Températures extraordinaires observées pendant l’expédition de Khiva

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TEMPÉRATURES EXTRAORDINAIRES
OBSERVÉES PENDANT L’EXPÉDITION DE KHIVA.

La conquête de Khiva par les Russes n’a point été achetée au prix d’une lutte contre les hommes. En effet, les Turcomans se sont montrés d’une faiblesse peu ordinaire, même chez les peuples les plus sauvages. Cependant les troupes impériales n’en ont pas moins eu l’honneur de triompher du soleil ennemi, fort dangereux et qui, depuis le jour ou les Macédoniens disparurent dans les sables de Jupiter Ammon, a malheureusement arrêté plus d’une fois les troupes civilisées dans leur lutte contre les barbares.

Le cabinet de Pétersbourg avait très habilement choisi pour l’expédition, le printemps, qui est à peu près la seule saison où les steppes sont praticables, car les froids de l’hiver y sont aussi excessifs que les chaleurs de l’été y sont étouffantes ; cependant comme on s’attendait à rencontrer les plus grands obstacles naturels, on avait décidé que plusieurs colonnes, dont le rendez-vous général serait Khiva, se dirigeraient vers la cité dont on voulait opérer la capture. Cette opération importante a été exécutée, comme on le sait, à la fin de juin ; mais les troupes commandées par le colonel Markosoff ont été obligées de battre en retraite devant une température trop étouffante, événement dont nous devons étudier les causes et l’histoire.

Le colonel Markosoff avait débarqué à Krosnovodsk, port du Turkestan que les Russes possédaient depuis longtemps de fait sur la mer Caspienne. Mais il n’avait pas moins de 1 000 kilomètres à faire dans la steppe avant d’atteindre Khiva, qui est construit dans une espèce d’oasis, non loin du fleuve Amour. C’est dans cette partie de la steppe que coulait anciennement une branche aujourd’hui desséchée du fleuve Amour, qui se jetait dans les temps anciens dans la mer d’Aral comme dans la mer Caspienne. En effet, l’empire du désert augmente de jour en jour dans ces régions aussi bien désolées par suite de l’indifférence des hommes que de la rigueur du climat. On ne trouverait plus un être vivant dans cette vaste contrée qui renfermait jadis des peuples innombrables, si les neiges accumulées pendant l’hiver ne formaient une sorte de réserve que le soleil fond progressivement et qui, au moins pendant quelque temps, remplit les fonds des vallons et surtout les puits où viennent s’abreuver les voyageurs. Quand la saison chaude est déchaînée, nul, parmi les nomades eux-mêmes, ne peut braver impunément les ardeurs du soleil. Ceux qui ne restent pas tapis dans l’ombre des oasis s’enfuient vers le nord, du côté des Kirghiz.

Après des difficultés inouïes, le colonel Markosoff parvint à atteindre des puits assez abondants. Mais pour continuer sa route, il lui restait à franchir un désert dans lequel on avait à marcher six jours, avant d’atteindre les puits d’Orta Kin, station d’où Khiva pouvait facilement être gagnée. Les Russes se mirent en route le 16 avril, après avoir pris toutes les mesures dictées par la prudence ; non-seulement chaque soldat portait sur lui une petite provision d’eau, mais les chameaux de l’expédition étaient chargés d’un grand nombre de barils. La ration de chaque homme avait été fixée à quatre bouteilles, et celle de chaque cheval à cinq litres par jour. Mais l’air était si sec et l’évaporation si active dans cette partie de la route, que l’eau des tonneaux diminua, dit le récit officiel russe, dans une proportion effrayante. Le 18, on s’aperçut que les barils, qui contenaient 50 litres au départ, n’en renfermaient plus que 35.

Cette surprise terrible troubla d’autant plus les Russes que le sable mouvant avait été bouleversé par des événements géologiques, et qu’on avançait très-péniblement dans un sol raboteux. En même temps le soleil dardait avec une force extraordinaire. Le récit officiel prétend que la température dépassa 55° Réaumur, car les thermomètres qui n’avaient été gradués que jusqu’à ce point, cassèrent tous.

Pour comprendre comment il a pu en être ainsi, il ne faut pas oublier que le plateau central de Tartarie est très-élevé au-dessus du niveau de la mer, que l’air est d’une sécheresse absolue, et qu’il n’y a pas dans tout ce pays maudit le moindre arbre pour donner un pouce carré d’ombre. Nous avons à peine besoin de faire remarquer que, pour prendre une bonne mesure thermométrique, il faut soustraire la boule de l’instrument à tous les rayonnements extérieurs, comme l’a fait Coutelle dans sa fameuse opération égyptienne. Au point de vue physique, la température a été mal prise ; l’opération doit être considérée comme erronée. Mais au point de vue réel, les soldats russes, que rien n’abritait, ont supporté une température supérieure à 55° Réaumur, un peu moins de 70° centésimaux et un peu plus de 155° Fahrenheit.

Le lendemain, cette température étourdissante, unique dans les annales météorologiques, commençant de nouveau à se produire, le colonel Markosoff comprit qu’il était imprudent de persister dans une pareille entreprise et qu’il fallait retourner en arrière. Quoique décidée en temps opportun, la retraite ordonnée par cet habile officier eût elle-même été mortelle s’il n’avait disposé par échelons des réserves de troupes et de chameaux portant des outres d’eau. Grâce à cette sage précaution, les soldats purent trouver quelques ressources en se rabattant sur leur arrière-garde, mais cette eau insuffisante et de mauvaise qualité, eût été elle-même épuisée trop rapidement, si des éclaireurs n’avaient découvert des puits que l’on croyait comblés par les ennemis.

Les Turcomans qui occupaient celle station ayant été chassés par quelques coups de fusil, on put désaltérer enfin les troupes et songer à sauver les traînards, au-devant desquels on envoya des chameaux chargés d’eau. On découvrit un grand nombre de malheureux soldats qui, tombés dans un état complet d’évanouissement, attendaient la mort au milieu des sables.

Quoique rafraîchis d’une façon providentielle, inespérée, les soldats russes avaient trop cruellement souffert dans cette courte campagne, pour qu’il fût prudent de la reprendre. Les troupes du colonel Markosoff furent contraintes de battre définitivement en retraite sur Krasno-Vodik, où la nouvelle des succès obtenus par les autres sections de l’armée vint les consoler de l’échec que l’extraordinaire chaleur du soleil leur avait fait subir.