Telliamed/Cinquième journée

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Texte établi par Jean-Baptiste Le Mascrier, Pierre Gosse (Tome IIp. 66-152).


CINQUIÉME JOURNÉE.

Causes de la diminution de la mer ; conséquences de ce Systême par rapport à l’état passé, présent & futur de l’Univers.



Deux jours s’écoulèrent sans que je revisse Telliamed, que les préparatifs de son départ prochain avoient trop occupé pour lui permettre de se rendre à l’assignation. J’étois cependant tellement rempli de son systême, que j’attendois avec impatience qu’il me fît part de ces grandes choses qu’il avoit promis de me communiquer. La lecture de la Pluralité des Mondes n’avoit fait qu’irriter le desir que j’avois d’entendre raisonner notre Philosophe sur cette matière : je connoissois déjà sa manière de penser ; & je n’espérois de lui sur ce sujet rien que de fort singulier. Mon attente ne fut point trompée ; il revint chez moi au bout de deux jours, & voulut commencer par me faire quelques excuses de son absence. Mais je ne crus pas devoir perdre en complimens inutiles un tems qui pouvoit être employé à quelque chose de plus sérieux. Je me contentai de lui témoigner la joie que j’avois de le revoir ; & l’ayant pressé d’entrer en matière, il me parla en ces termes.

La diminution des eaux de la mer depuis le sommet de nos plus hautes montagnes jusqu’à sa superficie présente suppose, Monsieur, comme vous avez dû en juger, un état précédent de ce globe où il étoit totalement couvert d’eau. Il s’agit aujourd’hui de chercher la raison de ces différens états ; c’est-à-dire, comment il a pu se faire que les mers surmontassent toute la matière dont nos terreins sont composés, & ce que leurs eaux sont devenues.

Un de vos Auteurs, nommé Gadrois, fit imprimer en 1675. un petit Traité, où suivant la nouvelle opinion d’un de vos plus grands Philosophes, il prétendit rendre raison de la formation de tous les corps opaques & lumineux qui composent cet Univers. Il supposa donc, selon vos principes, une création dans le tems de la matière & du mouvement, à la faveur duquel & des diverses configurations de cette matière créée, s’étoit fait, disoit-il, une séparation, dont l’arrangement que nous voyons, les Planètes, les Etoiles, le Soleil, la Lumière, ces mouvemens réglés que nous admirons, sont les effets.

Si la matière & le mouvement sont éternels.

Il me seroit aisé de vous faire voir, que ce systême d’un commencement de la matière & du mouvement dans le tems répugne à la raison, & n’a pas même de fondement dans vos livres. Je pourrois établir par les plus fameux Interprètes de votre écriture, Grotius & Vatable, que ces termes, au commencement Dieu créa le Ciel & la Terre, sont une version fort impropre de l’Hébreu ; que ceux dont cette Langue s’est servie, signifient seulement, fit ou forma le Ciel & la Terre ; & que pour rendre exactement la phrase Hébraïque, il faudrait traduire, lorsque Dieu fit le Ciel & la Terre, la matière étoit informe : Qu’en effet les Septante ont rendu le mot Hébreu, Barach, par le mot Grec ἐποίησεν, qui veut dire simplement, fit, ou, forma : Que suivant la remarque de Burnet, ce Sçavant Anglois, le mot de créer est un terme nouveau, inventé pour rendre une idée nouvelle de peu de siècles, & qui n’a point d’expression dans toutes les Langues anciennes, Hébraïque, Grecque ou Latine ; qu’ainsi votre propre Bible a supposé la préexistence de la matière, que Dieu a mise en œuvre de toute éternité, & dont il forma le Ciel & la Terre.

Que si je consultois la raison qui est le seul guide d’un Philosophe, je vous dirois qu’il me suffit de ne pouvoir comprendre que la matière & le mouvement ayent commencé, pour les croire éternels ; que j’ai connu d’habiles Physiciens parmi vous, qui prétendoient avoir des preuves invincibles que la matière ne peut être anéantie ; & que cela supposé, on peut en conclure qu’elle a existé dans tous les tems, & n’est pas moins éternelle ab ante, pour user d’un de vos termes, qu’à post, l’un étant une conséquence naturelle de l’autre.

En effet, pour me servir de la pensée d’un de vos Auteurs[1], ceux qui connoissent la nature & qui ont de Dieu une idée raisonnable, peuvent-ils comprendre que la matière & les choses créées n’ayent que 6000 ans ; que Dieu ait différé ses ouvrages pendant toute l’éternité précédente ; & qu’il n’ait usé que d’hier de sa puissance créatrice ? Seroit-ce parce qu’il ne l’auroit pas pû, ou parce qu’il ne l’auroit pas voulu ? Mais s’il ne l’a pas pû dans un tems, il ne l’a pas pû dans l’autre. C’est donc parce qu’il ne l’a pas voulu. Mais comme il n’y a point de succession dans Dieu, si l’on admet qu’il a voulu une chose une fois, il l’a voulue toujours, c’est-à-dire, de toute son éternité.

Vous m’allez objecter, continua Telliamed, ces difficultés triviales si souvent rebattues & toujours avec si peu de succès : si le monde étoit éternel, comment pendant toute l’éternité les montagnes ne se seroient-elles pas applanies ? comment n’auroit-on pas plûtôt inventé les Arts ? L’Imprimerie, la Boussole, la Poudre à canon, ces inventions si belles & si utiles auroient-elles resté inconnues aux hommes pendant des siècles infinis ? Ces objections spécieuses pour des esprits superficiels & prévenus qui n’effleurent que la surface des choses, s’évanouissent comme la fumée devant les lumières brillantes & solides de la raison. Je ne vous parle point des changemens qui, supposé l’éternité du monde, doivent être arrivés dans le globe de la terre. Il en a souffert en effet de très-remarquables, même depuis 4000 ans, comme toutes les Histoires en font foi. Il en est même arrivé de très-considérables dans le reste de l’univers ; & je vais établir dans un moment, que ce globe que nous habitons, ainsi que tous les autres que renferme la vaste immensité de la matière, est véritablement sujet à de telles vicissitudes, qu’en le supposant même éternel, il ne doit pas nous paroître aujourd’hui dans un autre état que celui où nous le voyons.

A l’égard de l’objection tirée de l’invention des Sciences & des Arts, indépendamment du Systême dont je parle qui ôte à cette difficulté la plus grande partie de sa force, on pourroit répondre, que l’esprit humain n’invente que peu à peu, & si lentement, que pour produire la moindre nouveauté il lui faudra souvent plusieurs siècles[2] ; qu’on a perdu une infinité de secrets rares, dont l’Histoire nous a conservé le souvenir ; & que comme les découvertes qu’on a faites depuis deux siècles en quelque genre que ce soit seront certainement ensevelies un jour dans l’oubli, les Anciens en avoient fait peut-être un bien plus grand nombre, qui n’ont pû parvenir jusqu’à nous ; que l’invention des Sciences & des Arts n’est pas même aussi Récente qu’on voudrait le faire croire, comme il est aisé de le montrer en remontant jusqu’aux siècles les plus reculés que les Romains qui, à réduire les choses à leur juste valeur, ne nous cédoient certainement point en connoissances utiles & agréables, étoient redevables aux Grecs & aux autres Nations de presque tout ce qu’ils sçavoient ; que les Grecs avoient emprunté des Egyptiens les lumières qui les ont rendus si célèbres ; que depuis des siècles nombreux ceux-ci avoient atteint la perfection de toutes les connoissances dans les Sciences & dans les Arts, puisque selon vos propres Livres, ils étoient déjà fameux en ce genre lorsque le peuple Juif ne faisoit encore que de naître ; que les Chaldéens ne leur cédoient point en cela ; & que les Chinois le disputent aux uns & aux autres.

On pourroit ajouter que de ces inventions modernes que l’on vante tant, les Lunettes d’approche, la Boussole, la Poudre à canon & l’imprimerie, les deux dernières sur-tout ne sont nouvelles que pour certains peuples : Qu’elles sont au contraire fort anciennes à la Chine ; ce qui rend très-probable qu’elles ont été connues de même chez plusieurs autres Nations, & que si elles s’y sont perdues, c’est peut être parce qu’elles y ont été négligées & méprisées, comme les Turcs ont négligé & méprisé pendant long-tems l’imprimerie : Que ce que nous lisons des voyages & du commerce maritime des Phéniciens, des Carthaginois, & de quelques autres peuples, nous laisse encore douter si la Boussole même leur étoit inconnue, ou si du moins ils n’avoient pas trouvé le moyen d’y suppléer par quelque autre secret que nous ignorons : Que les grands changemens arrivés en divers pays autrefois les plus célèbres de l’univers, tels que l’Asie, l’Afrique & la Grèce, où les Sciences sont totalement abolies, après y avoir long-tems fleuri, & où les ténèbres les plus épaisses de la barbarie & de l’ignorance sont aujourd’hui répandues, donnent lieu de croire que la même révolution a pû arriver trente fois, & peut encore se réitérer de même, avant que le globe de la terre soit totalement privé de ses habitans : Qu’après tout, ces nouvelles connoissances ont beaucoup plus de brillant que de solidité ; & que peut-être elles ne sont aujourd’hui nouvelles que parce qu’elles sont assez inutiles[3] : Qu’en effet on n’en vit pas à présent plus long-tems, qu’on n’en est pas plus robuste & plus sain, quelques découvertes qu’on ait faites dans l’Anatomie : Que pour quelques étoiles que l’on connoît de plus, l’Astronomie n’en est pas beaucoup plus parfaite : Que pour ignorer ce que nous nommons inventions nouvelles, les Romains & les Grecs, les Egyptiens & les Chaldéens n’en étoient ni moins grands, ni moins puissans, ni moins riches, ni moins sçavans, ni moins éclairés : Que puisque pendant tant de siècles les hommes ont vécu dans l’ignorance de ces connoissances, il n’est pas impossible qu’elle soit encore plus ancienne ; & que le monde s’étant bien passé de ces inventions pendant six à sept mille ans, il a pû s’en passer de même, pendant cinquante & soixante mille.

Mais, ajouta Telliamed, pour ne point entrer dans une question que vous regardez comme liée nécessairement avec le systême de votre Religion, quoiqu’à mon avis elle lui soit fort indifférente, contentons-nous ici de ne point fixer un commencement à ce qui peut-être n’en a jamais eu. Ne mesurons point la durée passée de ce monde sur celle de nos années : leur nombre comparé aux grains de sable de la mer n’est peut-être pas plus suffisant pour nous donner une idée du commencement de son existence, que six mille ans. Considérons avec attention ce qui s’offre à nos yeux de cet univers ; le jour & la nuit ; cette immensité du Firmament où nous voyons briller tant d’autres Soleils que le nôtre, qui sans doute ne nous paroissent plus petits qu’à cause de leur prodigieux éloignement. Figurons-nous ce qui est devenu très-vraisemblable depuis l’invention des Lunettes d’approche, que si nous étions placés au plus haut point de cette distance de notre terre, nous en découvririons encore autant au-dessus de nous, & de là peut-être une infinité d’autres qui ne seroient pas moins éloignés de notre vue. Cherchons enfin la manière dont ce tout se perpétue dans l’ordre à peu-près où nous l’avons trouvé. Cette connoissance nous apprendra mieux que toutes nos conjectures comment il a été formé.

Systême du mouvement général des globes.

Nos yeux, la raison, l’expérience, & les découvertes qu’on a faites dans le Ciel depuis l’invention des Lunettes d’approche, nous ont appris que le Soleil fait tourner autour de lui par sa chaleur & par le mouvement qui lui est propre, notre Terre & les autres Planètes qui sont à la portée de l’activité de son feu, ou comme disent vos Philosophes, dans la sphère de son tourbillon. Nous sçavons encore qu’en les emportant autour de lui dans cette mer de matières qui l’environne, & dans un tems plus court ou plus long, selon leur plus grande proximité ou leur plus grand éloignement de son disque, il les fait encore tourner sur elles-mêmes, les unes plus vite, les autres plus lentement, suivant les dispositions qui leur sont propres. Il faut cependant en excepter la Lune, les Satellites de Jupiter & ceux de Saturne, qui tournent à la vérité autour du Soleil, mais qui dans ce circuit sont emportés par leurs propres Planètes, du mouvement desquelles autour de cet Astre ils empruntent & reçoivent le leur. Ainsi la Lune emprunte & reçoit le sien de notre Terre, sans qu’elle tourne sur elle-même ; en sorte qu’elle ne nous présente jamais qu’une des moitiés de sa surface, & toujours la même. C’est ce qui sans doute a également lieu pour les Satellites de Jupiter & de Saturne.

Altérations & vicissitudes auxquelles ils sont sujets.

A ces observations générales ajoutez que le Soleil, ou du moins la force de sa lumière reçoit de tems en tems des altérations considérables. L’Histoire Romaine nous apprend, par exemple, qu’après la mort de Jules-César sa chaleur fut si foible pendant près de deux ans, qu’à peine les choses nécessaires à la vie purent parvenir à leur maturité. D’ailleurs nous remarquons dans son disque par intervalles des taches qui s’approchent & s’éloignent les unes des autres, & qui ensuite se dissipent. Nous y appercevons de même avec des lunettes un grand nombre de Volcans, ou de bouches qui jettent des flammes, & dont les bords obscurs rendent à nos yeux ces fournaises plus sensibles.

Nous sçavons aussi que ses rayons ne produisent pas le même effet lorsqu’ils frappent sur les eaux, que quand ils tombent sur un globe solide ; que même leurs vibrations ne sont pas toujours égales. De-là il est arrivé que nos jours sont un peu plus longs qu’ils ne l’étoient précédemment, & que du tems de Jules-César ils l’étoient encore plus qu’auparavant. Nous devons en juger ainsi, puisqu’il fallut alors en retrancher un certain nombre pour rapprocher les Equinoxes du point véritable d’où ils s’étoient éloignés, & composer un nouveau Calendrier qui prit le nom de ce Dictateur. Mais sous le Pontificat du Pape Grégoire IX. connu par une pareille réformation faite en 1660. ne fallut-il pas retrancher encore onze jours de l’année, pour ramener les saisons au point naturel d’où elles avoient varié ? Enfin après le petit nombre d’années qui se sont écoulées depuis cette seconde réforme, on trouve déjà aujourd’hui deux autres jours à retrancher ; ce qui ne peut procéder que d’une altération survenue dans la force du feu du Soleil, ou du changement arrivé dans la surface de notre globe par la diminution des eaux de la mer.

Raison de l’inégalité des jours & de la vicissitude des saisons.

En effet, je vous prie de faire encore avec moi une observation qui est essentielle, puisqu’elle nous conduit a la connoissance des raisons de cette variation qu’on remarque dans la nature, soit par rapport aux saisons que produit le cours annuel de la Terre autour du Soleil, soit par rapport à la longueur des jours, & au plus grand nombre de cercles qu’elle paroît décrire dans la partie Septentrionale que dans l’Australe ; ce que les Philosophes ont eu tant de peine à expliquer. Il est certain que la figure de la Terre n’est point absolument ronde, comme on le supposoit autrefois faussement, mais oblongue. C’est ce qu’on a reconnu en mesurant exactement les dégrés du Méridien d’une extrémité de la France à l’autre, c’est-à-dire, de la partie septentrionale à la méridionale, Elle se trouve allongée d’un Pole à l’autre de trente-deux ou trente-quatre de nos lieues ; en sorte que sa forme est celle d’un œuf. Elle est même un peu plus longue de l’Equateur au Pôle Arctique, que du même Equateur au Pôle opposé : du moins est-elle plus pesante, puisque du point où dans son circuit annuel autour du Soleil elle coupe la ligne Equinoxiale entrant dans la partie septentrionale, jusqu’à son retour vers cette même ligne, elle tourne six à sept fois sur elle-même plus que dans la partie méridionale. Cette plus grande longueur dans un des Poles est la vraie raison pour laquelle le globe de la terre ne peut varier d’état, en tournant sur lui-même & autour du Soleil. Ainsi pour expliquer cette stabilité, il n’est plus nécessaire d’avoir recours comme autrefois à ces matières subtiles, & à ces courans d’air qu’on supposoit passer d’un Pole à l’autre. La figure seule de la Terre, & sa plus grande pesanteur du côté du Pole Arctique que de l’opposé, est l’unique cause pour laquelle elle ne peut changer d’axe, & penche d’avantage du côté du Pole septentrional, en s’élevant d’autant vers le méridional.

Le globe de la Terre est donc semblable à un fuseau, qui se dévideroit sur un bassin d’une eau tranquille par une personne qui d’un des bords tireroit à elle un fil roulé autour du fuseau. Il tourneroit en se dévidant de la manière qu’il est naturel de se l’imaginer, & du sens auquel il seroit arrondi ; & il seroit maintenu en cet état par la forme allongée de ses deux extrémités. Que si un de ses bouts étoit plus gros & plus pesant que l’opposé, il est clair qu’en se dévidant la partie la plus pesante s’enfonceroit dans le bassin, tandis que l’autre s’éleveroit à proportion au-dessus du niveau de l’eau. Le poids de ce côté élevé prévalant ensuite sur cette force étrangère, éleveroit à son tour la partie qui se seroit enfoncée jusqu’à ce que celle-ci se replongeât dans l’eau de nouveau ; & ce balancement se continueroit tant que le fuseau rouleroit en se dévidant, surtout si l’on suppose que l’impulsion étrangère qui auroit fait d’abord abaisser un des bouts, passât successivement vers l’autre, prenant toujours alternativement & sans interruption une des parties allongées du fuseau.

Or c’est ainsi que la Terre frappée des rayons du Soleil, qui font sur elle l’effet du fil dont le fuseau seroit entraîné en se dévidant, tourne sur elle-même en vingt-quatre heures ; que par la plus grande pesanteur du Pole Arctique, elle s’enfonce davantage du côté de ce Pole dans l’air tranquille où elle se meut, tandis que le Pole opposé s’élève à proportion ; & que par la forme allongée de ses deux Poles elle est maintenue dans cette disposition à l’égard du Soleil & des autres Astres, sans pouvoir changer d’axe dans son mouvement diurne, & dans son cours annuel qu’elle accomplit en 365 de nos jours & environ un quart. C’est par cette même raison que dans cette situation elle parcourt, non la ligne équinoxiale, mais celle du Zodiaque qui coupe en deux la première, & donne lieu deux fois l’année à l’inégalité des jours & des nuits & à la diversité des saisons. C’est enfin pour cette raison qu’elle fait plus de séjour, & tourne six à sept fois de plus sur elle-même dans la partie septentrionale du Zodiaque que dans la méridionale.

Tels sont les deux mouvemens, qu’une impulsion unique communique à la Terre. Frappée des rayons du Soleil, elle tourne sur elle-même dans un air libre en un de nos jours ; & inclinée de ving-trois dégrés vers le Pôle Arctique, elle parcourt en un an tous les points de l’Ecliptique, coupe en deux parties obliques au Printems & à l’Automne la ligne Equinoxiale, & dans ce tour annuel éprouve les quatre saisons en ses diverses parties.

Observez encore que lorsque tout le globe de la terre étoit couvert d’eau, comme je vous ai prouvé que cela a dû être, la ligne Equinoxiale étoit celle, ou à peu près celle par laquelle la Terre décrivoit son cercle autour du Soleil. Alors les jours auroient été égaux aux nuits pendant toute l’année pour ses habitans, s’il y en eût eu ; & ils furent à peu près tels pour les premiers hommes. Alors aussi tous les jours de son circuit annuel autour du Soleil étoient à peu près égaux. Mais comme les eaux de la mer renfermoient en leur sein des montagnes beaucoup plus grandes dans la partie septentrionale que dans la méridionale, dont par conséquent les mers étoient beaucoup plus profondes, à mesure que les eaux ont diminué, l’égalité qui avoit été jusques-là entre les deux parties du globe s’est affoiblie. Alors par la diminution de ses eaux le Pole méridional a perdu le poids, qui s’est conservé dans le septentrional, parce que les mers du Nord renfermoient des montagnes prêtes à paroître, dont le poids subsiste. Ainsi s’est faite dans les Poles de la Terre cette variation relative à la position du Soleil & à l’état du Firmament de l’étendue de vingt-trois dégrés ; variation qui tient le Pole Arctique toujours plus bas d’autant, que le côté opposé qui produit l’inégalité des jours & la vicissitude des saisons, que l’on remarque dans les diverses parties du globe. Aussi peut-on assûrer que si les hommes étoient assez nombreux & assez forts, ou assez persévérans pour vouloir transporter des parties du Nord des pierres & des terres en assez grande quantité dans les mers méridionales, il n’y a point de doute qu’ils ne vinssent à bout de rétablir l’équilibre qui s’est perdu, réformer la situation du globe, & changer la disposition de la nature.

Je ne vous parle point, ajouta Telliamed, des variations sensibles, mais peu réglées, qu’on a remarquées dans tous les tems dans le tour journalier de la Terre sur elle-même, ainsi que dans son circuit annuel autour du Soleil. C’est ce qui a causé les changemens fréquens, que l’on a été obligé de faire de tems en tems aux Calendriers. Ce Phénomène est aisé à concevoir pour quiconque est bien persuadé de la vérité de ce principe qu’on ne peut révoquer en doute, que le Soleil n’est en effet autre chose qu’un globe comme le nôtre, précédemment opaque, & à présent totalement embrasé : d’où il suit que son feu doit nécessairement souffrir des changemens, des altérations & des affoiblissemens ; & qu’infailliblement il cessera un jour, lorsqu’il aura achevé de consumer toute la matière qui sert à l’entretenir. C’est par un effet de ces vicissitudes auxquelles cet Astre est nécessairement sujet, qu’on lit dans vos histoires, comme je l’ai déjà remarqué, que du tems de Jules-Cesar sa chaleur fut si foible & son disque lumineux tellement obscurci, qu’à peine eut-il la force de faire produire à la terre pendant deux ans les choses nécessaires à la subsistance des hommes & des animaux. On conçoit en effet, que dans une mer de feu telle que celle dont le Soleil est embrasé, il peut & il doit même s’élever de tems en tems sur sa surface une crasse épaisse & grossiere, qui après y avoir surnagé pendant quelque tems, & avoir diminué dans tout cet intervalle son activité par les impuretés froides & pesantes dont elle est formée, est replongée ensuite dans cette mer immense par son propre poids. Telle est sans contredit l’origine de ces taches que l’on remarque de tems en tems dans le Soleil, & que l’on y remarquera toujours jusqu’à son extinction totale.

On a encore reconnu depuis peu, continua notre Philosophe, qu’il y a aussi dans le globe de la Lune une inclination des axes, c’est-à-dire, un Ecliptique, qui au lieu qu’il est sur le globe de la Terre de vingt-trois degrés, ne penche que de trois dans la Lune. Cette inclination procède sans doute de la même cause qui a produit le même effet dans le globe de la Terre, je veux dire, de la diminution de ses eaux. On prétend qu’autrefois il penchoit davantage sur la Terre, & que depuis un certain tems il s’est rapproché d’un dégré de l’Equateur. La raison en est aisée à comprendre, si l’on suppose que depuis ce tems-là il s’est amassé plus de terres dans les mers méridionales qu’il n’y en avoit auparavant, l’inclination plus ou moins grande dépendant, comme je l’ai dit, du plus ou moins de pesanteur qui se rencontre dans les deux Poles.

On remarque aussi de la variation dans la longueur du circuit annuel de la Terre autour du soleil, même dans celle de son mouvement diurne. C’est ce qui fait le jour naturel plus court aux Equinoxes, & plus long vers les Solstices ; en sorte que les mois de Décembre & de Juin sont plus longs d’environ vingt minutes que ceux de Mars & de Septembre. Mais cette variation procède toujours de la diminution des eaux de la mer, & de ce qu’elle a découvert des terreins en certains endroits du globe, tandis que dans d’autres elle couvre encore plusieurs de ses parties. En effet comme il y a plus de terres que de mers sous la ligne Equinoxiale, le globe plus fortement frappé des rayons du soleil lorsqu’il lui montre ses parties terrestres que lorsqu’il ne lui présente que les aquatiques, où la force de ces mêmes rayons s’émousse & se perd, tourne alors avec bien plus de vîtesse qu’aux Solstices où il se trouve plus de mers ; & il tourne plus vîte au solstice d’Eté qu’au solstice d’Hiver, parce que les parties terrestres du Pole méridional sont encore aujourd’hui semées de plus de mers. Le changement de conformation arrivé dans le globe de la Terre par la diminution des eaux de la mer, est ainsi la cause de la variation survenue dans le tems qu’elle employoit de plus, selon les supputations qui nous restent des anciens Astronomes, à achever son cours annuel autour du soleil. Cette variation a entraîné, comme je l’ai dit, la nécessité des réformations & des retranchemens faits jusqu’ici aux Calendriers ; & elle sera la cause des suivans, qui pourront dépendre aussi de la variation qui arrivera dans la force du feu du soleil, qui ne peut manquer de s’affoiblir d’un jour à l’autre.

Changements arrivés dans l’état du Ciel.

Permettez-moi, Monsieur, continua notre Philosophe, d’ajouter à ces observations quelques réflexions sur l’état du Ciel. Les histoires des tems les plus éloignés & les plus voisins nous apprennent que certaines étoiles ont disparu, & qu’il s’en est montré de nouvelles ; que de petites se sont augmentées, & que de grandes sont devenues petites. La Constellation des Pléiades, par exemple, étoit d’abord composée de sept étoiles ; depuis on n’y en a plus compté que six[4]. On en a perdu une dans la petite Ourse, & une autre dans Andromède : mais depuis 1664. on en a découvert deux nouvelles dans l’Eridan ; & il s’en trouve aujourd’hui quatre vers le Pole, dont les anciens Astronomes n’ont point parlé. Il y en a d’autres qui tantôt paroissent, & cessent ensuite de se montrer. En 1572. on en découvrit une nouvelle dans la Constellation de Cassiopée, avec une lumière plus éclatante que les autres : elle diminua ensuite, & disparut totalement au bout de deux ans. Il s’en montra une en 1601. dans la poitrine du Cigne ; & vingt-cinq ans après elle disparut. On la revit au même endroit au bout de trois ans ; après quoi elle diminua si considérablement d’un jour à l’autre, que deux ans après on ne la vit plus : mais après cinq autres années, & en 1636. elle se remontra beaucoup plus petite que dans ses premières apparitions. Celle du col de la Baleine, & une autre qui est dans la ceinture d’Andromède, ont paru & disparu de même plusieurs fois.

Outre ces Phénomènes, les histoires de presque toutes les Nations font mention d’un grand nombre de Comètes qui se sont montrées par intervalles, les unes plus grandes, les autres plus petites, en une partie du Ciel ou dans l’opposée, quelquefois pendant long-tems, d’autres fois pendant seulement peu de jours. On en a vû qui occupoient trois signes du Zodiaque, & qui ont resté pendant trois mois entiers à portée de nos yeux. Il ne faut pas avoir vêcu fort long-tems pour en avoir apperçu.

On peut mettre encore au nombre des observations qui se font dans le Ciel, les changemens sensibles que les Lunettes nous ont appris arriver chaque jour dans les globes nombreux qui y roulent. Il y a peu de Planètes & de Constellations auxquelles il n’en soit survenu : on en a remarqué plusieurs dans la Lune & dans Jupiter ; & il ne se passe presque pas de mois que Mars ne soit sujet à ces variations.

En retournant ensuite aux faits qui sont plus à notre portée, nous trouvons dans les anciennes histoires entre plusieurs faits dignes de remarque, qu’il y a eu des tems où les hommes vivoient mille ans & n’engendroient qu’à cent cinquante. Selon les vôtres, les hommes des premiers siècles vivoient ces grands âges. Celles des Egyptiens font aussi mention d’un Prince qui, disent-ils, régna sur eux mille années. Or en méditant sur toutes ces connoissances & les combinant les unes avec les autres, je ne puis douter que si la matière & le mouvement qui lui est propre sont éternels, cette agitation & ce mouvement dans une partie de cette matière sont sujets à des augmentations & à des diminutions ; & que sans qu’il arrive d’altération dans ce tout dont l’univers est composé, il se fait cependant une transformation réelle de l’état & de la disposition où nous l’avons trouvé, en un autre qui ne sera pas moins sujet au changement.

De la nature du globe du Soleil.

Ce qui s’est passé autrefois dans le Soleil, & ce qui s’y passe encore chaque jour m’apprend qu’il est un globe totalement embrasé, de la nature du nôtre qui ne l’est encore que très-peu & en quelques endroits seulement ; que ses mers de feu le consument ; qu’il y a eu des tems où ces mers enflammées se sont trouvées couvertes de la crasse des matières qui leur servent d’aliment ; & qu’on en doit juger ainsi par les taches qui s’y remarquent de tems en tems, & qui se dissipent ensuite ; que le feu agit continuellement sur la matière dont ce globe est composé ; & qu’il arrivera un tems où l’ayant toute consumée, il s’éteindra entièrement, après s’être affaibli insensiblement à proportion de la diminution de l’aliment qu’il y rencontre. L’extinction de la septième étoile qui se voyoit dans la Constellation des Pléïades, celle de tant d’autres aussi connues qui ont disparu, rend cette opinion plus certaine, puisqu’on ne peut pas dire que ces corps ayent été anéantis. L’apparition de certaines autres qui ne s’étoient point montrées auparavant, me confirme encore dans ce sentiment. Car vous ne pensez pas sans doute qu’elles doivent leur origine à une nouvelle création ; ce seroit un prodige dont la nature ne nous fournit aucun exemple. On ne peut donc douter que ce ne soient des corps opaques, qui se soient assez embrasés, pour d’invisibles qu’ils étoient dans leur état d’obscurité, être devenus sensibles à nos yeux par leur embrasement.

De l’apparition des Comètes.

L’apparition des Comètes est une nouvelle preuve de ces vicissitudes. Je sçai ce que la plûpart de vos Philosophes ont pensé à ce sujet, & combien leurs sentimens sont peu uniformes sur cet article. Pour moi, je ne doute point que ces Comètes ne soient des globes opaques, que le Soleil dont ils étoient régis ait mis par son extinction, ou par l’affoiblissement de son feu dont l’activité les retenoit dans son tourbillon, en liberté, pour ainsi dire, d’aller chercher fortune ailleurs. Peut-être aussi pourroit-on croire, que ce sont les restes de ce même Soleil encore entier ou brisé, qui passant assez près de nous pour être apperçus, restent plus ou moins de tems visibles, & nous paroissent avoir des queuës, des barbes ou des chevelures, selon qu’ils s’approchent plus ou moins, & qu’ils réfléchissent vers nous les rayons du Soleil dont ils sont frappés. Je ne doute point, par exemple, que cette Comète dont la suite occupoit trois Signes du Zodiaque, ne fût les débris du corps d’un soleil brisé, dont les différentes pièces se suivoient en leur passage & formoient cette longue traînée. Je juge que ces corps sont ainsi vagabonds, jusqu’à ce que passant assez près d’un autre Soleil pour entrer dans son tourbillon, ils y sont arrêtés par l’activité de son feu qui les oblige de tourner autour de lui.

Or dans cet événement, s’ils entrent dans ce tourbillon en un endroit où soit déjà placé un autre globe opaque de moindre grosseur, ils l’entraînent autour d’eux-mêmes, au lieu qu’auparavant il étoit emporté autour de son Soleil. Au contraire celui qui entre dans le tourbillon particulier d’un globe plus gros que lui, est emporté autour de ce plus gros corps ; & pirouëttant autour de lui, il est entraîné conjointement autour du Soleil qui anime ce tourbillon. Par exemple, si la Terre plus grosse que la Lune est entrée après celle-ci dans le tourbillon de notre Soleil, comme j’ai quelque lieu de le croire, elle y entra jusqu’à la distance du cercle parallele que la Lune décrivoit autour du Soleil. Là elle fut arrêtée & obligée de tourner sur elle-même & autour de l’Astre à cette distance. Cependant la Lune faisant son cours, & passant dans la matière qui tournoit avec la Terre, fut arrêtée elle-même dans ce tourbillon particulier, & obligée de tourner autour de la Terre, au lieu qu’auparavant elle tournoit seule autour du Soleil. Si au contraire la Terre étoit placée dans ce tourbillon avant la Lune, celle-ci y étant entrée à l’endroit que la Terre occupoit, & donnant dans le tourbillon qui lui étoit propre, fut entraînée autour d’elle & avec elle autour de l’Astre. De même si une Comète plus grosse que Mars entroit aujourd’hui dans notre tourbillon à l’endroit du cercle parallele que Mars décrit autour du Soleil, il n’y a point de doute qu’y étant arrêtée par la force des rayons de l’Astre, & obligée d’y tourner sur elle-même, lorsque Mars arriveroit dans la matière du tourbillon particulier de cette Comète, il ne fût forcé de tourner autour de cette nouvelle Planète & conjointement avec elle autour du Soleil. C’est ainsi sans doute que les quatre Satellites de Jupiter ont été engagés dans son tourbillon, & obligés de tourner autour de lui en plus ou moins de tems, suivant leur éloignement plus ou moins grand de cette Planète. On doit penser la même chose de ceux de Saturne. Son anneau est peut-être aussi une suite des débris d’un soleil brisé, qui se seront trouvés engagés dans son tourbillon particulier.

De l’entrée du globe de la terre dans le tourbillon du Soleil.

Revenons à mon opinion de probabilité, que notre globe est entré dans le tourbillon du Soleil lorsque la Lune y étoit déjà placée, & qu’elle le pénétra dans le parallele au cercle que la Lune y décrivoit. Je la fonde sur une ancienne tradition des Arcadiens, que votre Ovide nous a conservée[5]. Vous sçavez que ces peuples se disoient les plus anciens de la terre ; mais ce qu’il y a de singulier, est qu’ils ajoutaient que leurs ancêtres l’avoient habitée avant que le Soleil & la Lune leur eussent apparu & fussent nés pour eux. Vous direz sans doute que cette prétention des Arcadiens doit être regardée comme un effet de leur vanité, ou même comme une simple expression poétique, qui bien appréciée signifie seulement que ce peuple étoit fort ancien. Mais outre qu’Ovide rapporte cette tradition comme constante, outre que Pausanias en parle de même, elle passoit en effet pour telle, puisque les Arcadiens étaient appellés communément Προσέληνοι ou Antelunares, c’est-à-dire, Nation antérieure à la Lune.

D’ailleurs le soin que les Egyptiens, grands Astronomes & grands observateurs du Ciel, avoient pris dans les temples qu’ils consacroient au Soleil, de dédier des Autels à chacune des Planètes, & de les y placer dans l’ordre qu’elles observent autour de cet Astre, avec leurs noms, leur cours & le tems qu’elles emploient à le faire ; ces précautions, dis-je, me porteroient volontiers à croire, qu’elles avoient pour objet d’établir la vérité d’un si grand événement, & d’en perpétuer le souvenir. Mais nous ne pouvons plus en tirer que des conjectures, ayant déjà perdu la connoissance des caractères hiéroglyphiques que l’on voit encore gravés autour de chacun de ces Autels, & sur les murs de ces temples. Cet évenement, & le nouvel arrangement du Ciel à notre égard survenu a cette occasion, y étoient marqués sans doute avec précision.

Du grand âge des premiers hommes.

Cependant si à la tradition des Arcadiens, & à ces précautions des Egyptiens, nous joignons ce que les histoires nous apprennent de ces grands âges que les hommes vivoient il y a sept à huit mille ans ; ces vies de près de dix siècles dont votre Genèse fait mention ; ce regne de mille ans d’un Roi d’Egypte dont la mémoire subsiste encore ; nous trouverons dans l’union de ces faits une preuve très-vraisemblable d’un arrangement de notre globe autour d’un Soleil différent de celui qui nous éclaire.

En effet la vie des hommes n’a jamais été certainement ni plus longue, ni plus courte, comme le peuple veut se l’imaginer. La durée en est dans la nature. Si l’on pouvoit y admettre quelque différence de ces anciens tems à ceux-ci, elle seroit toute entière en faveur des hommes sages & modérés de la génération présente. N’ont-ils pas plus de moyens & de commodité de conserver leur vie & de la prolonger que n’avoient nos ancêtres, lorsqu’ils habitoient dans des cavernes, qu’ils dormoient sur des feuilles d’arbres ou sur la dure, & ne se nourrissoient que des herbes & des fruits, que la terre sans culture produisoit d’elle-même ? D’un autre côté ces nombreuses années auxquelles on a cherché à trouver une mesure qui approchât de la vraisemblance, n’étoient certainement point des années lunaires, puisque par-là on ne peut lever la difficulté. Ce n’étoient pas non plus des années d’une seule Lune, comme quelques-uns de vos Auteurs l’ont imaginé : encore moins étoient-ce des années de trois mois, comme d’autres l’ont soutenu. L’un de ces termes est trop court, l’autre encore trop long. On n’est pas encore ordinairement capable d’engendrer à cent vingt ou à cent quarante mois ; & la génération seroit trop tardive, si elle n’arrivoit qu’au bout de quatre cens cinquante mois. Il n’y auroit aussi rien d’extraordinaire dans une vie de mille Lunes : d’ailleurs une d’environ trois mille mois ne conviendrait point avec les regles de la nature, qui ne changent point, ou ne varient que de peu. De-là je tire cette conséquence, que les années d’alors étoient mesurées, comme elles le sont encore aujourd’hui, par la durée du circuit de la Terre autour du Soleil ; mais je pense que cette durée étoit moyenne entre le tems d’une Lune & celui de trois de nos mois, en sorte que dans ce terme la Terre achevoit son cours annuel. Le soleil qui la régissoit alors, étoit sans doute plus petit que le nôtre ; ou plus vraisemblablement l’activité de son feu étoit si foible, que notre Terre pouvoit achever son cercle autour de lui dans un espace de soixante jours ou un peu moins.

Ce feu mourant fut aussi la cause de ces pluies continuelles qui occasionnerent ce Déluge, dont les eaux couvrirent, je ne dis pas peut-être toute la terre, mais une grande partie de ses terreins. Noé placé dans les plaines de la Mésopotamie, & vraisemblablement sur le bord d’une rivière, se sauva de ce Déluge avec sa famille dans un bâtiment couvert, où il avoit mis ses troupeaux & des provisions ; & sa maison flottante ayant été jettée sur les côtes de l’Arménie, il s’imagina que lui seul étoit échappé de ce naufrage, que tous les habitans de la terre y avoient péri, & qu’elle avoit été totalement submergée. Ce Déluge se fit sentir de même en Grèce & en Egypte, comme l’Histoire de ces Peuples en fait mention ; mais les montagnes de la Thessalie, de l’Arcadie, & celle du Mokatan qui borde le Nil, donnèrent azile aux habitans de ces pays. Les Arcadiens nous ont conservé la mémoire du changement qui se fit alors dans le Ciel à l’égard de la Terre, & de l’apparition d’un nouveau Soleil & d’une nouvelle Lune. Les Egyptiens avoient voulu peut-être nous transmettre le même fait. Votre histoire nous apprend aussi qu’après le Déluge la vie des hommes fut réduite à cent vingt ans. Delà nous devons conclure, que la Terre ayant alors changé de mobile & de soleil, cent vingt de ses circuits autour de cet Astre étoient la mesure de neuf-cens cinquante ou environ de ceux qu’elle décrivoït autour du précédent. En un mot près de mille ans que vêcurent plusieurs de vos Patriarches, est un terme infiniment au-dessus de la vie des hommes, si vous comptez ces années par le nombre des cercles que le globe de la Terre décrit aujourd’hui autour du Soleil. D’un autre côté compter ces années par des Lunes est, comme je l’ai dit, une mesure trop courte à cent vingt de ces tours, auxquels Moyse assûre que la vie fut bornée après le Déluge. Il faut donc opter. Ou bien les années se comptoient par Lunes avant le Déluge, & eurent une mesure plus longue après ce grand événement ; ce que Moyse eût dû nous apprendre, & ce qu’il n’a point fait : ou il faut convenir, que comme ce ne fut pas sur la durée d’une Lune que l’année se compta depuis le Déluge, elle dut de même avoir une autre mesure auparavant. Or il est évident que cette mesure ne put être autre avant le Déluge comme après, que celle du circuit annuel de la Terre autour du soleil suivant laquelle les hommes ne mouroient qu’à l’âge de plus de 900 ans, sans vivre cependant plus long-tems qu’à présent. D’où l’on doit conclure, qu’avant le Déluge le cercle de la Terre autour du soleil étoit beaucoup plus petit que celui qu’elle y décrit aujourd’hui ; que par conséquent elle changea de mobile en cette occasion. Or il est évident que cela ne put arriver que par cette transmigration d’un tourbillon à un autre, dont Pausanias & Ovide nous ont conservé la mémoire.

Si les Histoires des Chinois contiennent véritablement, comme on nous l’assûre, des événemens suivis depuis quarante mille ans, je ne doute point qu’on n’y trouve des témoignages de celui-ci trop mémorable pour avoir été omis. Mais ces quarante mille ans ne seront pas tous de la même longueur, comme vous devez le penser sur ce que je viens de vous dire, que cent vingt de nos ans en font près de mille de ceux qui ont précédé notre changement de mobile. Ces Annales de quarante mille ans n’en feroient donc peut-être pas dix mille de ce tems-ci ; mais elles suffiroient pour confirmer la vérité de ce grand événement.

Il est d’autant plus croyable, que par la nature de notre Soleil qui se consume insensiblement ; par l’apparition de quelques nouvelles étoiles, & l’extinction de plusieurs anciennes ; par le nombre des Comètes qui ont passé à la vûe de nos ancêtres, ou qui se sont montrées à nos yeux par l’état présent de notre Terre, qui nous convainc que ce globe s’est trouvé dans une position très-différente ; il ne nous est plus permis de douter que ce tout que nous voyons, ce bel ordre que nous admirons, ne soit sujet à des changemens, & que ce que nous sçavons être arrivé, ou ce que nous voyons arriver encore, ne continue de se répéter : Que les soleils ne s’éteignent après une certaine durée ; & que des corps opaques ne s’enflamment, comme il est de notre connoissance que cela est déjà arrivé : Que les globes opaques renfermés dans les tourbillons des soleils qui s’éteignent après une certaine durée ne deviennent errans alors dans l’étendue du vaste empyrée, jusqu’à ce qu’ils soient portés dans un autre tourbillon, où ils sont arrêtés par l’activité du feu de l’Astre, comme ils l’étoient auparavant dans le leur, & comme l’ont été tous ceux que nous appellons Comètes : Que ce qui est arrivé à ceux-là, ne soit peut-être déjà arrivé de même aux Planètes de notre tourbillon, comme aux soleils dont elles étoient auparavant régies, & ne puisse encore arriver dans la suite, tant à notre soleil qu’aux mêmes Planètes qu’il gouverne : Qu’enfin dans ces révolutions, nos Planètes entrant au hazard dans d’autres tourbillons, ne se trouvent dans des dispositions différentes par rapport à l’Astre principal de celle où elles sont aujourd’hui par rapport à notre soleil ; soit qu’elles entraînent avec elles des globes plus petits, soit qu’elles soient emportées elles-mêmes dans le tourbillon particulier d’un globe plus gros, ou enfin qu’elles soient placées dans un moindre ou un plus grand éloignement d’un nouveau soleil.

Or dans ces différences, les eaux dont elles sont couvertes aujourd’hui augmenteront ou diminueront, selon leur plus ou leur moins de proximité de l’Astre. C’est ainsi que nous voyons diminuer celles de notre globe, qui certainement l’ont totalement couvert, comme je l’ai établi, & qui peut-être y avoient été amassées dans une position à l’égard d’un soleil précédent différente de celle où il se trouve. Il ne se perd rien de la matiére[6] ; & ces eaux qui manquent à ce volume que nous sçavons avoir surmonté les plus hautes de nos montagnes, n’ont point été anéanties : elles subsistent, en quelque lieu qu’elles ayent été portées. La diminution des eaux de nos mers procède d’une véritable évaporation, qui les éleve vers d’autres globes.

Du renouvellement des globes.

Oui : ce que les rayons du soleil enlevent de matières aux globes les plus voisins de lui, la poussière, les particules d’eau dont ils se chargent en les faisant mouvoir, & en passant avec rapidité vers les plus éloignés ; ce que ces mêmes rayons contiennent de la propre substance du soleil qu’ils dévorent, d’où ils partent & sont dardés ; tout cela, dis-je, est porté à travers le fluide de l’air à l’extrémité du tourbillon, où l’activité de ces rayons à la fin amortie & languissante, n’a pas plus de force qu’en ont pour notre Terre pendant la nuit ces mêmes rayons du soleil réfléchis de la Lune.

C’est là qu’au milieu d’un air presque sans mouvement, ils se dépouillent des matières dont ils sont chargés. C’est aussi à cette extrémité du tourbillon, où le cadavre d’un soleil éteint qui y aura été poussé par sa légèreté, reçoit les dépôts de ces matières, & recouvre à leur faveur ce qu’il avoit perdu d’humidité & de pesanteur pendant qu’il étoit enflammé. C’est là que s’enrichissant de la dépouille des autres, ces globes sont recouverts d’eaux, & regagnent avec elles des limons qui rétablissent en eux le poids & la substance qu’ils avoient perdus. C’est dans le sein de ces eaux que les cendres qui sont restées de leur incendie, les sables, les métaux, les pierres calcinées, sont roulés & agités par les courans des nouvelles mers qui s’y amassent ; & que de tout cela il se forme sur la croûte de l’éponge de nouveaux lits, les uns de sables fins, les autres de grossiers, quelques-uns de terres argiles, de limons & de bouës de diverses qualités & de couleurs différentes. Et ce sont ces lits qui composeront un jour les carrières de pierres de divers genres, de marbres, d’ardoise, & de toutes les espèces de minéraux, & avec elles les collines & les montagnes de ces globes, lorsque par la succession des tems & les vicissitudes qui arriveront dans les tourbillons, les eaux dans lesquelles ce tout se sera formé & arrangé, viendront à cesser de croître, ensuite à diminuer. Car c’est encore de leur diminution que sortiront les montagnes de ces nouvelles Terres, ainsi que les nôtres en ont été tirées.

Il peut cependant arriver dans la dissolution d’un tourbillon, qu’un globe déjà habité soit placé dans un tel éloignement de l’Astre du tourbillon où il sera arrêté, que ce globe dont les eaux auroient diminué en partie dans sa position précédente, acquît de nouvelles eaux au lieu de perdre les siennes ; que ces eaux augmentassent de sorte, qu’il en fût totalement recouvert, & que tous ses habitans périssent ; qu’ainsi sans avoir passé par l’état du feu, ce globe fût accru par de nouveaux limons. Si l’on pouvoit creuser jusqu’au centre du nôtre, & y parcourir les divers arrangemens de matières dont il est composé, on seroit en état de juger sur ces recherches, s’il s’est trouvé dans plusieurs submersions successives & totales après avoir été habité, sans avoir été la proie des flammes. En ce cas on rencontreroit dans le globe les vestiges de plusieurs Mondes arrangés les uns sur les autres, des Villes entières, des monumens durables, & tout ce que nous remarquons aujourd’hui sur la surface de notre Terre ; des os d’hommes & d’animaux, les uns pétrifiés, les autres non ; des pierres & des marbres, dans lesquels on trouveroit tout ce que l’on trouve dans les nôtres. Car on doit penser, que si dans l’état présent notre globe venoit à être totalement couvert des eaux de la mer avant de s’enflammer, tout ce que nous voyons resteroit enseveli sous l’épaisseur des limons, des sables & de la vase des mers dont il seroit inondé ; que ces eaux venant ensuite à diminuer, il en renaîtroit un nouveau monde placé sur celui-ci, & qu’il seroit ignoré de ses habitans, comme nous ignorons celui qui peut-être a précédé le nôtre, & qui est trop profondément enseveli dans les entrailles de la terre pour que nous puissions arriver jusqu’à ses vestiges.

Origine des Volcans.

Pour vous faire mieux comprendre les diverses manières dont ces changemens peuvent arriver dans les globes, permettez-moi, Monsieur, de vous faire souvenir que dans nos entretiens précédens j’ai distingué deux sortes de montagnes : les unes que j’ai appellées primordiales, & qui ont été fabriquées dans le sein des flots lorsqu’ils couvroient encore toute la surface de la Terre ; les autres qui ne sont, pour ainsi dire, que les filles de celles-là, & qui depuis la découverte des premiers terreins se sont formées des débris des premières. Je vous ai fait observer aussi, que la mer n’étant devenue capable de produire des herbes, des plantes & des poissons, que lorsque ses fonds furent assez voisins de sa superficie pour que les rayons du soleil les rendissent propres à la fécondité, ces grandes montagnes, ces montagnes primordiales ne renfermoient dans leur sein aucune matière étrangère ; qu’elles n’étoient composées que de sable, plus gros ou plus fin, sans aucun mêlange de tous ces corps étérogènes qui se rencontrent dans les autres.

Ce fut donc après la découverte de ces premiers terreins, & lorsqu’ils furent revêtus d’herbes & de plantes, lorsque la mer se vit peuplée de poissons & de coquillages, que se formèrent ces montagnes postérieures des débris des premières, & des matières différentes dont les courans de la mer se trouvèrent chargés. Aussi est-ce dans celles-ci que se rencontrent, comme je vous l’ai dit, tant de corps étrangers, des herbes, des plantes & des arbres, des poissons & des coquillages. C’est là que se trouvent les métaux & les minéraux, les pierres précieuses, tout ce qui fait l’ornement du globe, les commodités de la vie, le soutien du luxe, l’objet de l’ambition & de la cupidité. Or c’est par la composition de ces dernières montagnes, que dans la durée de leur existence & dans l’état de leur fertilité, les globes opaques contractent ce qui doit un jour la leur faire perdre.

D’où pensez-vous en effet que les Volcans tirent leur origine, si ce n’est des huiles & des graisses de tous ces différens corps insérés dans la substance de ces montagnes ? Tous ces animaux qui vivent & qui meurent dans le sein des flots, (& il y en a de prodigieux, tels que les Baleines dont on tire une si grande quantité d’huile) tant d’arbres morts, de plantes & d’herbes pourries font partie de ces masses que la mer a élevées. C’est de ces corps huileux & combustibles que les montagnes du Vésuve, de l’Etna, & tant d’autres qui, comme elles, vomissent des torrens de feu, sont farcies dans leurs entrailles. Ce charbon de terre qu’on trouve en Angleterre & en tant d’autres pays, est-il autre chose qu’un amas fait par la mer aux endroits d’où on le tire, d’herbes pourries & de la graisse des poissons ? N’est-ce pas ce qui le rend combustible, ainsi que de mauvaise odeur ? C’est à ces Volcans, manifestes ou non, que nous devons tous nos minéraux & nos métaux, l’or, l’argent, le cuivre, le plomb, l’étain, le fer, le souffre, l’alun, le vitriol, le vif-argent, que leur feu a d’abord attachés aux cheminées que leurs flammes s’étoient pratiquées, comme la suie du bois & du charbon que nous brûlons, s’attache aux nôtres. C’est à leur imitation que l’art de la Chymie s’est formé & perfectionné, & que travaillant à découvrir le secret de transformer les métaux & de commuer les essences, nous avons trouvé celui de nous appauvrir en cherchant à devenir riches. Juste punition des égaremens de notre esprit !

Mais laissant à part cette vaine & dangéreuse science, à laquelle nous devons d’ailleurs la découverte de mille secrets curieux & utiles, nous devons être persuadés que ce sont ces Volcans, qui opérent insensiblement l’extinction de l’esprit de vie dans les globes, & enfin leur embrasement total. Car quoiqu’ils ne soient pas également combustibles dans toutes leurs parties, cependant les endroits qui le sont véritablement embrasent à la fin ceux qui le sont moins, tels que la pierre & le marbre. Tel est l’ordre établi par l’Auteur de la nature pour perpétuer à jamais ses ouvrages. La graisse & l’huile de tous les animaux, de tous les poissons & de tous les corps qui peuvent servir à l’inflammation des globes opaques, s’amassent en certains endroits, où par la succession des tems toutes ces matières s’embrasent. De-là naissent les Volcans, qui se communiquant enfin les uns aux autres, enflamment tout le globe, privent de la génération tout ce qu’il contient d’animé, & en font un véritable Soleil. Ce nouvel Astre, par sa chaleur, communique à son tour à d’autres globes opaques le pouvoir de la génération qu’il a perdu lui-même ; jusqu’à ce que par ton activité ayant consumé tout ce qui dans sa substance est propre à entretenir ce feu prodigieux, il s’affoiblisse dans sa durée, s’éteigne enfin, & retourne dans son premier état d’opacité. Ces Volcans sont l’effet de cette Sagesse & puissance suprême, qui pour perpétuer à jamais l’univers dans le même état qu’elle lui a donné peut-être de toute éternité, s’est servie des mêmes choses qui semblent devoir le détruire. C’est par cette disposition admirable, & qui mérite d’autant plus d’être à jamais admirée des créatures, que c’est l’objet pour lequel cette Sagesse infinie les a formées & douées de raison ; c’est par cette disposition, dis-je, qu’elle a voulu que tous les globes opaques eussent des mers, comme il y en a dans le nôtre, & comme nous en découvrons dans la Lune ; que ces mots fussent les réservoirs de toutes les semences capables de vie, animales ou végétatives ; qu’elles pussent y éclorre successivement, & après des tems infinis être la cause de la destruction de ces globes, pour servir ensuite de nouveau à leur retour à la vie, sans que cette Providence bienfaisante soit obligée d’y employer une autre fois ses mains toute-puissantes.

Pour entendre, Monsieur, continua notre Philosophe, ce passage successif de la mort à la vie & de la vie à la mort, que j’entreprends d’établir dans les globes peut-être infinis que renferme ce vaste univers, imaginez-vous qu’à mesure qu’un soleil s’éteint, il doit naturellement, à cause de la légéreté qu’il a contractée dans le feu qui l’a pénétré & dévoré, être porté à l’extrémité, ou de son propre tourbillon, ou bien d’un autre. Si c’est à l’extrémité du sien propre, notre Soleil, par exemple, venant à s’éteindre, seroit porté au derrière de la Planète la plus éloignée du centre qu’il occupe. Ce centre seroit alors rempli par Mercure, comme étant la Planète la plus voisine, & la plus disposée par conséquent à s’enflammer assez pour succéder au Soleil. En même tems les autres Planètes seroient rapprochées de ce centre du tourbillon ; & elles s’en rapprocheroient encore davantage, lorsque le feu de Mercure s’éteignant, & ses débris étant emportés au derrière du cadavre du soleil, Venus occuperait sa place. Cette succession se continuant ainsi, jusqu’à ce que Saturne, la plus élevée des Planètes de notre tourbillon, en fût devenu l’Astre & le mobile, après que la Terre, la Lune, Mars & Jupiter l’auroient été tour à tour, il arriveroit que la plus éloignée des Planètes y gagneroit certainement, au lieu d’y perdre ; c’est-à-dire, qu’elle acquéreroit les eaux & les matières qui seroient enlevées aux autres, jusqu’à ce que se rapprochant elle-même du centre du tourbillon, elle cesseroit enfin d’acquérir pour commencer ensuite à perdre. Aussi devons-nous croire que les eaux de Saturne augmentent encore, peut-être même celles de Jupiter & de ses Satellites. Mais si la succession de la Terre au centre du tourbillon avoit lieu, les eaux de Jupiter diminueroient certainement, si elles ne diminuent déjà. On doit penser la même chose de Saturne, au derrière duquel seroient placés les corps du Soleil, de Mercure & de Venus, qui y recevroient ce que Mars, Jupiter & Saturne auroient commencé à perdre.

Que si à l’extinction du mobile d’un tourbillon, ses Planètes sont emportées avec lui sans aucune détermination certaine vers d’autres tourbillons, ce qui est plus vraisemblable, & ce que l’apparition des Comètes semble persuader, les eaux de ces Planètes croîtront ou diminueront, selon leur arrangement autour du nouvel Astre qui les arrêtera. C’est dans un pareil évenement que notre Terre pourroit être totalement recouverte d’eaux, au lieu de continuer à les perdre, selon qu’elle seroit placée dans un moindre ou dans un plus grand éloignement du mobile. Le hasard ne préside nullement à ces arrangemens ; plus une Planète est pesante, plus elle est en état par son poids de s’approcher du mobile du tourbillon. Au contraire plus elle est légère, plus elle a de volume dans sa légèreté, comme les corps des soleils éteints, plus aussi les rayons de l’Astre qui occupent le centre du tourbillon, la repoussent au loin, ne l’admettant que vers l’extrémité, & au lieu où leur activité a presque perdu toute sa force.

Incertitude sur le sort futur de la terre.

C’est ainsi que le fort futur de notre terre est incertain. Avant que notre soleil s’éteigne, elle peut être elle-même totalement embrasée, & former un tourbillon particulier & séparé, enlever au soleil quelqu’une de ses Planètes, en dérober même à quelques autres tourbillons voisins. Si au contraire le soleil vient à manquer avant qu’elle soit totalement embrasée, elle peut continuer à perdre ses eaux, par l’arrangement qu’elle acquerera dans un autre tourbillon, si elle est assez voisine de l’Astre pour que cette diminution continue : ou si elle est placée dans un trop grand éloignement, elle verra augmenter les eaux jusqu’à en être recouverte totalement ou en partie, selon la durée de sa situation présente. Mais quelle que soit sa destinée & celle de ses habitans, il y a lieu de croire que dans la multitude innombrable des globes que renferme ce vaste univers, les uns enflammés & les autres opaques, dont nous n’appercevons que la moindre partie, il y en aura toujours qui seront dans une augmentation d’eaux & de matières, tandis que la diminution continuera dans les autres. Il y en aura toujours qui s’enflammeront totalement, & qui serviront de mobile à ceux qui ne seront point enflammés ; d’autres s’éteindront, & passeront dans les dispositions propres à l’état où ils étoient avant leur embrasement.

Un Auteur Arabe rapporte entre les diverses opinions des Philosophes de sa nation sur l’antiquité de ce monde, sa durée & sa fin, qu’il y en avoit un qui assuroit que la terre avoit été formée cinquante mille ans avant d’être habitée, qu’elle l’étoit depuis cinquante mille, & qu’elle le seroit encore autant. Mais comment autrement que par les conséquences que je propose, pouvoir conjecturer combien de tems elle est restée déserte, depuis combien d’années elle est peuplée, & pendant combien de tems elle peut encore avoir des habitans ? C’est en la nature, & dans les foibles notions qui nous restent de quelques événemens singuliers arrivés dans le Ciel & sur la terre, que nous devons chercher l’histoire d’un passé fort éloigné, & la connoissance d’un avenir qui doit avoir peut-être encore plus d’étendue. Nous ne pouvons espérer d’apprendre autrement l’état de deux extrémités aussi distantes de nous que celles-là. C’est l’étude à laquelle, à l’exemple de mon pere & de mon aieul, je me suis appliqué depuis ma plus grande jeunesse. Mes sentimens sur les choses futures sont plus flateurs pour les hommes, que tout ce qu’on leur en a dit jusqu’à présent, puisque sans détruire l’opinion dont ils sont prévenus que le Monde périra par le feu, je leur laisse l’espérance d’une postérité qui peut-être sera plus durable.

J’ai fait plus : car je leur ai même appris ce que deviendra le globe qu’ils habitent, lorsqu’après plusieurs vicissitudes il aura enfin été consumé par le feu ; & j’ai établi que semblable au Phénix il renaîtra de ses propres cendres. En effet, quoique ceci ne paroisse pas d’abord aussi probable que les autres changemens qui arriveront auparavant à la Terre, cette conséquence ne se déduit pas moins de la diminution de la mer & de la composition de nos montagnes. Car si véritablement elles ont été formées dans le sein de ses eaux, la terre a donc été totalement couverte des eaux de la mer : or cela ne peut être arrivé que dans une position & un arrangement du globe différent de celui dans lequel il se trouve à présent, & dans un éloignement si grand du soleil, que ses eaux avoient augmenté au lieu de s’être dissipées. Il est donc manifeste que les globes changent d’état & de disposition : que dans un certain arrangement ils sont recouverts d’eaux, & que dans une autre position ces eaux diminuent ; ce qui entraîne la nécessité de toutes les vicissitudes que j’ai attribuées aux globes, jusqu’à celle dans laquelle ayant été consumés par le feu & servi de mobile à d’autres, ils sont portés dans des lieux où ils recouvrent leur pesanteur & leur humidité.

Ces passages d’un état à l’autre, du lumineux à l’obscur & de celui-ci au lumineux, sont prouvés invinciblement, comme je l’ai dit, par les étoiles qui ont disparu, & celles qui se sont montrées de nouveau. Car encore une fois on ne peut pas dire que la naissance des étoiles qu’on a découvertes récemment, soit l’effet d’une nouvelle création, ni que celles qui ont disparu ayent été anéanties ; donc il n’est pas douteux que les étoiles qui ont paru de nouveau, & celles que nos yeux ont cessé de voir, ne soient, les unes des corps précédemment opaques qui se sont enflammés, les autres des corps embrasés dont le feu s’est éteint. Vous ne doutez point non plus, que les restes de ces derniers corps n’existent dans la nature ; & lorsque l’expérience vous aura convaincu de la diminution de la mer, il faudra que vous conveniez avec moi, que les eaux qui lui sont enlevées subsistent ailleurs ; qu’en changeant de lieu, elles transportent avec elles toute la matière dont elles sont chargées ; & que ce tout dont les rayons du Soleil sont revêtus, est porté au plus loin de l’Astre, & y est déposé & reçu par les corps qui y existent. C’est là peut-être que notre terre avoit acquis précédemment les eaux immenses dont les plus hautes de nos montagnes furent couvertes ; & c’est dans une position semblable que dans les siècles à venir, après avoir passé par le feu, son cadavre sec & aride peut encore recouvrer la matière & les eaux qu’il aura perdues, & passer de cette disposition à une autre, où ses eaux de nouveau diminuées laisseront paroître des terreins qui deviendront habitables, ensuite habités, comme nous voyons qu’il est arrivé. Ce sont des vicissitudes nécessaires, & qu’on doit nécessairement admettre après les principes que j’ai établis. Elles se suivront sans interruption, en quelques endroits & de quelque manière qu’elles se passent, dans un même tourbillon ou dans plusieurs ; les corps opaques deviendront lumineux, comme je l’ai dit, & de lumineux, ils redeviendront opaques. Leurs matières & leurs eaux seront augmentées, lorsqu’ils se trouveront au plus loin de l’Astre du tourbillon où ils seront placés : elles augmenteront au contraire dans une disposition qui les en rendra plus voisins. Ils deviendront d’abord habitables, ensuite habités, jusqu’à ce qu’ils cessent de l’être, & s’embrasent totalement. Les globes opaques ou lumineux que renferme ce vaste univers, essuieront ces alternatives cent & cent fois : ils passeront successivement d’un de ces états à l’autre, en changeant de disposition & de tourbillon. Pour être cachées à nos yeux, ces vicissitudes n’en sont pas moins certaines, ni peut-être moins fréquentes dans cette immensité de globes, à laquelle notre imagination même ne peut atteindre. Il faut reconnoître, dit votre Poëte Lucrece, que la terre & la mer, le Soleil & la Lune, tout ce qui existe en un mot n’est point unique, mais plutôt que leur nombre est innombrable, & qu’il y a d’autres globes terrestres que le nôtre, qui sont habités par autant d’autres générations d’hommes & d’animaux. C’est ce que ce Philosophe a compris, sans être arrivé à la juste connoissance de la manière dont ces globes se perpétuent les uns par les autres.

En vérité, Monsieur, m’écriai-je en cet endroit, vous avez eu raison de dire, que vous m’exposeriez des choses si singulieres que j’en serois surpris. Je vous avoue même que malgré le peu de fondement que je trouve dans votre systême, je suis charmé de vous entendre parler avec autant d’assûrance de ce que vous croyez se passer dans la vaste étendue de l’univers, que si depuis des siècles, infinis volant d’un tourbillon à l’autre, vous eussiez été témoin oculaire de ce que vous en rapportez. Achevez, Monsieur, de me dévoiler vos mystères. Instruisez-moi de ce que vous pensez sur l’état des Etoiles fixes, qui gardent toujours le même ordre, & qui, ce me semble, devroient nager au hazard dans l’étendue de ce grand tout, ou de ce liquide de l’air, comme vous l’appeliez, si une main ou une vertu suprême ne les tenoit arrêtées à la place où nous les voyons. J’espere que vous voudrez bien m’informer aussi de votre opinion sur l’origine de l’homme & des animaux, qui me paroît impossible sans le secours de cette même main, & qui dans votre systême doit sans doute être attribuée au hazard ; ce que ma religion & ma raison ne me permettent pas de croire. Je suis persuadé d’avance que ce que vous m’apprendrez sur ces deux articles, ne sera ni moins curieux ni moins singulier que tout ce que j’ai entendu de vous jusqu’ici.

Je vous avoue, répartit notre Philosophe, que je suis aussi persuadé de la vérité des vicissitudes dont je viens de vous entretenir, que si parcourant depuis long-tems l’état du Ciel & les globes qu’il renferme, j’eusse vû de mes propres yeux ces révolutions diverses. Mais je dois ajouter pour ma justification, que si j’ai embrassé une opinion si extraordinaire, ce n’est qu’après plus de trente ans de méditations & de recherches, de doutes & d’objections que je me suis faites, ou qui m’ont été proposées par d’autres ; après l’étude la plus exacte des sentimens des Philosophes & des sectes différentes sur cette matière ; en un mot parce que je n’ai rien trouvé de plus conforme aux événemens du Ciel & de la Terre parvenus jusqu’à nous ; aux preuves invincibles que nous avons de la diminution de la mer, à la conformation de notre globe, aux histoires & aux traditions qui nous restent, enfin à la raison : en sorte que mon assurance dans ce que je viens de vous rapporter, méritera peut-être de vous par cet endroit l’indulgence de n’être point traitée de témérité.

De l’état des Etoiles fixes.

Quant aux questions que vous me proposez, il est aisé, à ce que je pense, de comprendre comment les étoiles sont arrêtées dans une étendue telle que celle que le Ciel offre à nos yeux & à notre imagination. C’est ce que j’appelle le fluide de l’air, & ce qu’on pourroit nommer encore plus proprement le vuide par lequel il flue, ou la scène tranquille du passage & du mouvement de tout ce qui existe.

J’ai eu l’honneur de vous dire que les globes enflammés ne l’ont point été de tout tems, mais que de l’état opaque ils ont passé à l’état lumineux. Je dois ajouter, qu’en cet état ils ont acquis un mouvement propre qui les a fait tourner sur eux-mêmes, & qui les a arrêtés & fixés à l’endroit de ce vuide ou de ces espaces qu’ils occupent. C’est ainsi à peu près qu’une boule ou roue de feu artificiel placée sur une grande nappe d’eau tranquille, & allumée dans cet endroit, ne changeroit point de place tant que son feu dureroit & la feroit tourner sur elle-même. C’est en cette sorte que les étoiles arrêtées à l’endroit du vuide où elles sont embrasées, y tournent, & y tourneront toujours jusqu’à l’extinction du feu qui les pénetre, sans s’éloigner de leur position, & sans y être retenues par cette main invisible & suprême dont vous parlez. C’est à la faveur de ce mouvement qui leur est propre, qu’elles seront toujours visibles dans cette mer du néant où elles nagent, & où elles communiquent le mouvement aux espaces & aux corps qui sont voisins d’elles, par les courans de matière subtile que leurs rayons y forment, comme il y en a dans l’air dont nous sommes environnés.

Mais dans l’arrangement de tous ces corps embrasés qui sont aujourd’hui à nos yeux un état certain de ce tout, il arrivera un changement universel au bout d’un certain tems. Toutes ces étoiles jusqu’à la dernière s’éteindront peut-être les unes après les autres, comme il s’en est déjà éteint plusieurs, ainsi que nous en avons été témoins. Il en naîtra successivement de nouvelles par le secours des globes opaques qui s’embraseront ; & celles-ci ne se montreront pas toujours dans le même endroit d’où les autres auront disparu. Ainsi l’état du Ciel qui nous semble certain, changera totalement & dans un tems que nous ne pouvons définir, il ne sera plus le même qu’il est aujourd’hui. Il se renouvellera de sorte, qu’on n’y découvrira pas peut-être une seule des étoiles que nous y appercevons, comme il n’y en avoit peut-être aucune de celles que nous y voyons, il y a deux millions d’années.

Que si en passant dans notre voisinage, les Comètes nous paroissent tenir de même une route certaine & conforme au cours de nos Planètes, c’est qu’approchant assez de notre tourbillon, elles participent au mouvement que le Soleil communique aux globes dont il est environné. Elles sont aussi aidées sans doute de l’influence des rayons de quelques autres soleils voisins, qui par la matière subtile qui en émane, forment dans les espaces dont ils sont séparés du nôtre des espèces de courans par lesquels ces Comètes font leur route entre les tourbillons en un sens plutôt qu’en un autre. Après tout, il peut y avoir d’autres raisons naturelles de l’arrangement des globes enflammés, dont on ne peut fixer le nombre. Ce n’est point l’une honte à notre entendement foible & borné, de ne pouvoir atteindre à la juste connoissance de choses aussi prodigieusement éloignées de nos yeux que celles-là, & dont pour juger sainement il faudroit peut-être des observations Astronomiques d’une infinité d’années.

Réfutation du sentiment d’Huygens sur la Pluralité des Mondes.

Huygens, continua notre Indien, a composé parmi vous un Traité sur la Pluralité des Mondes, dans lequel sur il prétend prouver, non-seulement qu’il y a des hommes & des animaux dans nos Planètes & dans leurs Satellites ; mais même que ces hommes ont les mêmes lumières que nous dans l’Astronomie, la Géométrie, dans tous les Arts qui nous sont connus & dans toutes les sciences que nous avons acquises. L’Auteur est entré à ce sujet dans un détail, où il a beaucoup plus réussi à faire parade de ses connoissances, qu’à convaincre le Lecteur que dans les autres globes habitables il se rencontre des hommes de notre espèce, & que dans ces hommes on retrouve également toutes les sciences auxquelles nous sommes parvenus. Ce n’est pas qu’il ne puisse y en avoir où tout cela se trouve, même à un plus haut dégré de perfection peut-être que dans le nôtre ; mais en supposant même tous ces globes habités, il est très-vraisemblable qu’il y en a plusieurs, où la plupart des connoissances acquises par les hommes de notre globe sont absolument ignorées.

En effet d’où avons-nous appris que la Lune étoit un globe tel que le nôtre ; qu’il s’y trouvoit de même des terres & des mers, des montagnes & des vallées ; qu’il avoit comme nous un jour & une nuit réglés, de quatorze à quinze des nôtres ; que par conséquent ce globe peut être habité, peuplé de poissons dans ses mers, d’animaux sur ses terres, peut-être même d’une espèce de créatures raisonnables, ou approchante de la nôtre ou diverse ? D’où encore une fois avons-nous tiré toutes ces conséquences ? N’est-ce pas des découvertes que nous avons faites dans cette Planète ?

Si donc comme la Terre a un Satellite dans la Lune, comme Jupiter en a quatre, comme Saturne en a cinq, & peut-être un bien plus grand nombre dans l’anneau dont il est environné, tous les globes opaques avoient de même des Satellites, ou si ces globes étoient du moins assez voisins pour qu’on pût distinguer de l’un à l’autre ce qui s’y passe, l’opinion d’Huygens seroit beaucoup plus soutenable. Mais les habitans de Mercure, s’il y en a qui puissent vivre dans une si grande proximité du brûlant Soleil autour duquel il tourne, sont-ils assez voisins de nous ou de Venus pour connoître la conformation de nos globes, & juger si elle est pareille à celle de la petite boule qu’ils habitent ? Les habitans même de Venus & ceux de Mars, à qui notre Terre & son Satellite ne doivent pas paroître plus gros que ne nous paroissent à nous-mêmes les deux Planètes qu’ils occupent, sont-ils à portée de faire cette comparaison de notre globe au leur, de leur globe avec celui de la Lune ? ou bien sont-ils assez voisins de la Planète de Jupiter, pour pouvoir y appercevoir ce que nous découvrons dans notre Satellite ? C’est cependant de la connoissance que nous avons acquise de la conformation du globe de la Lune, qu’est dérivée cette conséquence naturelle, que toutes les Planètes, tous les Satellites que nous remarquons dans le tourbillon du Soleil où nous sommes placés, sont vraisemblablement composés de la même matière, parconséquent habitables & peut-être habités. De-là il faut conclure, que si les habitans supposés des autres Planètes ne peuvent avoir le même secours, il est très-probable qu’ils ne peuvent nous égaler dans cette partie de nos connoissances.

Pensées diverses sur le même sujet.

Il est vrai que si par cet endroit nous avons quelques avantages sur les habitans prétendus de divers globes qui n’ont point de Satellites comme le nôtre, on peut d’ailleurs supposer dans quelques-uns des hommes qui, s’ils existoient véritablement, devroient nous surpasser infiniment en connoissances. Je veux à cette occasion, ajouta Telliamed, vous rapporter le discours d’un Anglois que je rencontrai un soir à Londres, en me promenant dans le parc de St. James. Vous ne le trouverez pas moins prévenu que Huygens au sujet de la Pluralité des Mondes.

Nous nous entretenions de la nature & de l’espèce des Créatures par qui il prétendoit qu’étoient habités, non-seulement nos Planètes & leurs Satellites, mais encore cette multitude innombrable de petits globes opaques, qui roulent dans les tourbillons de tous ces Soleils dont est composée la Voie lactée ; lorsque notre Milord me montrant du doigt la Planète de Jupiter & celle de Saturne, voyez-vous ces deux étoiles, me dit-il, sur-tout cette dernière, en me parlant de Saturne ? Elle a neuf à dix mille lieues de diamètre. Croiriez-vous qu’elle acheve son tour sur elle-même dans l’espace de dix de nos heures ? Ce mouvement est prodigieux sans doute, & devroit faire tourner la tête à ses habitans, puisque dans l’espace d’une heure la surface parcourt plus de trois mille lieues. Mais ce qui n’est pas moins remarquable, est que les habitans de cette Planète sont si voisins de la première Lune qui tourne autour d’elle, que celle-ci décrit son cercle en un jour & 21 de nos heures. Parconséquent elle rase Saturne de si près, que les habitans de l’une & de l’autre placés sur le sommet de leurs plus hautes montagnes pourroient presque se donner la main, du moins se voir & se parler. A plus forte raison les habitans de cette première Lune pourroient avoir commerce avec ceux de la seconde, qui acheve son cours autour de la Planète principale en deux jours & 17 heures. Il y a plus, continua-t-il : car les habitans de la première Lune pourroient également sauter dans Saturne qui est au-dessous d’eux, & ceux de la seconde sauter dans la première. Au moins ces trois peuples sont-ils si voisins, que s’ils ont comme nous l’usage des lunettes d’approche & des porte-voix, il leur est facile de se voir & de lier des entretiens ensemble. Enfin vous ne contesterez pas, ajouta-t’il, qu’ils ne puissent au moins appercevoir réciproquement les grandes Villes bâties dans ces trois globes, les vaisseaux qui voguent sur leurs mers ; & qu’ils n’entendent de l’un à l’autre le bruit du canon, sur-tout celui des tonnerres qui se forment aux extrémités de l’air qui les sépare.

Un autre Anglois renchérissoit encore sur celui-ci. Il appelloit la Voie lactée, la pépiniere des Soleils & des globes opaques. Ils s’y trouvoient, disoit-il, si voisins & si mêlés les uns aux autres, qu’ils devoient presque se toucher dans les cercles qu’ils décrivoient autour des Soleils dont ils étoient régis ; ensorte que leurs habitans respectifs devoient se connoître, & se rendre de fréquentes visites. Il trouvoit même fort mauvais que je n’en crusse rien que je n’applaudisse que d’un souris à une proposition si étrange.

Ce que me disoit un troisième sur la proximité de Saturne à sa première Lune, & de celle-ci à la seconde ; de celle de Jupiter à son premier Satellite, & de celle des globes opaques qui remplissent vraisemblablement la Voie lactée, & qui peuvent avoir leurs Satellites comme notre Terre a le sien, me paroissoit plus sensé & plus probable. Si nous avons tiré, disoit-il, tant de connoissances de la proximité de la Lune à notre Terre, sur-tout depuis l’invention des Lunettes d’approche, quel avantage n’ont pas sur nous les habitans de ces divers globes si voisins les uns des autres, & à portée d’un si grand nombre de corps lumineux ? Combien ne leur est-il pas facile d’être beaucoup mieux instruits que nous de tout ce qui se passe dans les globes opaques, & de tout ce qui arrive aux étoiles ; soit lorsqu’il s’en forme quelque nouvelle par l’inflammation d’où de ces corps, dans lequel le progrès même du feu des Volcans dont il est parsemé, doit leur être connu ; soit à l’extinction des feux de quelques autres, qu’ils voient de leurs yeux dévorer peu à peu la matière qui les nourrit, & s’affaiblir insensiblement à mesure qu’elle se consume ?

Ces connoissances, dit notre Philosophe, ne peuvent être contestées aux habitans de ces globes si voisins les uns des autres, si pourtant ils sont habités. Pour nous, continua-t-il, nous ne pouvons espérer d’y arriver qu’à l’extinction de notre Soleil, & dans le cas d’une transmigration de notre globe dans un autre tourbillon. Alors, si ce que j’ai eu l’honneur de vous exposer dans ces Entretiens passoit à la postérité ; si les observations des Astronomes anciens & modernes se conservoient également, & qu’on y trouvât un détail exact de l’extinction de certaines étoiles, de l’apparition de quelques autres, de celle des Comètes, des vicissitudes continuelles auxquelles nos Planètes & leurs Satellites sont sujets, de la perte de quelques-unes qui pourroient être enlevées à notre Soleil ; de l’inflammation de quelques autres, qui se séparant par-là de notre tourbillon & s’en établissant un particulier, pourroient s’attacher quelques-unes de ces mêmes Planètes ou de leurs Satellites ; si l’on y marquoit de même avec précision ce qui pourroit se passer de plus à portée de nos yeux sur notre globe, comme la plus grande diminution de nos mers, ou leur augmentation : si ; dis-je, la mémoire de tous ces événemens parvenoit jusqu’à nos neveux, rien de ce que je vous ai dit devoir arriver ne seroit capable de les étonner, parce qu’ils seroient avertis des futurs changemens que les siècles amèneront dans l’état des Cieux, c’est-à-dire, dans celui des étoiles & des globes opaques, destinés à un passage perpétuel de l’obscurité à la lumière & de la lumière à l’obscurité.

Mais quoiqu’il n’y ait rien de durable à se promettre au milieu de ces vicissitudes continuelles, nous devons cependant espérer que quoiqu’il arrive sur la terre jusqu’à ce que le genre humain y soit totalement aboli, ces connoissances ne périront point absolument. Si dans ce siècle il s’est trouvé des Cyrano, des Huygens & beaucoup d’autres Sçavans, qui ont connu que l’Univers pouvoit renfermer plusieurs Mondes, que certaines étoies disparoissoient & qu’il s’en montroit de nouvelles, que ces étoiles perdues étoient autant de Soleils qui s’éteignoient, que les nouvelles procédoient de l’inflammation des corps opaques ; & que ceux-ci ayant été par-là convertis en Soleils, apres leur extinction, leur résidu devoit recouvrer un jour le don de la fécondité : tant que le globe de la terre ne sera pas privé d’hommes, il y aura toujours quelqu’un qui parviendra à ces connoissances, & qui apprendra à ses concitoyens ce que je vous annonce aujourd’hui.

Les hommes qui vivront dans ces siècles reculés, pourront même sur les découvertes du nôtre & sur les évenemens futurs, juger plus sûrement que nous de la diminution de la mer. L’Atlas François répandu aujourd’hui dans toutes les Bibliothèques de votre Europe, & qui a marqué avec tant de précision, l’état des côtes de la Méditerranée, de celles de France, d’Espagne & de Portugal, de la Grande-Bretagne, de la Hollande, de l’Allemagne, de la Norvège & de la mer Baltique, servira à les instruire des changemens survenus à toutes ces côtes par le progrès successif de cette diminution. Il s’écoulera certainement bien peu de siècles, avant qu’ils voient l’Angleterre unie à la France & à la Hollande, le passage du Sund fermé aux vaisseaux, & la mer Baltique d’abord hors d’état de porter de gros bâtimens, ensuite de plus petits, jusqu’à ce qu’elle ne soit plus enfin qu’une mer bourbeuse & sans eau, comme beaucoup d’autres qui se sont déjà desséchées. Ainsi sur l’estimation de cette diminution, mesurant ses mers ses plus profondes, ils pourront juger du tems où elles devront être totalement épuisées indépendamment de l’affoiblissement du feu du Soleil qui, comme je l’ai dit, peut s’éteindre, & de la multiplication de nos Volcans qui sont déjà en si grand nombre en Amérique.

Car sur ce que je vous ai dit, Monsieur, vous devez conclure que la Terre peut perdre également ses habitans, ou par l’épuisement total des eaux de la mer, qui sont la source des pluies & des rivières nécessaires à la fertilité, ou par l’embrasement général de ses Volcans, & par conséquent de tout le globe ; ou par un affoiblissement si considérable du feu du Soleil, qu’à son extinction la mer l’ait déjà universellement recouverte. Or si la perte du genre humain doit arriver par un épuisement total des eaux de la mer, les hommes destinés à en être les témoins se retireront dans les profondes vallées, & y creuseront des puits, pour entretenir la fécondité & pourvoir à leur subsistance : ou bien ils passeront du côté des Pôles, où ils trouveront longtems une fraîcheur qui sera bannie des pays méridionaux, & une fécondité qui ne subsistera plus dans tous les autres endroits de la terre.

Que si à mesure que la force du Soleil s’affoiblira, ou à l’approche de son extinction, les pluies plus abondantes resserrent les limites du globe découvert, & font craindre à ses habitans une submersion totale, ils ne s’allarmeront point. Ils fabriqueront de grands bâteaux, dans lesquels retirés avec quelques troupeaux & les provisions nécessaires, ils attendront ou que ces pluies cessent, ou qu’ils soient délivrés de cette triste situation par l’extinction totale du Soleil, & par le passage de la Terre dans un autre tourbillon où ses eaux pourront diminuer. Si au contraire les Volcans se multiplient jusqu’à menacer le globe d’un embrasement total, les hommes chercheront d’abord à se préserver de la mort en se retirant dans les climats les plus éloignés de leurs feux, jusqu’à ce que l’embrasement soit parvenu à pénétrer toutes les parties de la terre ; à quoi les flammes emploieront vraisemblablement des siècles nombreux malgré la petitesse de notre globe. Les Volcans s’éteindront même en certains endroits, tandis qu’il s’allumeront en d’autres. Que de tristes objets pour le genre humain dans l’un ou dans l’autre de ces trois états, surtout dans le dernier où il doit périr totalement ! Enfin si heureusement pour les hommes le soleil s’éteint avant que notre globe s’embrase & soit entièrement privé de ses eaux, nos observations serviront à les rassurer contre l’extinction totale du genre humain ; même à leur faire espérer que dans un nouvel arrangement de la Terre en un autre tourbillon, elle pourra rencontrer une situation favorable, qui lui restituant une partie de ses eaux sans la submerger, prolongerait cette génération à des siècles fort reculés.

Telliamed prononça de suite & d’une haleine cette espèce de prophétie avec un enthousiasme & une ardeur, qui penserent me le faire prendre pour un homme inspiré. Je crois, Monsieur, continua-t-il, être parvenu à vous donner une juste idée de ce que j’ai trouvé dans mon pays ou dans votre Europe de plus conforme à l’état passé des Cieux & de notre globe, ainsi qu’à mon opinion du passage des globes opaques à l’état lumineux, & de leur retour de celui-ci à l’opaque. C’est par ces vicissitudes, que l’Auteur de ce tout a pourvû à son éternelle durée. J’ose me flatter d’avoir en même tems satisfait à vos desirs sur ce que vous souhaitiez de mon amitié & de mes foibles connoissances au sujet de ces matières, dont il importe si fort aux hommes d’être instruits. Ainsi en me séparant de vous pour retourner dans mon pays, j’emporterai la satisfaction de n’avoir rien omis de ce qui pouvoit vous persuader de mon estime, & de la reconnoissance que je conserverai toute ma vie des bienfaits dont vous avez comblé un étranger inconnu & sans mérite.

Vous ne me devez rien, Monsieur, répliquai-je, & je vous ai moi-même mille obligations des peines que vous avez prises. Je souhaiterois seulement qu’au plaisir que vous m’avez fait vous voulussiez bien encore ajouter celui de me dire, comme je vous en ai déjà prié, ce que vous pensez au sujet de l’origine de l’homme & des animaux, & ce que vous auriez pû alléguer en faveur de la pluralité des Mondes, & même de leur habitation par des créatures raisonnables, si vous eussiez dû prouver l’un & l’autre, comme Huygens sembloit y être obligé. En traitant cette matière, j’espère que vous n’oublierez pas de parler aussi du retour de la fécondité dans les globes qui en ont été privés, ainsi que de l’acquisition d’une habitation nouvelle dans ceux qui n’en auroient jamais eu. Pardonnez à mon importunité ; vous avez si vivement piqué ma curiosité par le peu que vous avez dit sur ce sujet, que j’ose me flatter que vous ne refuserez pas de la satisfaire.

Je n’ai rien à vous refuser de ce qui est en mon pouvoir, répartit notre Philosophe. Cependant ne vous imaginez pas, Monsieur, que je prétende vous convaincre de la vérité de tout ce que je pourrai alléguer en faveur de l’habitation actuelle de tous les globes. Je ne crois pas moi-même qu’ils soient tous peuplés, au moins que tous le soient de toutes les espèces végétales, animales & raisonnables ; mais je pense qu’il n’est pas impossible de soutenir, qu’il n’y a aucun globe opaque qui ne puisse être peuplé, même de créatures raisonnables, & que sans le secours d’une nouvelle création, un globe peut en acquérir, s’il n’en a point encore, ou les recouvrer, si elles y ont été détruites. Depuis que je me connois, j’ai compilé, & feu mon père l’avoit pratiqué de même, tout ce que j’ai lu ou entendu en faveur de la création universelle & des créations particulières ; & je me propose de mettre ces matières en ordre, aussitôt que je serai de retour dans mon pays. Cependant pour satisfaire votre curiosité, j’emploierai quelques heures à parcourir ces mémoires ; & puisque la nuit qui approche nous oblige de finir cet Entretien, demain je vous exposerai ce qu’on peut alléguer en faveur d’une opinion, qui n’est pas moins curieuse que singuliere.



  1. Lettres Persanes, let. 109.
  2. Avec quelle prodigieuse lenteur les hommes arrivent à quelque chose de raisonnable, quelque simple qu’il soit ! Conserver la mémoire des faits tels qu’ils ont été, ce n’est pas une grande merveille. Cependant il se passera plusieurs siècles avant que l’on soit capable de la faire : & jusques là les faits dont on gardera le souvenir, ne seront que des visions & des rêveries. Fontenel de l’Origine des Fables.
  3. Il y a une certaine mesure de connoissances utiles, que les hommes ont eue de bonne heure, à laquelle ils n’ont gueres ajouté, & qu’ils ne passeront gueres, s’ils la passent. Pour les autres choses qui ne sont pas si nécessaires, elles se découvrent peu à peu, & dans de longues suites d’années. (Dial. des Morts, Dial. d’Erasistrate & d’Hervé.)
  4. Pleiades ante genu septem radiare feruntur :
    Sex tantum apparent ; sub opacâ septima nube est
    . Ovid.

  5. C’est au second livre des Fastes, où ce Poëte rapportant l’origine des Lupercales, & pourquoi les Prêtres du Dieu couroient nuds dans cette solennité, dit :

    Ante jovem genitum terras habuisse feruntur
    Arcades, & Lunâ gens prior illa fuit
    .

  6. Ainsi l’a pensé Lucrece dans son second Livre, où ce Poëte prétendant prouver l’état immuable de la matière qui, selon lui, n’est jamais plus compacte ni plus étenduë, qui n’est point susceptible d’augmentation ou de diminution, en sorte que le mouvement des principes des choses s’entretient toujours dans son immutabilité, dit :

    Nec Stipata magis fuit unquam materiai
    Copia, nec porrò majoribus intervallis.
    Nam neque adaugescit quidquam, neque depent inde.