir pris une puce en faisant sa prière,
310Et de l’avoir tuée avec trop de colère.

Cléante
Parbleu, vous êtes fou, mon frère, que je croi.

Avec de tels discours, vous moquez-vous de moi ?
Et que prétendez-vous ? Que tout ce badinage…

Orgon
Mon frère, ce discours sent le libertinage :

315Vous en êtes un peu dans votre âme entiché ;
Et, comme je vous l’ai plus de dix fois prêché,
Vous vous attirerez quelque méchante affaire.

Cléante
Voilà de vos pareils le discours ordinaire :

Ils veulent que chacun soit aveugle comme eux.
320C’est être libertin[16] que d’avoir de bons yeux ;
Et qui n’adore pas de vaines simagrées,
N’a ni respect ni foi pour les choses sacrées.
Allez, tous vos discours ne me font point de peur ;
Je sais comme je parle, et le ciel voit mon cœur.
325De tous vos façonniers on n’est point les esclaves.

Il est de faux dévots ainsi que de faux braves :
Et, comme on ne voit pas qu’où l’honneur les conduit
Les vrais braves soient ceux qui font beaucoup de bruit,
Les bons et vrais dévots, qu’on doit suivre à la trace,
330Ne sont pas ceux aussi qui font tant de grimace.
Hé quoi ! vous ne ferez nulle distinction
Entre l’hypocrisie et la dévotion ?
Vous les voulez traiter d’un semblable langage,
Et rendre même honneur au masque qu’au visage ;
335Égaler l’artifice à la sincérité,
Confondre l’apparence avec la vérité,
Estimer le fantôme autant que la personne,
Et la fausse monnaie à l’égal de la bonne ?
Les hommes, la plupart, sont étrangement faits ;
340Dans la juste nature on ne les voit jamais :
La raison a pour eux des bornes trop petites ;
En chaque caractère ils passent ses limites,
Et la plus noble chose, ils la gâtent souvent
Pour la vouloir outrer et pousser trop avant.
345Que cela vous soit dit en passant, mon beau-frère.

Orgon
Oui, vous êtes, sans doute, un docteur qu’on révère,

Tout le savoir du monde est chez vous retiré ;
Vous êtes le seul sage et le seul éclairé,
Un oracle, un Caton, dans le siècle où nous sommes ;
350Et près de vous ce sont des sots que tous les hommes.

Cléante
Je ne suis point, mon frère, un docteur révéré,

Et le savoir chez moi n’est pas tout retiré.
Mais, en un mot, je sais, pour toute ma science,
Du faux avec le vrai faire la différence.
355Et comme je ne vois nul genre de héros
Qui soient plus à priser que les parfaits dévots,
Aucune chose au monde et plus noble, et plus belle,
Que la sainte ferveur d’un véritable zèle ;
Aussi ne vois-je rien qui soit plus odieux
360Que le dehors plâtré d’un zèle spécieux,
Que ces francs charlatans, que ces dévots de place[17],

De qui la sacrilège et trompeuse grimace
Abuse impunément, et se joue, à leur gré,
De ce qu’ont les mortels de plus saint et sacré ;
365Ces gens qui, par une âme à l’intérêt soumise,
Font de dévotion métier et marchandise,
Et veulent acheter crédit et dignités
À prix de faux clins d’yeux et d’élans affectés ;
Ces gens, dis-je, qu’on voit, d’une ardeur non commune,
370Par le chemin du ciel courir à leur fortune ;
Qui, brûlants et priants, demandent chaque jour,
Et prêchent la retraite au milieu de la cour ;
Qui savent ajuster leur zèle avec leurs vices,
Sont prompts, vindicatifs, sans foi, pleins d’artifices,
375Et, pour perdre quelqu’un, couvrent insolemment
De l’intérêt du ciel leur fier ressentiment ;
D’autant plus dangereux dans leur âpre colère,
Qu’ils prennent contre nous des armes qu’on révère,
Et que leur passion, dont on leur sait bon gré,
380Veut nous assassiner avec un fer sacré :
De ce faux caractère on en voit trop paraître.
Mais les dévots de cœur sont aisés à connaître.
Notre siècle, mon frère, en expose à nos yeux
Qui peuvent nous servir d’exemples glorieux.
385Regardez Ariston, regardez Périandre,
Oronte, Alcidamas, Polydore, Clitandre ;
Ce titre par aucun ne leur est débattu ;
Ce ne sont point du tout fanfarons de vertu,
On ne voit point en eux ce faste insupportable,
390Et leur dévotion est humaine, est traitable :
Ils ne censurent point toutes nos actions,
Ils trouvent trop d’orgueil dans ces corrections ;
Et, laissant la fierté des paroles aux autres,
C’est par leurs actions qu’ils reprennent les nôtres.
395L’apparence du mal a chez eux peu d’appui,
Et leur âme est portée à juger bien d’autrui.
Point de cabale en eux, point d’intrigues à suivre ;
On les voit, pour tous soins, se mêler de bien vivre.
Jamais contre un pécheur ils n’ont d’acharnement,

400Ils attachent leur haine au péché seulement,
Et ne veulent point prendre avec un zèle extrême
Les intérêts du ciel, plus qu’il ne veut lui-même.
Voilà mes gens, voilà comme il en faut user,
Voilà l’exemple enfin qu’il se faut proposer.
405Votre homme, à dire vrai, n’est pas de ce modèle :
C’est de fort bonne foi que vous vantez son zèle ;
Mais par un faux éclat je vous crois ébloui.

Orgon
Monsieur mon cher beau-frère, avez-vous tout dit ?


Cléante
Monsieur mon cher beau-frère, avez-vous tout dit ? Oui.


Orgon, s’en allant.
Je suis votre valet.


Cléante
Je suis votre valet. De grâce, un mot, mon frère.

410Laissons là ce discours. Vous savez que Valère,
Pour être votre gendre, a parole de vous.

Orgon
Oui.


Cléante
Oui. Vous aviez pris jour pour un lien si doux.


Orgon
Il est vrai.


Cléante
Il est vrai. Pourquoi donc en différer la fête ?


Orgon
Je ne sais.


Cléante
Je ne sais. Auriez-vous autre pensée en tête ?


Orgon
415Peut-être.


Cléant
Peut-être. Vous voulez manquer à votre foi ?


Orgon
Je ne dis pas cela.


Cléante
Je ne dis pas cela. Nul obstacle, je croi,

Ne vous peut empêcher d’accomplir vos promesses.

Orgon
Selon.
Cléante
Selon. Pour dire un mot faut-il tant de finesses ?

Valère, sur ce point, me fait vous visiter.

Orgon
420Le ciel en soit loué !


Cléante
Le ciel en soit loué ! Mais que lui reporter ?


Orgon
Tout ce qu’il vous plaira.


Cléante
Tout ce qu’il vous plaira. Mais il est nécessaire

De savoir vos desseins. Quels sont-ils donc ?

Orgon
De savoir vos desseins. Quels sont-ils donc ? De faire

Ce que le ciel voudra.

Cléante
Ce que le ciel voudra. Mais parlons tout de bon.

Valère a votre foi ; la tiendrez-vous, ou non ?

Orgon
425Adieu.


Cléante, seul.
Adieu. Pour son amour je crains une disgrâce,

Et je dois l’avertir de tout ce qui se passe.


Fin du premier acte.


  1. Suivant les commentateurs, le roi Pétaud (de peto, je demande) était le nom du chef que se choisissaient les mendiants au moyen-âge. La cour d’un tel roi, avec de tel sujets, ne devait pas nécessairement présenter que désordre et confusion. Le mot pétaudière se rattache probablement à la même origine.
  2. Sous chape ou sous cape, en secret. La cape ou la chape, de bardocucullus des Gaulois, était un manteau à capuchon. On rabattait ce capuchon pour se cacher le visage, lorsqu’on voulait n’être point reconnu ; et métaphoriquement on vivait sous cape, quand on cachait ses actions.
  3. Molière, dans cette entrée en scène, dessine et fait connaître ses caractères avec une verve incomparable, ce qui a fait dire à l’auteur de la Lettre sur l’Imposteur, publiée quinze jours après la première représentation : « le spectateur reçoit une volupté très sensible d’être informé dès l’abord de la nature des personnages par une voie si fidèle et si agréable. »
  4. Var. : De le voir quereller par un fou comme vous.
  5. L’auteur de la Lettre sur l’Imposteur a remarqué le premier que ce trait était là pour faire pressentir la conduite, ou plutôt pour rendre croyable l’amour porté de Tartuffe.
    (Aimé Martin)
  6. Cette tirade fait allusion à la comtesse de Soissons, Olympe Mancini, qui, pour se venger de l’abandon du roi, sema la nouvelle de ses amours avec La Vallière, encore vertueuse, et en instruisit la reine, en y donnant le tour qu’elle voulait qu’on y croie. Son petit époux joua un rôle dans cette intrigue, et ils furent exilés tous deux.
    (Aimé Martin.)
  7. Allusion à la duchesse de Navailles, qui avait fait placer des grilles à l’entrée des appartements des filles d’honneur, pour empêcher les entretiens du roi avec mademoiselle Lamothe Houdancourt. La duchesse de Navailles devait sa fortune à Mazarin, dont elle avait servi les intrigues pendant la Fronde, sous le nom de mademoiselle de Neuillant.
  8. La Lettre sur l’Imposteur indique ici un couplet de madame Pernelle et une repartie vigoureuse de Cléante, que Molière, sans doute, crut devoir supprimer à la reprise de sa pièce.
  9. Le Père Caussin, jésuite, dit, dans sa Cour sainte, que les hommes ont fondé la tour de Babel, et les femmes la tour de babil. Ce quolibet du jésuite n’aurait-il pas donné l’idée de celui que Molière met dans la bouche de madame Pernelle ? et le père Caussin ne serait-il pas le docteur dont parle la vieille dévote ?
    (Auger.)
  10. Jusqu’à satiété, sans rien oublier.
  11. L’exposition vaut seule une pièce entière : c’est une espèce d’action. L’ouverture de la scène vous transporte sur-le-champ dans l’intérieur d’un ménage où la mauvaise humeur et le babil grondeur d’une vieille femme, la contrariété des avis et la marche du dialogue, font ressortir naturellement tous les personnages, que le spectateur doit connaître sans que le poète ait l’air de les lui montrer. Le sot entêtement d’Orgon pour Tartuffe, les simagrées de dévotion et de zèle du faux dévot, le caractère tranquille et réservé d’Elmire, la fougue impétueuse de son fils Damis, la saine philosophie de son frère Cléante, la gaieté caustique de Dorine, et la liberté familière que lui donne une longue habitude de dire son avis sur tout, la douceur timide de Mariane, tout ce que la suite de la pièce doit développer, tout, jusqu’à l’amour de Tartuffe pour Elmire, est annoncé dans cette scène, qui est à la fois une exposition, un tableau, une situation.
    (La Harpe.)
  12. Toutes les précautions étaient prises, sinon pour ne plus choquer la cabale, du moins pour intéresser le roi dans la pièce, pour le mettre de son côté et le tenir. Dès la seconde scène du premier acte, Orgon est loué de n’avoir pas été frondeur :

    Nos troubles l’avaient mis sur le pied d’homme sage,
    Et, pour servir son prince, il montra du courage.

    Cela, dit en passant, allait au cœur de Louis XIV. Le soupçon d’avoir épousé les intérêts du coadjuteur fut toujours le grand crime, le péché originel de nos jansénistes dans son esprit. — L’acte cinquième tout entier roule sur la justice du roi ; c’est le roi qui, aux dernières scènes, devient le personnage dominant, quoique absent, le véritable Deus ex machina. Le Jupiter éclate ici comme dans l’Amphitryon, mais avec sérieux. Ce cinquième acte est toute une célébration de Louis XIV :

    D’un fin discernement sa grande âme est pourvue
    Sur les choses toujours jette une droite vue ;
    Chez elle jamais rien ne surprend trop d’accès,
    Et sa ferme raison ne tombe en nul excès.

    Cette louange sur le droit sens naturel et la modération de jugement du maître, était méritée encore à cette date de 1669 ; l’apparition du Tartuffe venait elle-même comme pièce à l’appui. Mais la balance, qui se maintint assez bien entre tout excès jusque durant les dix années suivantes, se rompit après.
    (Sainte-Beuve.)
  13. Ce trait est emprunté de Juvénal :
    …………………………………Laudare paratus
    Si bene ructavit, si rectum minxit amicus.
  14. Un soir, pendant la campagne de 1662, comme Louis XIV allait se mettre à table, il lui arriva de dire à Pèrefixe, évêque de Rodez, son ancien précepteur, qu’il lui conseillait d’en aller faire autant. Je ne ferai qu’une légère collation, dit le prélat en se retirant, c’est aujourd’hui vigile et jeûne. Cette réponse fit sourire un courtisan, qui, interrogé par Louis XIV, répondit que Sa Majesté pouvait se tranquilliser sur le compte de M. de Rodez ; après quoi il fit un récit exact du dîner de Son Excellence, dont le hasard l’avait rendu témoin. À chaque mets exquis que le conteur nommait, Louis XIV s’écriait : Le pauvre homme ! prononçant ces mots d’un son de voix varié qui les rendait plus plaisants. Molière, témoin de cette scène, en fit usage dans le Tartuffe.
    (Bret.)
  15. Le rôle de Cléante était une indispensable contre-partie de celui du Tartuffe, un contre-poids ; Cléante nous figure l’honnête homme de la pièce, le représentant de la morale des honnêtes gens dans la perfection, de la morale du juste milieu. Pascal, dans ses premières Lettres, s’était mis, par supposition, en dehors des molinistes et des jansénistes, simple homme du monde et curieux qui se veut instruire. Cléante de même, mais plus à distance, se tient en dehors des dévots ; il se contente d’approuver les vrais, il les honore ; il flétrit les faux. La supposition de l’honnête indifférent d’après Pascal s’est élargie et à Cléante nous rend l’homme du monde comme Louis XIV le voulait dès ce temps-là. Il a un fond de religion, ce qu’il en faut. Pas trop n’en faut, comme dit la chanson.
    (Sainte-Beuve.)
  16. Libertin, aujourd’hui restreint à la débauche des femmes, signifiait dans l’origine un esprit fort, un libre penseur ; on le disait aussi des personnes indépendantes par caractère, et ennemies de la contrainte.
    (F. Génin.)
  17. Au moyen âge et dans le dix-septième siècle encore, les domestiques allaient sur les places publiques attendre qu’on vînt engager leurs services. Les dévots de place, comme les valets de place, sont donc ceux qui s’affichent à tous les regards.