Telliamed/Quatrième journée

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Texte établi par Jean-Baptiste Le Mascrier, Pierre Gosse (Tome IIp. 1-65).


QUATRIÉME JOURNÉE.

Examen des différens Systêmes sur l’origine & la nature des corps marins trouvés dans l’intérieur de nos Montagnes.



Les pluies ne sont jamais de durée en Egypte ; en peu d’heures un Ciel pur succéda à l’orage qui nous avoit séparés, & nous donna le lendemain un des plus beaux jours.

Systême sur l’origine de nos montagnes.

Telliamed fut fidèle au rendez-vous ; & reprenant d’abord la conversion du jour précédent, je vous parlois hier, me dit-il, d’un de vos Philosophes modernes, à qui le systême que je vous développe ici n’avoit point été inconnu, & qui osa le soutenir dans la capitale même de la France. Lorsque j’étois à Paris, continua-t-il, on me fit voir un ouvrage anonyme composé par un autre Philosophe de ces derniers tems ; il avoit pour titre : Nouvelles conjectures sur le globe de la Terre. L’Auteur y assûre, qu’en examinant les parties intérieures du globe, il n’est pas possible de douter qu’il ne soit composé de plusieurs couches de limons arrangées les unes sur les autres par les eaux des rivières, des matières dont elles sont toujours chargées au moins d’une dix-sept centième partie de leur volume, & que ces rivières enlèvent des lieux plus exhaussés, pour les déposer ensuite dans leur débordement sur les terres voisines de leurs lits, ou dans le fond des mers où elles se rendent : Que le globe de la terre n’étoit originairement composé que d’une croûte platte formée de ces dépôts : Que cette croûte très-mince, puisqu’il ne lui donne pas plus de deux mille trois cens quatre-vingt-dix toises d’épaisseur, renfermoit au dedans un air très-subtil, & étoit maintenue par le poids du double atmosphère dont elle est environnée & pressée de part & d’autre en dehors & en dedans : Que cet équilibre ayant cessé au tems du Déluge, cette croûte fut brisée & crevassée, & que ses débris nageant alors dans le liquide des mers, comme les nuées nagent dans l’air & les glaçons dans les eaux, s’étoient entassés les uns sur les autres, & accumulés de sorte en certains endroits, qu’ils avoient formé des élévations de part & d’autre de cette croûte ; que delà étoient sorties nos montagnes : Que par cette soustraction faite à la surface de la croûte de la terre des pièces dont les montagnes extérieures & intérieures furent alors formées, il resta des vuides dans cette croûte, tels qu’il y en a peut-être, dit-il, de deux à trois cens lieues de diamètre ; que c’est par ces ouvertures, que les mers de l’une & de l’autre surface se communiquent aujourd’hui entr’elles ; qu’elles entrent par les Poles dans la capacité du globe, & que tournant autour de son intérieur en ligne spirale, elles en ressortent entre les Tropiques : Que ce sont les entrées de ces eaux de la surface extérieure dans l’intérieur, & leur sortie de l’intérieur à l’extérieur, qui donnent lieu au flux & au reflux de la mer, plus sensible dans un endroit du globe que dans l’autre, suivant la position & la grandeur des passages par où ces mots entrent & sortent.

L’Auteur ne croit pas cependant qu’il y ait rien d’animé au dedans du globe, excepté les poissons qui nagent dans les mers. Du reste il est persuadé qu’il y pleut, & qu’il s’y trouve plusieurs rivières dont la surface intérieure du globe est arrosée, & qui par leur débordement répandent des limons sur ses terreins. Il y admet aussi plusieurs Volcans, qui doivent entretenir une douce chaleur dans cette capacité, & croit que les rayons du Soleil passant au travers des vitres d’eau des grandes fenêtres dont cette croûte est percée, y transmettent encore leur influence favorable. Sur ces principes, on ne voit pas pourquoi cet Auteur s’est arrêté en si beau chemin, & n’a pas doué ce monde intérieur de la production de toutes les choses qu’on voit en celui-ci, même des animaux & des hommes. En effet, en admettant son opinion, il est très-vraisemblable qu’il y en a.

La preuve qu’il apporte de l’épaisseur qu’il attribue à la croûte de la terre, est tirée de la mesure de l’élévation où se tient le Mercure dans un Baromètre, à proportion qu’on l’éleve au-dessus de la surface de la mer ou qu’on l’abaisse au-dessous d’elle. Par cette expérience il est constant, que le Mercure jetté à la mer dans un des endroits où elle perce d’un des côtés de la croûte à l’autre, resteroit suspendu à onze cens quatre-vingt-quinze toises ; ce qui établit le milieu ou le centre de ces deux surfaces, sans comprendre dans cette épaisseur l’élévation des montagnes, dont il y en a de quinze cens toises de hauteur. Il explique aussi la raison pour laquelle les mers contenues dans les deux surfaces intérieure & extérieure du globe ne peuvent abandonner le lit qu’elles occupent, en quelque position que le globe se trouve en tournant chaque jour sur lui-même. Cela arrive, dit-il, à la faveur de l’extrême vîtesse avec laquelle la terre est emportée d’Occident en Orient. C’est ainsi que l’eau d’un verre attaché à une corde mue circulairement avec rapidité ne quitte point le fond du verre, quoique la bouche du verre soit tournée du côté du centre de la terre ou vers l’horison.

Les divers mouvemens de la Terre pendant son circuit annuel autour du Soleil étoient sur-tout expliqués en ce Traité avec autant de netteté que de brièveté. Je suis persuadé que si l’Auteur dont l’érudition & les découvertes méritent une estime infinie, eût pû être instruit de ce qui se passe dans le sein de la mer, ou qu’il eût donné plus d’attention aux corps étrangers & marins que nos terreins renferment, il auroit aisément reconnu qu’ils étoient uniquement son ouvrage, & que pour en expliquer l’origine, il n’auroit pas été obligé de recourir à un systême aussi peu naturel que le sien.

Réfutation de ce sentiment.

En effet on ne peut d’abord comprendre comment un balon plein d’air aussi vaste que la Terre, se seroit formé au milieu des airs ; de quelle matière seroit sortie cette vessie commençante, & quel auroit été le souffle assez puissant pour l’enfler au point d’étendue que nous connoissons. Nous sçavons que les enfans forment des bouteilles ou vessies, en soufflant dans un chalumeau dont un bout aura trempé dans une eau grasse. Mais si la boue de la Terre avoit été au commencement formée de cette sorte d’une matière onctueuse par le moyen d’un vent impétueux qui auroit soufflé dedans, comment ses foibles parois se seroient-elles soutenues contre les rayons du Soleil, qui la poussoient avec tant de violence, qu’en moins d’une heure ils lui faisoient foire des millions de lieues ?

Mais quelle qu’ait été l’origine de cette vessie, comment s’est-elle fortifiée dans la suite par diverses couches de matières, que l’Auteur reconnoît avoir été ajoutées à sa première enveloppe, de celles que les rivières voituroient ? Les rivières n’ont pû exister, que lorsqu’il y a eu des terreins propres à recueillir les eaux des pluies, & à les conduire à la mer. Il n’a pas même été possible qu’il y eût des pluies s’il n’y avoit auparavant des mers, des lacs ou des marais où les eaux des pluies fussent puisées. Les rivières n’ont pû couler sans pente. Ainsi avant l’origine des rivières, il a été nécessaire qu’il y eût des eaux sur la terre qui donnassent lieu aux pluies ; qu’il y eût des élévations d’où les eaux coulassent à la mer, & d’où elles empruntassent la matière dont la croûte du globe est formée. Or quels étoient ces premiers terreins du globe avant que ces couches eussent été composées ? C’est ce qu’il n’est pas aisé de concevoir puisque jusqu’à l’eau qui nous dérobe la connoissance des terreins inférieurs, nous n’en découvrons aucun qui ne soit fait par des alluvions, ou par des couches de matières appliquées les unes sur les autres ? D’où il est naturel de conclure, que les alluvions ont eu leur commencement dans le sein même des eaux, & avant l’existence des rivières.

On veut cependant supposer avec l’Auteur, que la croûte du globe de la terre ait été platte, ou presque platte, jusqu’au tems d’un Déluge universel ou elle fut brisée : comment les débris de cette croûte ont-ils pû s’entasser les uns sur les autres dans le liquide des mers où ils tombèrent alors, & former sur cette croûte des montagnes de l’élévation de quinze-cens toises ? Il est vrai qu’à la faveur d’une certaine forme qui fait leur légèreté, les exhalaisons sont capables d’être maintenues pendant quelque tems dans les airs, & promenées ainsi les unes sur les autres, suivant leur plus ou moins d’élévation. Il est certain encore que les glaçons plus légers que l’eau y surnagent ; que par ce moyen les pièces de glace venant à se heurter les unes contre les autres, quelques unes sont poussées vers le fond, d’où leur légèreté les ramenant vers la surface, elles restent souvent engagées sous d’autres qu’elles soulevent, tandis qu’elles sont elles-mêmes soulevées successivement par d’autres, en sorte que l’élévation des supérieures croît insensiblement à proportion du nombre de celles qui s’amassent au dessous. C’est ainsi qu’il se forme des montagnes de glaces. Mais ce qui arrive dans le liquide de l’air & de l’eau aux nues & aux glaces qui y voltigent, est-il pratiquable pour des bancs de pierre qui ne peuvent surnager aux eaux de la mer, s’engager les uns sur les autres dans de pareils mouvemens, & former des élévations ? Nos montagnes n’ont donc pu être élevées de cette sorte au milieu des mers au dessus de la croûte de la terre dans le tems d’un Déluge, comme l’Auteur le suppose.

En effet convenons avec lui, que le Mercure plongé à la mer ne peut descendre au-dessous de onze-cens quatre-vingt-quinze toises, qui est le centre de l’épaisseur du globe. Sur ce principe, les débris de la croûte du globe qui au tems de sa rupture seroient tombés d’un côté dans le liquide de la mer, n’auroient pû s’y enfoncer au-delà de cette profondeur, ni pousser vers le côté opposé d’autres parties de cette croûte propres à y élever des montagnes. Ainsi on ne voit point qu’elles ayent pû être formées, ni par des élévations survenues à la faveur des eaux dans lesquelles les pièces dont elles sont composées auroient surnagé, ni par des enfoncemens dans ces eaux de ces mêmes pièces, qui est auroient poussé & élevé d’autres dans la partie opposée. On ne conçoit pas non plus comment les pièces de la croûte de la terre se seroient enfoncées dans la mer. Aux endroits où il n’y avoit point de mer, elles n’ont pû certainement y tomber, ni par conséquent y nager ; & où il y avoit des mers, cette croûte ne manquoit-elle pas de toute leur profondeur ?

On ne comprend point de même, que l’eau des mers intérieures & extérieures qui, selon l’Auteur, n’excede pas la sixième partie de la croûte solide du globe, duquel l’épaisseur n’est que de deux mille trois-cens quatre-vingt-dix toises, ait pu s’élever au tems du Déluge sur les deux surfaces de cette croûte de plus de quinze cens toises, pour servir à y former des montagnes de cette hauteur. Bien loin de s’élever au dessus de leur premier niveau, les eaux de la mer auroient dû s’abaisser de part & d’autre de cette croûte, en occupant les grands vuides que les débris employés à la composition des montagnes y auroient laissés. L’Auteur a beau imaginer une agitation violente dans les eaux de la mer, qui les ait élevées ainsi d’un côté de cette croûte, ensuite de l’autre, & qui par-là ait donné lieu à des montagnes de la hauteur de quinze-cens toises. Je crois qu’il fera le seul à y trouver de la possibilité. Aussi aucun livre, aucune tradition n’a jamais parlé de rien d’approchant. On voit d’ailleurs par vos propres Ecrivains auxquels l’Auteur prétend s’en rapporter, qu’il y avoit des montagnes avant le Déluge ; qu’elles portoient même des arbres, & que l’Arche de Noé s’arrêta sur une de ces hauteurs.

Il résulte encore de la preuve qu’il tire du Mercure enfermé dans un Baromètre, que les eaux des doubles mers supposées par cet Auteur, quoiqu’elles se joignirent, ne doivent point passer d’une partie du globe à autre, ni s’avancer au-delà de ce demi-diamètre de la croûte où le Mercure s’arrêteroit. D’ailleurs si le globe de la terre étoit composé d’une croûte aussi peu épaisse que l’Auteur l’imagine, & qu’elle se fût entr’ouverte en autant d’endroits qu’il le suppose, ne remarqueroit-on point hors de la mer quelques-unes de ces ouvertures, qui perceroient d’un terrein de son extérieur vers un autre terrein de son intérieur, sans qu’elles fussent remplies d’eau & sans que la vûe de toute l’épaisseur du globe fût interceptée ? Que s’il ne se rencontroit aucune de ces ouvertures dont l’eau n’eût occupé la capacité, du moins en verroit-on quelques-unes, du bord desquelles on découvriroit la superficie de cette eau. On devroit y remarquer des trombes & de ces jaillissemens, que l’Auteur assûre se faire aux endroits de communication des mers extérieures avec les intérieures, & qu’il prétend être la cause du flux & au reflux de la mer.

S’il étoit vrai aussi qu’une partie des mers supérieures s’enfonçât vers les Poles dans l’intérieur du globe, & qu’après en avoir parcouru l’intérieur en ligne spirale, elles en sortissent entre les Tropiques, les courans effroyables & rapides qui seroient entretenus par-là d’un des côtés de la croûte du globe à l’autre, feroient reparaître à ces endroits de l’extérieur ce qui s’enfonceroit dans l’intérieur vers les Poles. On connoîtroit au moins dans les mers Méridionales des endroits qui vomiroient sans cesse des montagnes d’eau, & qui donneroient lieu à des courans si rapides vers leur embouchure, qu’il seroit impossible d’en approcher. Mais il n’y a aucun endroit des mers connues où nous remarquions rien de pareil, & qui soit inaccessible aux vaisseaux. Il n’y en a point vers les Poles. Cependant si dans cet endroit une partie des mers extérieures s’enfonçoit vers l’intérieur du globe, aucun bâtiment ne pourrait en approcher de plusieurs lieues sans y être entraîné & englouti. Les barques qui voguent sur les rivières de votre Canada, peuvent-elles approcher d’une demi-lieue de certains sauts sans être emportées dans leur chute ?

Enfin si le globe de la terre étoit creux & composé d’une croûte aussi peu épaisse que l’Auteur l’assûre, on pourroit en conclure que tous les autres globes opaques ou lumineux que renferme l’univers, le seroient de même. Or si cela étoit, depuis que ceux du Soleil & des Etoiles sont embrâsés, leurs croûtes seroient certainement consumées, & ces globes anéantis. La sonde arriveroit aussi partout : cependant on ne rencontre pas même le fond à quinze-cens toises de profondeur. Le Mont Gemini dans la Suisse quoiqu’il ne soit pas le plus élevé du pays, a près de deux mille toises de hauteur. Nos mers & nos montagnes ont donc plus de hauteur & de profondeur, que l’Auteur ne leur en attribue.

Réponse à quelques difficultés tirées de ce Systême.

Mais pour vous convaincre d’autant mieux, Monsieur, que nos montagnes ne se sont pas formées de la manière que cet Auteur l’a supposé, permettez-moi de vous ramener un moment à la considération de leur extérieur, dont une confusion apparente a fait l’erreur de ce Moderne. Il est vrai qu’il se trouve des terreins, où les couches de matière dont ils sont composés s’éloignent considérablement du sens horisontal du globe : il y en a même qui sont absolument perpendiculaires. Mais à l’égard de celles-ci observez, je vous prie, que ces amas de boues & de sables que les courans de la mer élevent dans son sein du dépôt des matières dont ses eaux sont toujours plus ou moins empreintes, restent long-tems mous avant de se pétrifier. Il est donc naturel & ordinaire, que plusieurs de ces élévations venant à être minées par dessous par ces mêmes courans qui les ont formées ou par d’autres, elles se fendent, & que la partie minée se renverse sur le fond voisin. C’est ainsi que les bords des rivières sappés par les mêmes eaux qui en ont formé les diverses couches, se renversent dans leur lit. C’est de cette sorte, que d’horisontales qu’étoient les couches de certaines élévations de sable ou de vase dans la mer, elles sont devenues perpendiculaires.

Mais indépendamment de ces cas rares, les dispositions seules des fonds de la mer suffisent pour donner lieu à la formation d’un feuilletage de ces matières presque perpendiculaire. La hauteur de ses eaux qui les parcourent leur applique sans discontinuer les matières dont ces eaux sont chargées. C’est ainsi que la brosse empreinte d’une eau blanchie de chaux applique à un mur une feuille de cette chaux, que la répétition augmente, & rend enfin assez épaisse pour couvrir la noirceur & la difformité du mur. C’est de-là qu’en allant de Septème à Aix, on voit des lits de vase d’une épaisseur considérable presque horisontaux appliqués les uns contre les autres pendant près d’une lieue. Ils ont été formés sans doute en cet endroit par un courant venant du Nord-Ouest, & du côté de la mer, qui les y a fabriqués successivement les uns après les autres dans un espace de plusieurs milliers d’années. Pour expliquer ce fait, il n’est pas nécessaire d’avoir recours aux débris d’une croûte feuilletée horisontale à ce globe, ni à l’entassement de ses morceaux les uns sur les autres. Cette application de côté y répugneroit même, puisque suivant le systême de l’Auteur, les débris de la croûte doivent avoir été entassés les uns sur les autres.

Il faut encore observer, que dans une grande tempête les eaux de la mer poussées entre des rochers y bouillonnent & courent en cent manières différentes, s’élevant tantôt contre eux jusqu’au Ciel, ensuite se précipitant de leur sommet dans leurs propres abîmes. De même ces eaux poussées par des courans rapides, aidés d’un vent impétueux, au milieu de certains amas de vase que ses flots ont formés dans son sein, s’élèvent, s’abaissent, se réunissent, se partagent, se replient sur elles-mêmes en cent manières, courant suivant la disposition de ces amas, bâtissant & détruisant dans leur agitation, tantôt en un sens, tantôt dans l’autre. C’est ce dont on remarque aujourd’hui l’effet dans ces hautes montagnes de vase pétrifiée qu’on trouve après Olioure, en allant de Toulon à Marseille, & presque tout le long de la côte de Provence : amas que la mer composa jadis lorsqu’elle les couvroit encore de ses eaux, & que les courans du Nord-Ouest secondés du même vent y étoient poussés avec violence de la haute mer ; en sorte qu’embarrassés entre ces hauts & ces bas qu’on y voit, ils y exerçoient leur fureur par cent mouvemens opposés les uns aux autres. C’est ainsi que dans leur agitation ils fabriquerent ces bisarres arrangemens, où vous reconnoissez tellement l’ouvrage de la mer, si vous y faites quelque attention, qu’il vous est impossible de ne pas convenir que ces compositions ne peuvent s’attribuer à une autre cause.

On auroit donc tort d’être surpris de cette confusion qu’on remarque dans les divers lits de nos montagnes, & qui a été pour l’Auteur dont je parle, une raison de douter qu’elles eussent été formées originairement aux endroits où elles sont placées. Au contraire cette confusion même bien considérée par rapport à l’état présent & passé de la mer, est une preuve de leur fabrication en ces lieux mêmes, des dépôts que les flots ont voiturés & appliqués les uns sur les autres avec cette diversité dans les tems de leur agitation. Ces couches ondoyées sans aucune rupture qu’on remarque dans le feuilletage de tant de montagnes, peuvent-elles laisser le moindre doute qu’elles ne soient l’ouvrage naturel de l’alluvion des eaux de la mer ? Leur matière déjà pétrifiée, comme elle devoit l’être, selon l’Auteur, à la rupture de la croûte de la terre lors du Déluge, auroit-elle pu se plier ainsi & se prêter à toutes ces flexions ? Il faut donc demeurer d’accord que cela n’a pû arriver que dans le tems de la mollesse de leur matière, & par conséquent dans la même position où ces amas se trouvent.

Cette vérité est encore confirmée par ce que j’ai dit de ce nombre prodigieux de corps étrangers & marins que tous les terreins du monde renferment, & qui n’ont pû y être insérés que dans le tems de leur composition, & dans le propre sein de la mer. Ajoutez que les matières dont les eaux des rivières sont chargées, ne peuvent bien se pétrifier que dans la mer, & que par un certain sel uniquement propre à ses eaux. Que si sur la surface du globe il se trouve quelques pétrifications formées des matières que les eaux des rivières y répandent, il est aisé de les distinguer de celles qui se font dans la mer. Elles ont peu de consistance, & ne renferment aucuns corps marins.

L’état général des montagnes du globe de la terre que l’Auteur n’avoit pas bien considéré, est aussi une preuve certaine de leur origine. Car les lits horisontaux ou presque horisontaux dont la plupart sont composées depuis leur pied jusqu’à leur sommet, s’étendent presque toujours à celles qui leur sont contiguës ; ce qui dans le systême de l’Auteur ne devroit point être. L’interruption que les vallées & certains bras de mer mettent entre ces montagnes, fortifie ce témoignage de leur formation dans la position où elles sont. En effet malgré ces interruptions, on retrouve dans les unes & dans les autres les mêmes couches ; & on les retrouve à la même hauteur, de la même épaisseur, & du même genre de matières. Cette uniformité peut-elle s’expliquer dans le sentiment que cet Auteur a entrepris de défendre ? Au contraire n’en démontre-t’elle pas la fausseté ? Ne prouve-t’elle pas à l’œil, que ces montagnes sont toutes l’Ouvrage des mêmes tems, des mêmes courans, & des mêmes matières élevées dans les mêmes lieux où elles sont situées ? Ainsi bien loin que l’état de nos montagnes ait dû donner lieu à cet Ecrivain de penser qu’elles n’étoient composées que de pièces rapportées, & arrangées confusément les unes sur les autres dans le tems du Déluge, l’ordre & la suite qu’on y remarque, & que la mer même qui les sépare encore en certains endroits n’a pû interrompre, eût dû le convaincre qu’elles ont été formées ligne à ligne, & dans la même position qu’observent encore toutes leurs parties, à la réserve de très-peu de changemens. Je ne retoucherai point ce que je vous ait dit de l’opinion d’un Déluge universel : l’Auteur n’eût pas dû recourir à un fait de cette nature pour l’explication de l’état actuel de nos montagnes. Mais il faut reconnoître la vérité d’une réflexion qu’il fait lui même dans son Traité, lorsqu’il dit : Nous sommes pour l’ordinaire prévenus de faux préjugés desquels il est bien difficile de se défaire, & qui, quoique faux, sont à cause de notre naissance devenus comme naturels en nous.

Dissertation de Scilla sur le même sujet.

Scilla, surnommé le sans couleur, Peintre Italien de l’Académie Royale de Peinture établie à Messine, appellée la Fucina, allant un jour de Regio à une terre nommée Musorrina dans la Calabre, trouva dans un lieu où l’on ne pouvoit arriver de la plaine qu’après avoir monté plus de deux heures, une montagne entière de coquillages pétrifiés, sans qu’il s’en rencontrât aucun aux environs. A cette vue il fut si frappé d’étonnement, qu’il prit la résolution de s’appliquer à la lecture des Auteurs anciens & modernes, pour sçavoir ce qu’ils avoient pensé de ces singularités. Cette étude, & les connoissances qu’il acquit par ses méditations sur la composition de nos montagnes, le mirent en état de composer dans la suite une sçavante Dissertation en forme de lettre contre l’opinion de Crollius & d’un Docteur de son tems, qui prétendoient que les coquillages brisés ou entiers qu’on trouve dans la substance des pierres, sur-tout ces dents de poisson si abondantes dans celles de Malthe, & que vous appellés yeux ou langues de Serpent, selon leur figure ronde ou pointue, n’étoient que les effets d’un jeu de la nature & des configurations du hazard. Vous pouvez voir, Monsieur, dans cette Dissertation de Scilla qui a pour titre : La vaine spéculation guérie des préjugés, & qui fut imprimée à Naples avec permission en 1670. ce que les Naturalistes anciens & modernes qui y sont cités, ont écrit sur cette matière. Vous y trouverez l’opinion des premiers, qui étoient persuadés que l’Egypte, l’Afrique & quelques autres pays encore plus éloignés des bords de la mer, lui avoient autrefois servi de lit. Vous y lirez aussi comme un très-grand nombre de Philosophes modernes sont du même sentiment[1].

Que les corps marins trouvés dans les terres ne sont point des jeux du hazard.

Scilla s’attache surtout à prouver, que les coquillages, arrêtes & dents de poissons qu’on rencontre dans toutes les pétrifications du globe, sont de véritables corps marins ; qu’ils sont les dépouilles, les restes ou parties de ces corps nés dans la mer, & qui y ont vécu autrefois ; & voici de quelle manière il procède à la démonstration de cette vérité.

De toutes les preuves d’une vérité, dit-il, la plus sûre & la moins équivoque est celle qui nous vient des yeux. Car il y a une grande différence entre s’imaginer que la figure apparente d’un Croissant que la Panthère porte sur l’épaule gauche, est une représentation que la Lune naissante y a imprimée, & que les rayes dont l’extérieur de la coquille appellée Musicale est figuré, sont de véritables notes de Musique : ou de juger que des coquillages insérés dans une masse de pierre, lesquels je reconnois par mes yeux être absolument semblables à ceux de la mer, sont véritablement des coquillages qui en sont venus, & qui par quelque accident se trouvent insérés & pétrifiés dans la substance de ces pierres. J’ai vû, continue-t’il, dans les Cabinets de divers Princes & Grands Seigneurs des pierres dans lesquelles on prétendoit me faire remarquer des représentations d’hommes, d’animaux & de paysages ; mais je n’en ai jamais trouvé une seule parfaite. Je crois bien que la pierre dans laquelle les Anciens s’imaginoient trouver le portrait de l’Empereur Galba, celle que Carnéades soutenoit renfermer l’image de Panisque, celle qui contenoit, disoit-on, la juste représentation du mont Parnasse, & que Pyrrhus portoit au doigt, avoient quelque rapport aux figures qu’on pensoit y remarquer. Mais je ne croirai jamais que sans le secours de l’art elles ayent représenté parfaitement ou le mont Parnasse, ou les têtes de Galba & de Panisque.

Il n’en est pas de même, continue-t’il, des coquillages & autres corps marins que je rencontre dans la substance de diverses pétrifications. Je les vois précisément tels que sont ceux de la mer ; je les trouve tellement semblables en substance, en figure & partie par partie, qu’il ne m’est pas permis de douter que ce ne soit la même chose. J’en vois, non d’une sorte, mais de dix mille ; & j’en vois dix millions de chaque espèce, sans qu’il y ait entr’eux la moindre différence. Or il n’y auroit pas, dit-il, plus de fondement à s’imaginer que ces coquillages de tant de formes si différentes, si nombreuses, entiers & brisés, de position & de convenance entre leurs parties brisées si singulières & si naturelles, ne sont que l’effet du hazard & un jeu de la nature ; qu’à croire la montagne composée de pots cassés qu’on voit aux portes de Rome, une production fortuite de la nature en cet endroit, sans qu’aucun de ces morceaux de pots brisés ayent jamais fait partie d’un véritable vase de terre cuite. Quiconque seroit capable d’une imagination pareille, pourroit croire de même qu’il ne seroit pas impossible de voir quelque jour, à la faveur d’un tremblement de terre, un mulet parfait sortir des entrailles d’une montagne.

Il s’en faut bien, ajoute Scilla, que le grand nombre de coquillages & de dents de poissons qu’on trouve dans la substance de presque toutes les montagnes, soit, comme se le persuadent Crollius & ceux qui suivent son opinion, une raison de douter qu’ils soient de véritables corps marins, ou des parties véritables de ces corps. Au contraire leur multitude & leur diversité attestent d’autant mieux leur origine, puisque seules elles suffisent pour prouver qu’ils ne peuvent être l’effet du hazard. La rareté de certains corps marins dans les mers voisines des montagnes où il s’en trouve de pétrifiés, n’est pas non plus, dit-il, un sujet de douter qu’ils soient de vrais corps marins. En effet dans les saisons ou les vents de Sud-Est soufflent avec violence dans la Méditerranée, ses courans amènent aux plages de Catane en Sicile une si grande quantité de coquilles dont l’espèce est inconnue aux côtes & aux mers voisines, qu’on pourrait en charger des bâtimens entiers.

Nouvelles preuves de Scilla.

Scilla rapporte à ce sujet divers groupes de pétrifications très-remarquables. On voit dans les uns plusieurs de ces coquillages mêlés les uns avec les autres, & des dents de poissons entrelassées. Celles de la mâchoire supérieure y sont distinguées de celles de l’inférieure ; & celles de la mâchoire droite ont une forme différente de celles de la gauche. Woodvart, Auteur Anglois, a composé depuis un Traité, pour prouver que la plûpart de celles qu’on trouve dans la pierre de l’Isle de Malthe, sont des dents d’un poisson appellé Chien-marin. Un groupe singulier gravé dans la Dissertation de Scilla, est celui où l’on voit une mâchoire pétrifiée à laquelle trois de ces dents tiennent encore. De-là l’Auteur conclud, que celles qu’on rencontre détachées & insérées dans ces pierres, n’ont point une origine différente de celles-là. Aussi y en a-t’il encore dans ces groupes avec leurs racines, comme sans racines. On y voit aussi de ces dents avec leur émail, d’autres auxquelles il n’en manque qu’une partie.

Si ces productions venoient de la pierre même, dit Scilla, la substance & la couleur de ces dents seroient égales ; mais l’émail en est plus dur que l’intérieur, & la couleur en est diverse. Si elles se formoient dans la pierre, ce seroit ou par accroissement, ou tout à la fois. Mais en commençant du petit pour aller au grand, la dent rencontreroit dans la dureté de la pierre un obstacle à son accroissement. Au contraire en admettant qu’elle s’y produit dès sa naissance dans toute sa grandeur, on va contre les regles de la nature, qui ne fait ses ouvrages que successivement.

On voit aussi dans ces groupes plusieurs de ces dents usées. Or pourquoi le seroient-elles, si elles n’avoient point servi ? Ces groupes contiennent encore divers coquillages écrasés ; ce qui ne seroit pas, s’ils s’étoient formés dans la pierre. D’autres sont brisés en plusieurs pièces, qui se distinguent par le rapport d’une pierre à l’autre. On y voit des hérissons de mer, à côté desquels sont leurs défenses pétrifiées comme eux ; & ces pierres réunies formeroient le hérisson parfait, comme les morceaux d’une porcelaine cassée réunis ensemble feroient la tasse ou l’assiette brisée. Si l’on admet, dit Scilla, la génération de ces coquillages dans les pierres, il faudra donc y admettre aussi la génération de ces parties de coquillages qu’on y rencontre fendues, brisées & séparées du tout ; comme d’une moitié, d’un tiers, d’un quart d’une coquille : imagination aussi ridicule, ajoute-t’il, que si l’on supposoit qu’il pût se former une jambe, un bras, une tête d’un homme ou d’un animal indépendamment & séparément des autres parties.

Les pièces de ces coquillages portent d’ailleurs des marques sensibles de leur rupture ; on voit qu’ils ont été brisés. Au contraire si ces débris étoient l’ouvrage de la nature, les bords en seroient unis comme le reste du coquillage ; ils seroient arrondis, comme le sont ceux d’un vase que la main de l’Ouvrier a dressé. Telles sont les extrémités d’un corps tronqué formé dans la matrice naturelle. Que la nature produise un animal sans bras ou sans pieds, l’extrémité à laquelle manquera ce pied ou ce bras, ne sera certainement point dans le même état que si le fer en eût retranché ces parties ; ou si elles en avoient été séparées par quelque accident, elle sera revêtue de peau, & unie comme le reste du corps.

On trouve encore dans ces groupes des représentations de matrices de coquillages, les uns naissans, d’autres plus avancés : on y voit des coraux & des peaux de serpent en grand nombre. Un des plus singuliers est celui qui représente une patte d’écrevisse de mer, tenant entre ses serres un coquillage déjà à moitié écrasé. Seroit-ce, dit l’Auteur, l’effet du pur hazard, qui auroit imité si parfaitement ce qui se passe chaque jour dans la mer entre l’espèce des écrevisses & celle des coquillages qui sont la proie de celle-là ? Enfin il y a dans ces groupes une coquille, où se trouve l’Animal même pétrifié ; preuve sans réplique qu’il y a vêcu.

Scilla dit ensuite avec fondement, que la question n’est pas de sçavoir si ces corps innombrables qu’on rencontre dans les pétrifications, sont de véritables corps marins qui ayent existé dans la mer, ou des parties de ces corps : qu’il s’agit de déterminer par quelle voie, ou par quel événement ils se trouvent insérés dans les pierres, ou attachés à leur superficie. Les uns, continue-t’il, prétendent que cette insertion s’est faite au tems du Déluge ; d’autres disent que ces coquillages & ces poissons étant nés dans quelque fleuve ou lac d’eau salée, ils ont été par quelque inondation, ou même par des canaux souterrains placés aux endroits où on les trouve. L’Auteur avoue sur la fin de sa Dissertation, qu’il avoit été d’abord de ce dernier sentiment ; mais il dit qu’après avoir considéré les terreins où ces corps marins se rencontrent le plus abondamment, après avoir considéré l’étendue, l’épaisseur & l’élévation des montagnes qui les renferment, la grosseur des poissons qui y sont insérés, & la disposition de ces mêmes montagnes, il avoit changé d’opinion. Qu’en effet il étoit impossible qu’aucuns lacs, aucunes rivières eussent été capables de fournir ces amas prodigieux de pétrifications dans les endroits où on les découvre. Il avouë ensuite qu’il ignore comment cette transmigration a pu se faire. Il ajoûte seulement, que par la composition de diverses montagnes, surtout par celle des collines dont la Ville de Messine est environnée, & qui sont toutes composées par lits & par couches, les unes de gros cailloux, d’autres de gravier, & quelques-unes de sable, dans l’intérieur desquelles un grand nombre de corps marins se trouvent insérés, il a reconnu à n’en pouvoir douter que ces lits répétés ont été formés à diverses reprises, & sont l’ouvrage d’autant d’inondations, dans lesquelles les eaux de la mer se sont promenées sur toutes les montagnes du monde.

L’isle de Malthe, ajoûte Scilla, me paroît un ouvrage de cette nature ; & je ne pense pas, dit-il, qu'elle ait existé au moment même de la création : Dieu sans doute ne fit que l’ébaucher alors, ainsi qu’un Peintre fait d’abord l’esquisse d’un tableau, & en arrange ensuite les couleurs pour perfectionner son ouvrage. Les voies de la pétrification, continue-t’il, sont diverses dans la nature. Un certain sel volatil, une eau salée, une humidité seule long-tems conservée dans la matière suffit pour la pétrifier ; mais il faut que la qualité de la matrice soit propre à la pétrification. C’est de là que les coquillages insérés dans la substance des montagnes, ou se pétrifient avec elles, ou ne se pétrifient point, reçoivent même une plus grande ou une moindre dureté dans leur pétrification, suivant que la matière où ils sont enfermés est capable elle-même de la recevoir. Ils ne sont point pétrifiés dans la substance des collines dont Messine est environnée, parce que la substance de ces collines est d’un sable qui n’étoit pas disposé à la pétrification.

Réponse à quelques objections sur ce sujet.

Martin Lister, Anglois, dans la Préface de son Traité des coquillages de mer & d’eau douce de son pays, imprimé à Londres en 1678. huit ans après la Dissertation de Scilla dont vraisemblablement il n’avoit aucune connoissance, a paru aussi douter que ceux qu’on trouve en très-grand nombre dans les pierres d’Angleterre, d’Ecosse & d’Irlande, fussent de véritables corps marins. Son doute est fondé sur ce qu’elles en contenoient de diverses espèces inconnues même aux côtes voisines de ces montagnes, & sur ce que les coquilles enfermées dans les pierres sont de la couleur même des pierres. Il faut, dit-il, en parlant des espèces inconnues, que les poissons en soient totalement péris dans la nature, qu’ils vivent dans des mers si profondes, ou qu’ils soient tellement enfoncés dans la vase, qu’on n’en voie jamais dans la mer.

Vous avez compris, Monsieur, continua Telliamed, par les observations de mon Aïeul sur l’état présent du fond de la mer, qu’il s’y trouve des coquillages tellement ensevelis dans la vase, que les espèces en sont inconnues aux côtes voisines. On trouve dans les pierres d’Europe jusqu’à quatre-vingts sortes de coquilles de Cornéamons, dont à peine on a rencontré jusqu’ici deux ou trois espèces non pétrifiées. Mais ce petit nombre suffit pour établir la réalité de toutes les autres espèces qui n’ont point été découvertes. Les espèces inconnues, peuvent aussi avoir manqué, & être péries par le desséchement des eaux où elles subsistoient. Il y a peu de mers qui n’ayent des coquillages particuliers, comme des poissons ; & ces mers venant à tarir, tout ce qu’elles nourrissent doit manquer avec elles. Ces espèces peuvent encore n’être plus voiturées des côtes où elles subsistent aujourd’hui, aux rivages où elles étoient apportées autrefois par les courans, si entre l’un & l’autre endroit il s’est formé une barrière par la diminution de la mer. Si, par, exemple, les coquilles apportées aux côtes de Catane viennent de l’Archipel comme on doit le penser, il est certain que l’Isle de Candie se prolongeant par la diminution de la Méditerranée jusqu’à la Caramanie du côté de l’Est, & du côté de l’Ouest jusqu’à la Morée, ces coquilles ne pourroient plus être portées sur le rivage de Catane, sans que pour cela l’espèce en eût péri dans la nature. Il peut en être de même de celles qu’on trouve dans les montagnes d’Angleterre, & qui ne se rencontrent point dans les mers dont cette Isle est environnée. Ces coquilles ont pû dans des tems précédens y être voiturées par les courans de la mer des diverses parties du globe qui répondent à ces côtes, & par la diminution survenue à ses eaux cesser d’y être amenées. Vos montagnes de France renferment mille témoignages non douteux de cette interruption de transport d’une partie du globe à l’autre, puisqu’elles renferment des plantes & des coquillages de mille sortes propres aux autres parties de la terre, qui ne croissent & qui ne naissent point dans votre Pays, comme je vous l’ai fait observer.

A l’égard de la couleur des coquilles semblable à celle des pierres où elles sont renfermées, Lister a eu tort d’en prendre occasion de douter, qu’elles fussent de véritables corps marins. Comme ces coquilles sont composées de pellicules appliquées les unes sur les autres, il est naturel qu’après la mort du poisson surtout, elles s’imbibent de la vase, du limon ou du sable où elles sont ensevelies, & qu’elles en prennent la couleur. Mais elles sont d’ailleurs distinguées à leur extérieur de la substance des pierres où elles se trouvent, par une matière vitriolique, & par un poliment qui les en sépare aisément. Si vous les laissez même tremper long-tems dans l’eau, elles se dépouilleront de leur pétrification, & en partie de la couleur qu’elles avoient contractée ; ce qui justifie parfaitement que ces coquillages, ces arrêtes, ces dents de poissons qui se rencontrent ainsi dans la pierre, sont de véritables corps marins.

Sentiment de Langy.

Langy, Professeur en Philosophie & en Médecine dans la Ville de Luzerne sa patrie, a composé un Traité pour réfuter non-seulement l’opinion de Scilla & celle de ses adversaires, Crollius & autres, mais encore celle qui attribue au Déluge les coquillages qu’on trouve insérés dans nos montagnes, ou collés à leur superficie. Dans cette vue il a rassemblé avec assez de fidélité dans la première Partie de ce Traité imprimé à Venise en 1708. toutes les raisons des uns & des autres ; ensuite dans la seconde il expose celles sur lesquelles il prétend fonder son opinion certainement fort singulière. Il avoit senti par les raisonnemens de Scilla le ridicule d’attribuer ces pétrifications à un jeu de la nature : en même tems il avoit compris l’impossibilité qu’il y avoit, que les eaux d’un Déluge qui dura si peu eussent pû insérer dans l’intérieur de nos montagnes dès-lors solides, & même élevées jusqu’à leur plus haut sommet, des coquilles aussi pesantes que le plomb, & souvent du poids de quinze à vingt livres. Il concevoit cependant qu’on ne pouvoit nier, que ces corps étrangers renfermés dans nos montagnes ne fussent de véritables corps ou des parties de corps marins. Voici donc ce qu’il imagina pour expliquer & rendre clair, dit-il, ce qu’il trouve de plus obscur & d’une plus difficile explication dans la Physique.

Il prétend que tous les coquillages qui se trouvent dans les pierres de nos montagnes entiers ou brisés, sont provenus de la semence des mêmes corps marins entière ou séparée : Que par des canaux souterrains ayant été portée par les eaux de la mer au pied des montagnes même les plus éloignées d’elle, elle a été élevée à travers les pierres, souvent jusqu’à leur sommet, & rendue féconde aux endroits où ces corps se rencontrent, surtout au haut des montagnes, par la fécondité propre à la neige dont elles sont ordinairement couvertes : Que ces corps marins sont plus ou moins parfaits, plus entiers ou plus divisés, selon que la semence dont ils ont été produits est restée dans & totalité ou qu’elle a été partagée, & selon aussi la disposition de la substance des pierres propres ou non à fertiliser cette semence : Qu’ainsi, par exemple, la semence d’une huître ou d’un autre coquillage de mer conservée en son entier, rencontrant dans l’endroit où elle est rendue féconde un aliment propre à son accroissement, y produit les deux écailles ; qu’au contraire on n’en trouve qu’une en d’autres endroits, parce que la semence dont elle a été produite n’étoit que la partie propre à la génération de cette moitié. Langy étend le partage de la semence ou sa division, non-seulement à chaque partie de l’animal, à la tête seule, à une mâchoire avec des dents ou sans dents, à une dent seule, à l’épine du dos d’un poisson, à une de ses côtes ou à une nageoire ; mais encore aux parties des parties. Ainsi une coquille brisée en vingt pièces, par exemple, les défenses d’un hérisson ou marron de mer qui se trouvent en si grand nombre dans toutes les pierres, sont provenues, selon lui, d’autant de portions de la semence propre à chacune de ces parties.

Ce sentiment, Monsieur, ne vous paroît-il pas admirable ? Il a pour fondement principal une espèce de chair qu’on trouve, dit Langy, en certains tems de l’année dans vos jardins, sans os & sans animal : c’est ce que vous appeliez en Latin Caro fossilis. Ce n’est autre chose sans contredit qu’un amas de semence d’insectes, ou d’insectes mêmes qui commencent à se développer ; ce qui ne peut avoir aucun rapport à la production des corps marins ou de leurs parties dans la substance des pierres. D’ailleurs a-t’on jamais reconnu qu’il se soit fait un partage de la semence propre à la génération d’un corps, pour former seulement un pied, un bras, une jambe, dans la matrice même convenable à cette génération ; moins encore une partie de ces parties, un doigt, un os, ou autre chose ? Ce sentiment n’est-il pas absurde ; & le contraire ne peut-il pas passer pour démontré ? On a vû des corps naître sans bras, sans jambes, même sans tête ; mais a-t’on entendu parler de bras ou de jambes nés sans corps ? Les coquilles quelles qu’elles soient, sont la peau, la maison ou la défense de l’animal. Il se la forme à lui-même à proportion de son accroissement ; & il l’augmente d’un jour à l’autre par une matière gluante qui transpire de son corps. La peau d’un animal croît avec lui, l’écorce avec l’arbre, la coque avec le fruit ; mais jamais on n’a vû, même dans les matrices naturelles, de peau d’animal naître sans l’animal même, d’écorce se produire sans le tronc de l’arbre, de coque ou de peau de fruit croître indépendamment de la substance dont elles sont la défense & la couverture. Cela sembleroit cependant mille fois plus naturel, que la génération sans poisson de l’extérieur de certains corps marins, ou de quelques-unes des parties de cet extérieur dans la substance des pierres qui leur est absolument étrangère.

Cependant après un grand nombre de mauvaises inductions tirées de certains faits qui n’ont aucun rapport à son opinion, le Docteur Langy finit son Traité en ces termes : Qu’il est évident de tous ces faits, que la production des coquillages de mer dans nos montagnes, non-seulement n’est pas impossible, mais même qu’elle est fort probable. J’espère au contraire que vous en concluerez avec moi, que cela est non-seulement impossible, mais même hors de toute probabilité.

Il ne s’est point encore trouvé jusqu’ici, & jamais sans doute il ne se trouvera comme les ignorans se le persuadent, de canaux souterrains qui de la mer conduisent jusques sous les montagnes les plus éloignées d’elle.

S’il y en avoit, on en découvriroit les conduits ; ce qu’on n’a pas encore fait. Mais quand même ces conduits chimériques existeroient, y a-t’il aucune probabilité que la semence des poissons & des animaux marins pût se filtrer à travers la substance des montagnes, souvent jusqu’à leur sommet, comme Langy le prétend, ou y devenir féconde après y être parvenue ?

Le partage de ces semences & la génération par parties que l’Auteur suppose, est un monstre dans la nature & dans le systême de la génération. D’ailleurs il ne se trouve pas seulement dans la substance des pierres des dépouilles & des parties d’animaux marins ; on y voit encore toutes sortes d’animaux terrestres entiers & par parties, comme l’a justifié un docte Allemand dans un Traité particulier des choses singulieres qui se rencontrent dans les pierres de son pays. Or certainement le passage de la semence propre à la génération des animaux terrestres ne pourroit avoir lieu de la terre qu’ils habitent à travers la substance des montagnes, moins encore y devenir féconde. Il n’est pas même seulement question des corps d’animaux marins & terrestres & de leurs parties que les montagnes renferment, comme je vous l’ai fait observer ; il s’agit encore de tous les corps étrangers à leur substance, barques, ancres, poutres, pierres d’une couleur ou d’une qualité différente, poignées d’agate ou d’autre matière, pièces d’or & d’argent fabriquées de main d’homme qu’on y trouve. Ces corps ne peuvent évidemment avoir été produits dans ces pierres par aucune semence ; & ils ne sont pas moins que les corps des animaux marins & terrestres, des preuves sans replique de la fabrication de nos montagnes dans le sein de la mer même.

Sentiment d’Omar.

L’Orient a produit aussi plusieurs Auteurs, qui ont traité des marques que la mer a laissées de son séjour sur les différentes parties du globe. Mais celui de tous qui a porté cette connoissance plus loin, est Omar-el-aalem, c’est-à-dire, le sçavant Omar, qui enseignoit à Samarcande il y a environ neuf cens ans. Il soutenoit qu’il y avoit par toute la terre & dans son sein des preuves incontestables, qu’elle étoit sortie de la mer par une diminution insensible de ses eaux qui duroit encore. Il fondoit cette opinion sur ce que là croûte étoit, disoit-il, pétrie avec un ciment composé de diverses coquilles de ses poissons ; & que cette pâte mêlée de ces matières différentes pénétroit dans sa masse jusqu’à une telle profondeur, que relativement au travail présent de la mer, elle avoit dû employer plusieurs milliers d’années à la composition de cette même croûte, à la continuation de laquelle elle travailloit chaque jour sur les rivages. Il y conduisoit ses Disciples ; & de là il les menoit aux montagnes, & leur montroit par la comparaison du travail d’un de ces lieux avec l’autre, qu’ils étoient le même ouvrage, l’un seulement plus ancien, l’autre plus récent.

Il appuyoit son sentiment par des cartes Géographiques qu’il avoit eu le bonheur de recouvrer, dressées plus de deux mille ans auparavant avec la dernière exactitude par les soins des Rois de Perse & des Indes. Il faisoit remarquer par l’état antérieur des côtes de ces Royaumes, que la plûpart avoient déja changé de Méridien ou de longitude en se prolongeant plus ou moins vers la mer, même jusqu’à deux dégrés, suivant la disposition plus platte ou plus élevée du terrein. Cela étoit si vrai, qu’aux côtes où la mer étoit marquée dans ces Cartes anciennes avoir eu peu de profondeur, & où il y avoit des Isles, elles se trouvoient déjà jointes au Continent, tandis que d’autres qui ne se voyoient point auparavant, s’étoient montrées plus avant dans la mer. Au contraire il ne s’étoit fait aucune prolongation de terrein sur les rivages, au pied desquels on voyoit dans ces Cartes que la mer avoit eu un plus grand fond, la diminution de ses eaux dans ces endroits, ou l’augmentation de son fond n’ayant pas été assez considérable pour devenir sensible.

Omar joignoit à ces Cartes des Traités de Géographie des mêmes tems, où étoient marqués les noms des principales Villes maritimes, les promontoires, les Isles, leur grandeur, leur figure, le fond de la mer sur ses différens rivages jusqu’où la sonde avoit pû arriver, la distance de la ligne & du premier Méridien. Tous ces lieux étoient marqués dans ces Traités relativement à ces Cartes anciennes ; ce qui servoit à en confirmer la justesse. En même-tems Omar prouvoit par-là le changement arrivé à la figure des côtes, tant par la diminution de la mer que cet Auteur estimoit sur diverses observations à trois pouces ou environ par siècle, que par le sable, les limons ou autres matières qu’elle poussoit chaque jour vers ses rivages, & qui aux endroits plats & propres à recevoir ces matières, faisoient paroître la diminution plus considérable & plus prompte qu’elle ne l’étoit en effet. Mais les jaloux de la gloire d’Omar l’ayant accusé de donner atteinte à la supputation de l’âge du globe, tel qu’il étoit marqué dans l’Alcoran, il fut obligé d’abandonner Samarcande, & de se réfugier dans un petit canton voisin de la mer, où après sa mort on lui éleva un tombeau qui subsiste encore. J’ai connu aussi en France des personnes d’un nom & d’un mérite distingué, qui étoient du même sentiment ; & je les citerais ici, comme ils le méritent, si je n’étois persuadé qu’ils sont bien aises d’être inconnus par ces endroits, non-seulement à un Peuple jaloux des opinions dans lesquelles il a été élevé, mais encore à certains Sçavans, que la prévention a mis hors d’état de distinguer entre la Philosophie de la Religion, & de reconnoître que ce qui est vrai ne peut jamais cesser de l’être & de l’avoir été, indépendamment de toutes les autorités contraires.

Dernieres preuves de la diminution de la mer.

Mais continua Telliamed, outre tant de preuves que je vous ai déja rapportées de la diminution de la mer, l’eau saumâtre ou salée qu’on trouve dans les plaines de sable de l’Afrique ou de l’Egypte, & en beaucoup d’autres Pays du monde, lorsqu’on veut y creuser des puits, est une nouvelle preuve de cette vérité. N’est-elle pas un effet du sel que la mer a mêlé à ces sables, en les rassemblant dans ces lieux ? Pourquoi les eaux de ces puits, comme de tous ceux qu’on creuse dans les pays où il ne pleut jamais ou très-rarement, sont-elles plus salées qu’ailleurs ? Les puits salés qu’on rencontre en plusieurs contrées éloignées de la mer ; les mines & les carrières de sel qu’on découvre en certains lieux, que leur dureté ou les terreins qui les couvrent n’ont pas permis aux pluies de pénétrer & de fondre ; les lacs salés des pays chauds où les mêmes pluies sont peu fréquentes, ne sont-ils pas des preuves évidentes, que les eaux de la mer ont formé & couvert pendant long-tems cette croûte du globe que nous habitons ? Pourquoi le sel est-il si rare en Ethiopie, & dans toutes les régions situées entre les deux Tropiques, si ce n’est parce qu’il y pleut pendant quatre mois de l’année, & que la chûte continuelle de ces eaux douces a dessalé les terreins qu’elles pénètrent ? Mais de quelques pluies que les pays soient arrosés, & de quelque nature que soit leur substance, rochers, sables, terre ou pierre, le sel que la mer a mêlé à leurs compositions s’y conserve toujours plus ou moins. En effet, si l’on calcine des pierres ou du sable ; si l’on passe à l’alambic de la terre, des métaux, du bois, des plantes, ce qui a vie ou ce qui n’en a point, ce que la terre renferme ou ce qu’elle produit, même de l’eau douce ; on trouve partout du sel, & des vestiges de celle à qui toutes choses doivent leur origine.

Enfin, Monsieur, indépendamment de tant de preuves, l’extérieur de certaines montagnes est encore un témoignage des plus forts & des plus sensibles de la main de l’ouvrier qui a été employé à les former. Ces témoignages, sur-tout dans des lieux élevés, représentent si parfaitement l’effet que le débordement d’un torrent ou d’une rivière bourbeuse produit sur les terreins qui viennent d’en être inondés, qu’il n’est pas possible de ne point reconnoître sur ces montagnes la même configuration, que les eaux de la mer ont imprimée sur les matières qu’elles y ont apportées & placées. On ne peut s’empêcher d’y remarquer ces arrangemens égaux, dont nul art n’est capable d’imiter la justesse & de suivre les contours qu’elles y ont formé successivement & feuille à feuille sur l’inégalité des terreins.

C’est ce que l’on remarque en allant de Marseille à Aix, à trois quarts de lieue de Septême, où sur le sommet d’une montagne située sur la gauche, la vase apportée du côté du Nord-Ouest, ou du Martigue, a fait en mourant l’arrangement juste des lits qui terminent cette éminence. On voit à Tripoly de Syrie un pareil arrangement à mi-côte sur la gauche, en regardant le Liban d’un bâtiment mouillé au milieu de cette rade. Ces lits distingués sont arrangés avec tant de justesse sur la tortuosité du terrein, qu’ils ne sont pas plus épais dans un endroit que dans un autre ; preuve non douteuse qu’ils ont été produits par les dépôts que les eaux ont faits dans ces lieux de ces différentes matières. Il est encore visible, que ces matières ont été apportées du côté de Tripoly par des courans venant du Sud ou de Damas. C’est de ce même côté qu’ont été voiturées les matières dont se sont formés pareillement les lits qu’on remarque dans les montagnes du Cap-Bon, & dans toutes les autres qui du côté de l’Afrique bordent la mer Méditerranée. Au contraire les lits des montagnes opposées, telles que celles de Gênes, de l’Apennin, de la Morée & de la Caramanie, ont été fabriqués d’une matière apportée du Nord & du Nord-Est par les courans qui en venoient. Ce long rocher qu’on voit à droite proche de Melun en venant de Fontainebleau à Paris, a été de même composé par lits, les uns plus tendres, les autres plus durs, des matières diverses que les eaux de la mer venant du côté de la Bise entraînoient avec elles. Un courant de traverse qui alloit du sens de la rivière de Seine & qui en a creusé le lit, ne leur permit pas de porter au de-là ces matières, & les borna en la manière qu’on le voit.

C’est en cette sorte que les montagnes dont la Méditerranée est bordée, & une infinité d’autres composées comme elles des matières de certains courans, ont été terminées par d’autres qui les rasoient, & qui s’opposoient à leur prolongation. Vous ne pouvez vous promener sur les boulevards de Paris du côté de la porte St. Antoine, sans remarquer le même ouvrage dans celles qui sont voisines de Montfaucon, ni considérer cette butte, sans y reconnoître cet arrangement de lits & de matières diverses, les lieux d’où elles ont été apportées, & le sens des courans qui les ont terminés. Le flux & le reflux de la mer dont ces courans étoient aidés, passoit alors sur tout le terrein où la Ville de Paris est située, y entrant avec rapidité du sens de la Seine, & s’étendant sur la plaine de S. Germain & de S. Denis, il laissoit à droite la montagne de Montfaucon, & à gauche celle de Ste. Géneviève qu’il rasoit, tandis qu’il formoit à l’embouchure de ce golfe la petite montagne de Montmartre. Ainsi non-seulement l’aspect de toutes les montagnes escarpées nous apprend la manière de leur composition par lits : la terminaison même de ces montagnes nous enseigne encore l’endroit d’où est venue la matière qui les compose. Pour peu donc que l’on ouvre les yeux sur la fabrication des montagnes de notre globe, on trouve en elles-mêmes des témoignages non-douteux de leur origine.

Enfin une nouvelle preuve que toutes nos montagnes sont l’ouvrage des eaux de la mer, & ne sont qu’une croûte accidentelle au globe, c’est qu’il n’y en a aucune que l’on ne puisse percer du haut en bas, & dont on ne trouve bientôt la fin ; ce qui n’arriveroit point, si elles étoient l’effet d’une création.

Récapitulation des preuves de ce Systême.

La conformation du globe apparent de la terre & celle de la partie que la mer nous cache encore, l’extérieur de nos montagnes & leur intérieur sont donc des preuves également invincibles de la vérité de mon systême. La position & l’aspect de ces montagnes, les matières dont elles sont composées, les pierres de toutes les sortes, les marbres unis & variés qui ne sont que des congélations, les lits de cailloutages renfermés entre deux autres couches de sable, la ressemblance de ces matières avec celles que la mer emploie encore chaque jour dans son fond ou sur ses bords, les lits qu’elles composent & leur arrangement ; les corps terrestres & étrangers, du bois, du fer, des plantes, des os d’hommes & d’animaux, des pierres d’une substance différente, insérés dans la masse de nos montagnes ; les coquillages sans nombre, connus & inconnus, lardés encore dans leur superficie comme dans leur intérieur, les bancs entiers qu’on en rencontre en divers endroits de la terre, tant d’autres corps marins trouvés dans leur sein ; tant de coquilles, de plantes & de feuilles propres à certaines régions, découvertes dans la composition des terreins de certaines autres contrées situées dans des parties du globe fort éloignées ; la manière toujours horisontale dont ces différens corps sont arrangés dans ces terreins ; les Isles anciennes unies au Continent, & les nouvelles qui se sont montrées ; les ports qui s’effacent, tandis que d’autres naissent ; les Villes abandonnées de la mer, les nouveaux terreins dont nos continens s’accroissent visiblement ; les lacs, les puits salés ; les eaux saumâtres, les carrières de sel pur conservées en des lieux très-distans de la mer ; mille bâtimens propres à elle seule, qu’on rencontre dans des contrées les plus éloignées d’elle ; l’aspect des terreins voisins de ses bords, tellement semblable à celui que ses eaux offrent à nos yeux, qu’il n’est presque pas possible de les distinguer, surtout dans des tems qui ne sont pas bien nets, en sorte que nous croyons voir la mer, quoiqu’elle soit hors de la portée de notre vue ; tout enfin dans la nature nous parle de cette vérité, que nos terreins sont l’ouvrage de la mer, & qu’ils en sont sortis par la diminution de ses eaux.

Usage qu’il peut avoir.

Ceci, Monsieur, n’a rien de moins certain, continua Telliamed, que l’est la mesure de cette diminution. Il y a eu un tems où la première des montagnes du globe a commencé à se revêtir d’arbres & de verdure, un autre où les animaux ont commencé à la peupler, & un autre où elle commença d’être habitée par les hommes. Si ces momens ne peuvent être connus avec justesse & précision, au moins peut-on en approcher, en posant pour fondement que depuis la découverte des premiers terreins, la diminution des eaux de la mer a toujours conservé un dégré d’égalité proportionné à l’étendue de leur superficie ; en sorte que se rétrécissant d’un siècle à l’autre, & devenant de jour en jour chargée d’un plus grand nombre de matières étrangères, qui augmentent la force des rayons du Soleil agissant sur ses eaux pour les dissiper, la diminution s’est accélérée à proportion d’un jour à l’autre.

Ces principes une fois posés, il ne s’agit plus que de connoître la mesure de la diminution actuelle des eaux de la mer & de l’augmentation de la terre ; ce que le mesurage de la mer peut établir dans l’espace de deux ou trois cens ans au plus. Après cela il sera facile de connoître le nombre des siècles qui se sont écoulés depuis que la première de nos montagnes a montré sa tête au-dessus des flots, en prenant l’élévation de la plus haute sur la superficie actuelle des eaux de la mer. En effet cette élévation étant connue, on sçaura par le progrès présent de la diminution des eaux de la mer pendant un siècle celui des siècles précédens. Par conséquent on connoîtra le tems qu’elle a employé à cette diminution, depuis la découverte des plus hautes montagnes, eû égard cependant à ce que leurs sommets ont perdu de leur première hauteur depuis qu’ils élevent leur tête au dessus des eaux de la mer. Et certes ce déchet doit être considérable, puisque depuis tant de siècles ces sommets sont exposés à l’attaque des vents, des pluies, des neiges, du froid & du chaud, qui ont dû les moudre & les abaisser.

On pourra de même sur la seule connoissance du progrès de la diminution de la mer d’un siècle à l’autre, juger à peu près du tems depuis lequel ce globe est habité par les hommes. Il suffira pour cela de reconnoître les endroits les plus élevés des montagnes dans la pétrification desquelles on trouve de la terre cuite, qui est l’ouvrage de la main des hommes. En mesurant ensuite l’élévation de ces lieux au-dessus de la superficie présente de la mer, on sçaura le tems où ses eaux étoient occupées à rassembler les matériaux employés à cette pétrification, qui sera elle-même une preuve que le genre humain existoit alors sur la terre. Par exemple, si l’on trouvoit des morceaux de brique ou de terre cuite dans des carrières élevées au dessus de la mer de douze cens pieds, en supposant la mesure commune de la diminution de ses eaux à trois pouces par siècle, on sçauroit que la terre étoit habitée par les hommes il y a près de cinq cens mille ans, & peut être plus. Je dis plus, ajouta notre Philosophe, parce que certainement les hommes n’ont pas inventé dès leur origine l’art qui a appris à cuire la terre pour leur commodité, & parce qu’on ne peut pas même être sûr que l’endroit le plus élevé où l’on aura trouvé de la terre cuite, soit le plus haut de ceux qui en renferment. Mais on sçaura au moins la mesure du tems depuis lequel cette pétrification s’est formée ; & il demeurera pour constant que le genre humain existoit dès ce tems-là : tems qui sera sans doute fort supérieur à l’étendue des siècles dont les histoires des Chinois, celles des Egyptiens, & les Observations des Babyloniens font mention, quoique les premiers montrent des chronologies suivies depuis quarante mille ans, qu’il y en ait eu d’aussi anciennes chez les Egyptiens, ainsi que des observations Astronomiques de cinquante mille ans, & chez les Babyloniens de cinq cens quarante-mille ans, comme, un grand nombre d’Auteurs très-anciens l’ont attesté.

On ira plus loin, Monsieur, & c’est ici l’objet le plus utile de cette étude. Car ajoutant à ces premières connoissances celle de l’étendue présente de la mer & de sa profondeur, ce qui n’est pas impossible, la surface du globe étant aujourd’hui presque toute connue, & mon Aieul ayant trouvé l’art de faire descendre en sûreté des hommes dans ses abîmes les plus profonds pour en connoître la juste mesure, on pourra juger du progrès futur de la diminution de la mer relativement aux eaux qui lui restent, & à la profondeur que leur superficie nous cache. Or de ce progrès il sera aisé de conclure combien de siècles seront nécessaires pour l’épuisement total des mers qui existent, & en quel tems à peu près la terre cessera d’être habitable, les hommes & les animaux périssant avec les choses que l’humidité & la chaleur du Soleil produisoient & qui leur servent de nourriture.

Ce sont ces connoissances du passé & de l’avenir auxquelles on parviendra, en supposant que l’état du Ciel par rapport au globe de la terre ait toujours été le même depuis que les sommets des premières montagnes ont commencé à élever leur tête au-dessus des eaux, & que cet état ne changera point jusqu’à leur entière destruction. Mais ce qui vous surprendra, Monsieur, est que malgré l’opinion généralement reçue que l’état du monde tel qu’il nous paroît a toujours été le même, & qu’il ne cessera point d’être tel jusqu’à son entier anéantissement, ce systême n’est pas si certain, que le sentiment opposé ne soit appuyé sur des faits & des traditions assez bien fondées, & n’ait été soutenu par plusieurs Philosophes très-éclairés, tels que Phérécyde & toute l’Ecole Péripatéticienne. C’est ce dont je vous entretiendrai au premier jour. En attendant, pour vous préparer à entrer avec plus de facilité dans ce que j’ai à vous exposer sur cette matière, prenez, s’il vous plaît, la peine de relire les soirées de la Pluralité des Mondes que je vois ici parmi vos livres. L’ingénieux badinage de l’Auteur y a établi si sensiblement l’état des autres globes opaques de notre tourbillon, qui ne sont en rien différens de celui que nous habitons, que vous ne serez pas obligé d’entendre de ma bouche avec moins de plaisir que vous n’en aurez à cette agréable lecture, des choses si singulières, qu’elles sont au delà de notre vûe & de notre imagination, & renferment ce qu’il y a de plus secret & de plus caché dans la nature.



  1. De ce nombre sont Fracastor, François Calcéolario, Louis Moscardo, Pierre Massei, Césalpin, Kircher, Fabio Colona, Imperato, &c.