Terre Promise (Eugène Morel - La Revue blanche)/4

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La Revue blancheTome XIV (p. 56-73).

Terre Promise  [1]
troisième partie
VII

— Père ! tu m’aimes ?

La nuit pesait lugubre, sur la question de l’enfant.

— Ça ne va pas, mon chéri ?

— Si ! Mais dis-moi que tu m’aimes.

— Je t’aime, mon petit Jacques. Dors. Je t’aime beaucoup.

— Gros comme quoi tu m’aimes ?

— Gros comme une maison.

L’enfant s’assoupissait, les deux mains sur son cœur comme s’il y pressait, n’ayant d’autre poupée, l’assurance que son père, là, tout près, l’aimait bien. Il dormait donc. Georgette dormait ; les pleureuses questions ne l’avaient pas réveillée.

Seul dans la mansarde vaste comme la Misère, Pilleux tournait et retournait son manteau d’amertume, toujours plus lourd, qu’il le mît sur le bras, sur l’une, ou l’autre épaule, toujours plus lourd…

— Papa !

— Mon petit Jacques ?

— Tu m’aimes ?

— Je t’aime. Dors.

De nouveau l’enfant sommeillait. Mais lui, au fond de l’inquiétude où ne descend pas le sommeil, vers qui appellerait-il, même parmi les plus chers, qui le rassure d’un : je t’aime, je suis là, je te protège ; dors !

Ni cette femme qui dormait, ni l’enfant qui souffrait…

Humanité ! vague évocation du mot humanité, il s’adressait à toi, comme à l’être plus vaste, plus fort, qu’on aime, qu’on sert avec quelle soif d’être bon, d’être utile ! dont on voudrait seulement qu’un peu elle vous protège…

— Humanité ! Tu m’aimes ?

Sourde ! Pas d’amour de tous pour un. D’un à un, quelquefois, et même d’un pour tous en des crises, héroïsmes, actes exceptionnels. La place de l’amour est restreinte chez l’homme et il est mauvais qu’il aime trop. D’homme à homme comme de bête à bête, rien que haine, et juste assez d’amour pour nourrir une femme et des petits qui prolongeront cette haine. Pour tous, bataille !

— Moi le vaincu !

Assis sur le grabat, la tête entre ses mains, il rage. Dans ses muscles de la colère, de la force en son corps qu’il étire et qu’il crispe. Mais rien que vide et ennui dans sa cervelle déchue. Impuissance !

Ah ! frapper cette tête vaine contre les murs, par des coups y réveiller l’idée engourdie, — et des cris ! hurler, trépigner, manger le sol, et, comme son corps, crisper son âme…

Impossible ! Garrotté par une double chaîne, il ne bouge ! Comme dans le sac où l’on coud le mort et le vivant, si serré qu’il ne peut respirer ni se débattre, — la femme qui dort, l’enfant qui souffre, — il ne bouge, dans le cachot de cette mansarde, où le rivent ces deux haleines de faibles qu’il ne faut pas troubler.

Aussi le calment-ils, comme par un merci de respecter leur sommeil, ces deux souffles où il suit, dans leur douce cadence, les rêves heureux posés sur les dormantes silhouettes apparues au vague bleu de la nuit étoilée.

Les faibles ! Comme ils se sont cramponnés à lui ! Ils l’attachent au sol, à la vie acceptée, mais ils écartent en retour le désespoir, ils posent leurs douces mains sur la bouche qui maudit, lui versent le nouveau courage de toute leur confiance en lui.

— Ne désespère pas !

Meule stupide de la vie à rouler. Pénible marche, boulet au pied, les yeux bandés… Assez ! halte ! un pas de plus, à quoi bon ! Puisqu’on ne sait où on va… Sans doute on tourne en rond, on n’arrivera jamais…

On ne voit pas, mais l’enfant qu’on porte y voit pour vous. Juché sur vos épaules, et lourd, il voit de haut… Le bonheur devant lui. Va ! va ! petit père ! Je t’en prie ! Porte-moi jusque-là ! — Il a la certitude…

Tant qu’on ne le posera pas par terre…

Puis lui-même, quelque jour, continuera la route, vers le bonheur qu’il aura cessé de voir, mais vers lequel pourtant il se laissera conduire…

— Du bonheur ! y en aura-t-il pour toi, petit être ? Et pourquoi n’y en aurait-il ? Ah ! que l’amertume lâche, comme une fièvre que l’aurore calme, tombe…

Oui ! Oui ! je t’en ferai, du bonheur, tu en auras ! Sinon en France, ailleurs !

Nous verrons d’autres terres. Je ne serai plus sans travail. Je traquerai le travail partout où il se cache. Je l’atteindrai. Nous serons riches… Tu seras heureux !

Les terres tropicales, les Amériques de fièvre et rêve, et jeune sève !

Faux ! Faux ! Des mots pour s’étourdir ! L’argent ? Pour partir… Et la santé pour que le petit tienne au climat…

— Je partirai… je réussirai !

Il se raidissait contre le vrai, le désespérant. Le froid, la toux, chassaient le sommeil de l’enfant. Demain, que faire ! Où manger, où trouver des sous, de l’ouvrage… Tout l’assaillait, froid, maladie, chômage… Il tenait bon, défiait encore l’ennemi. Jusqu’à la mort il attendrait le renfort promis : de l’ouvrage ! de l’ouvrage ! Il y en a ! Je le sais ! J’en trouverai, et un jour il y en aura pour tous ! Oh ! que tu tardes, Révolution sociale ! De l’ouvrage, seulement d’ici jusqu’à toi, que je puisse te voir ! — Comme un brave son drapeau devant la gueule des fusils, il élevait bien haut l’espoir d’un monde futur, et il criait au froid, à la faim, à la toux qui secouait son petit, que cet espoir mourrait, mais ne se rendrait pas !

Révolution… révolution…

Pour tous, pour tous, un jour il y aura de l’ouvrage !

À la longue du sommeil embarbouille ses rêves. Le possible se fait vrai, le futur s’accomplit. On l’embauche. Il travaille. Il amasse quelque argent. Alors, il part… Amériques de fièvre et de rêve… Là-bas, bien loin,.. Tellement loin que d’ici cela semble du bonheur…

On y a de l’ouvrage ! Un jour, l’on est revenu… On est un riche. Un bon riche, qui se consacre à l’avenir de tous…

Et chez lui, c’est, revenue, la pendule qui dit l’heure, comme autrefois. La commode d’acajou, les livres, le lit confortable, et Jacques devenu grand…

Mais Jacques réveillé :

— Père ! Père !

— Qu’y a-t-il ? Qu’as-tu ?

— Là ! Regarde ! Père ! J’ai peur !

— Mais il, n’y a rien ? Dors !

— Je ne peux pas. J’ai peur.

— Peur de quoi ? Ne suis-je pas tout près de toi ? Il faut pas avoir peur.

Il pensait : il a peur parce qu’il a faim, et se taisait. L’enfant, de tout son cœur, tâchait de dormir ; et pour mieux y parvenir :

— Tu m’aimes, dis ?

— Mais oui. Jacques. Mais dors.

— Je tâche.

— Il faut dormir, mon Jacques, pour être bien portant, grand, fort. Car tu verras, il y aura de bons jours. On aura tout ce qu’il faut. Et de bonnes choses, et des joujoux ! Oh ! mais il faut bien dormir, pour ça, être très sage. Dors, Jacquot, n’aie pas peur. Dors. Je suis là. Je t’aime.

Est-ce qu’il dormait ? Enfin !

Mais jamais pour de bon. La toux à tout moment l’éveillait, le secouait. Puis, faible, il retombait à des repos si lourds qu’ils semblaient essayer la mort…

Alors, de nouveau, dans le silence noir, le souffle de l’enfant s’éteignant, la rage du père tarie, — au-dessus des fronts pâles les rêves battaient des ailes.

Dans l’ombre propice, quels anges venaient consoler les pauvres ? La Sainte Vierge elle-même, les mains pleines d’espoir, peut-être descendait ?

Ils voyaient, tous les trois, dans la nuit, une lueur…

Et c’était rouge ! Oui, rouge, saignant, fumant, resplendissant : de la viande ! Une odeur douce s’épandait dans l’air. L’eau venait à la bouche, le rose de joie aux joues. Des légumes souriaient, et les bouteilles versaient en chantant le vin fort, et d’invisibles mains rompaient le beau pain blanc.

Comme pour se signer, ils portaient leur main vide à la bouche…

Et ils adoraient :

O source de Vie, ô Verbe qui t’es fait chair, ô viande, ô pain, ô vin, ô vous qui êtes aux cieux, oh ! descendez en nous ! que votre règne arrive !

Oui, le pain, comme un ange, planait sur le sommeil. Et la Vierge, faite chair, et ruisselant de gloire, les bénissait…

Victuailles ! — l’Idéal ! puisque c’était l’impossible…

Mais l’enfant, pour tousser, s’éveillait. C’était fait du mirage… En vain le père, anxieux, s’essayait au sommeil et rappelait la vision. L’enfant toussait, toussait. L’enfant ne dormait pas, parce qu’il avait faim. L’enfant mourrait pour avoir eu trop faim, trop froid. Oh ! que de mangeailles encore et que de succulences, sang versé, blés fauchés, bêtes mortes, vies de plantes broyées, pour mettre sur ses os tendres un peu de cette tendre chair, aimante, aimée, — assez pour achever de se construire un fils…

Mirage dissipé. Au petit Dieu famélique qui réclamait offrandes et sacrifices, Jean, les mains vides, offrait ses pleurs, ses rêves, ses baisers, ses prières…

L’enfant se mourait…

Petite idole de chair que des yeux de fidèles ont cru voir s’animer… Il n’est plus de croyants. L’idole, délaissée, garde son triste sourire qui ne bougera plus.

VIII

La vie ? À bout. La faim, au dernier cran. De travail sérieux, pas d’espoir.

Que faire ?

Besognes de raccroc. Vingt sous là, trente ici. La vie, de chance en malchance, sautait, retombait sur ses pattes, avec des bosses et des plaies…

On irait peut-être sans mourir jusqu’au printemps ?

Jacques, très las, trouvait longue la route des beaux jours. Si faible, que si la mort eût passé, elle l’eut pris. Mais pour que l’Assistance, qui a des hôpitaux, le prenne, le petit n’était pas assez riche de souffrance.

La pluie tombait à présent, glacée, monotone.

La pluie trempait le sol, réveilleuse de germes, et mêlée a la terre, nourrissait les jeunes graines, et fondant les chairs de l’enfant frêle, l’entraînait vers la terre, là où elle est féconde.

D’ouvrages de rares journées les argents épargnés avaient traîné, s’étaient morcelés, émiettés, pulvérisés, dans une chute plus lente à mesure qu’elle tombe plus bas, et comme cesse l’heure quand sonne l’heure prochaine, le repas d’hier avait fait place à la faim.

Passait la nuit lente, molle, humide, lente. Mais combien serait plus long le jour qui s’approchait sans pain !

Et l’avenir ?

Faute de dormir, ayant mangé, Pilleux pensait. L’avenir !

Un avenir, oui, le premier qui s’offre ou s’offrira : le travail. Un jour ou l’autre, le travail régulier peut-être va reprendre… À force de chercher, à n’importe quel prix, on trouvera à vivre, qui sait ? On fera vivre.

Serait-ce vivre ?

Le travail aujourd’hui, demain, morne, identique, indéfini, stupide. Ni pensée ni joie ; ne pas être, gagner. Femme et enfants ! les nourrir mais ne pas les voir ; et cela des ans, jusqu’à ce que le petit se sépare d’eux, mène une vie semblable. Avenir… Avenir de millions d’hommes. Heureux ? Ils se contentaient. Ils ne savaient pas. S’ils avaient su…

S’ils avaient su… Tout cela… Ce n’était pas nécessaire.

Cette vie n’était pas celle de tous ; d’aucuns s’en dispensaient, avec tant de raison ! Toutes ces choses qu’on peinait à faire, ne servaient pas ; ça ne servait à rien, la moitié de l’ouvrage. Pour avoir du pain, il créait du luxe ! Non vêtu, il tissait des habits de fête ! Sans asile, il érigeait des palais. Luxes si bêtes que seule la vanité de maniaques cossus motivait la masse d’efforts qu’ils coûtaient. Travail d’esclave ! travail forcené, inutile, — et qu’il fallait mendier ; il n’était pas un droit. Capital et travail se partageaient le monde. L’un garanti, libre, pouvant apporter, refuser, ayant place, toujours, et preneur, et le choix. L’autre, — prendre ! refuser… — oui, si la faim lui en eût laissé le répit ! — était libre, mais il fallait que l’autre apporte. — Droit de propriété.

Le droit ! vocable vide niché sur la misère, toujours là, comme un mur derrière lequel se passe ce qu’on ne peut savoir, et qui cache une fraude ou quelque égorgement de pauvre ! Qui l’écarterait donc, ce voile de toute plaie, masque des égoïsmes, épouvantail qui fait reculer le fort devant le faible, et proclamerait les droits de l’homme complètement, le droit de propriété, même sur celle des autres, le droit tout court, le droit naturel, comme ils disent, le droit tout simple, sans lois, le droit à tous les droits…

— Prenez, mangez. Ce dont vous avez besoin est à vous…

Pour garder les fruits mûrs du bec gourmand des hommes, s’il suffisait de tels mots, mannequins dépaillés, — hors du vieux monde, cage au travail, gîte à misère, par un trou quelconque, ne pouvait-on fuir, hors du vieux monde — ou de la vie ?

L’avenir !

Meilleur. — Ailleurs. — Amérique de fièvre et de rêve… Loin d’ici.

On ne sort pas de ce monde. Soumis à quelque agence, — car tout se paye et il faut corrompre les geôliers pour mettre quelque océan entre soi et la patrie ! — émigré, libéré conditionnellement, non content d’avoir donné toute sa jeunesse et tant de son courage au capital, aller lui conquérir de nouvelles terres, et faire reculer la nature devant lui !

Essayer cependant une fois la Terre Promise ! Il faudrait bien un jour un franc essai décisif, par lequel les rêveurs, en la réalisant, prouveraient le possible d’une société meilleure, jaillie vivante, armée de pied en cape, de leur cerveau…

Cela fut tenté. Endettés par avance, enfiévrés par les terres mauvaises, rebut de la société auquel on laissait prendre le rebut du sol, en guerre avec les bêtes, la nature, les sauvages, tant qu’humbles ils végétaient, et les civilisés dès qu’ils réussissaient, — ils ne s’élevaient pas vers le monde futur, ils aggravaient en l’agrandissant celui-ci.

Devant la nature vierge, on recommençait la vie. Pas autrement que jadis elle n’avait commencé. Esclavage, bataille, autorité, puissance des ambitieux, gloire des conquérants. L’expérience centuplait la vitesse de la métamorphose. Le monde moderne, pierre à pierre érigé par des siècles d’humains, poussait en quelques nuits, mais avec toutes ses tares.

Transplanter n’était pas assez. Avec des privilèges de climat et de sol, la chance du peu d’ennemis et des soins assidus, eût-on pu faire venir à bien la frêle Régénération, cette habituée des terres anémiques et droguées, esclave des tuteurs, plante de serre ! la pleine terre était trop robuste pour elle. Toujours les plus vivaces empiéteraient sur sa vie méthodique et bornée. Leur ombre la couvrirait. Contre ses racines lutteraient les racines du sol. Impossible ! Pour s’implanter en maître au sein de la nature, il la fallait d’abord dompter complètement, sans idéal, idée d’avance, tout à la lutte, dans une volonté, n’importe comment, de vivre.

S’expatrier ! Qui en France y consentait ? La bourgeoisie et le service militaire avaient bavé une colle tenace où s’engluaient les restes de l’antique race d’expansion. Un sourire triste régnait aux songes de lointain dont l’annonce seule jadis illuminait les faces. Comme l’eau des fleuves sèche dans les marais, que les grandes inondations d’autrefois ont laissés, on ne suivait plus le cours des flots vers l’océan, on attendait, en croupissant, qu’il vint à vous.

Où irait-on ? Ce monde de plus en plus accaparé laissait-il place à l’échappée des insociables ? Jadis plus dur, l’esclavage par endroits craquait sous l’effort, les agiles se glissaient de dessous la botte sociale, on courait les chemins, il y avait des pays… — Autrefois, autrefois ! — On allait de ville en ville, chacune différant de l’autre… On s’essayait à mieux… — on pouvait toute sa vie recommencer sa vie.

Et il y avait la guerre !

Partir… Ah ! pour n’importe quoi, fût-ce pour le roi ! La guerre ! Refuge de ce qui restait de sauvage au cœur de l’homme, elle était demeurée longtemps ; et s’y jetaient les braves, les avides, tous ceux que la vie de morne travail dégoûtait. À présent au rancart, ruine encore debout, inutile et qui gêne, et qu’on conserve à grands frais, pour la montrer… l’armée, encore peinte sur les façades sociales, l’armée, le pire ennui, la pire servitude ! — cohue de valets, de gens d’écurie, grugeant les maîtres, entretenant mal la ferraille dont l’Etat amateur embarrasse son musée, refuge de ceux qui fuient la vie, non plus parce qu’elle est morne, monotone et sans gloire, mais parce qu’ils la trouvent dure, pas sûre, pas tranquille, et que surtout il faut s’y donner tant de mal ! bureaucratie rouge, asile pour jeunes messieurs, maison de retraite pour fatigués de la vie future, couvent de sans-vocation, soldat, soldat ! c’était la dernière lâcheté.

Alors… Plus une fissure… Monde clos. La société l’enserre, cage solide. Fais-toi escarpe, vole, tue ! Gloire ou honte, comme tu le prends, mais tu te feras prendre. Mords tes barreaux, griffe les murs… On ne sort pas. Et toi, individu, tu ne peux pas sortir de cette société-ci, ni même en soulever ce qui pèse sur toi… — qu’en la soulevant toute…

Révolution sociale !

Encore ! — il l’avait vue pourtant, déjà une fois. Il était bien petit, quand les pères avaient fait, eux, leur Révolution. Trois mois à panacher, brailler, batailler tout son soûl. On avait bien bu et gagné trente sous à rien faire ! Ça fut beau !

Ah ! sitôt écrasée, foulée et ravalée, la révolte d’un jour, la Commune de Paris !

Et ça avait recommencé pire…

Et ça ne reviendrait jamais !

Veilleuse des nuits de misère, inamovible sénateur des pensées de pauvre, vieux rêve fidèle, toujours battu, toujours de retour, après tant de roulées que l’on t’avait cru mort, tu grattais donc encore à la porte pour qu’on t’ouvre, ô Révolte ! tu soulevais les dalles de la conscience, où ton nom même, ton nom de vaincu, s’effaçait, tu poussais, dans les interstices de la tombe, tes petites fleurs d’espoir, que les bourgeois arrachaient et qui repoussaient quand même, et de ta voix cassée, vieille, de ta voix tirée d’un ventre éternellement creux, tu criais : mais aidez-moi donc, que je me relève !

Que viens-tu faire, vieux monstre ! Tu ne fais même plus peur ! Tu ne sais donc pas qu’on a maintenant des fusils Lebel ? On a bâti la tour Eiffel. Sur la butte aux canons tu ne sais pas ce qu’on a mis ? Le Sacré-Cœur. Et là-bas, Monsieur Thiers, un peu au-dessus de Dieu, domine les autres morts d’autant que les vivants dominèrent sa personne, et se hausse sur la pointe des pierres de sa tombe, à deux pas de ce mur dont il barra la route à la dernière furie qui souleva le sang de France.

Révolution sociale !

Les hommes te savent vaincue ; les enfants ne te savent pas. Ils ont grandi. Jadis quand tu venais, tous les vingt ans, tous ceux qui étaient devenus grands te reconnaissaient pour avoir entendu parler de toi, ils te suivaient, pleins d’enthousiasme, tu les emmenais, et ils ont accompli des choses avec toi, car tu ne te reposais qu’ayant chassé un roi.

Plus de rois ! Ne savais-tu chasser que ce dessus de la misère qui en émerge de l’épaisseur d’une couronne ? N’as-tu plus de voix, as-tu trop tardé à venir ? Peut-être les petits ne te reconnaissent pas ! Les morts et les proscrits ne leur ont pas parlé de toi… Ou bien, flasque, leur cerveau n’a rendu aucun son au heurt de l’idée sociale. Ils ont dit à l’antique Révolte : dors, la vieille !

Pourtant, pleins de rage, piétinant et rongeant leurs poings, grinçant aux grilles, il en était encore, vieille, qui t’attendaient. Ils ne tenaient dans leur misère qu’en t’attendant. Ils vivaient, pour te voir. Oh ! non pas mort, vieux rêve ! Lentement refait dans le tombeau, toi qu’on enterre toujours avant de t’avoir tué, tu te lèveras, ou l’on te lèvera de la terre. Tes blessures pansées, on t’aidera à marcher. Tel quel, perclus, très vieux, étayé de béquilles, on te hissera encore pour l’épouvante des riches ! Toi qui te nourris de misère, tu n’es pas mort ! Ils t’enfermaient, mais ils le nourrissaient en cachette. Tu ne pouvais pas mourir tant que des sans-travail, des sans-pain te soutenaient. Parasite des pauvres, en vain t’écrasait-on, dans les loques et la crasse ta nichée à l’abri prospérait, honte d’une société qui sans s’être lavée mettait ses habits de fête. O toi qui donneras pain, vie, jouissance, vengeance, ça ne peut plus durer, le monde crèvera d’ennui, montre-toi, Révolution, parais aux hommes ! Parais afin que de nouveau les hommes croient en toi, et ne partent pas pour la mort sans t’avoir vue… Cramponnés à la vie. Révolte, nous t’attendons ! On ne peut plus… on va lâcher prise… À nous ! À nous !


Rêves ! Rêves ! Pas de pain. La nuit s’écoulait, lente, si lente, — que le jour semblait fuir au lieu de s’approcher, et la mort à la place de l’aurore, doucement, répandre ses rayons blêmes dans la mansarde, où la fièvre ayant chassé le froid, la toux plus rauque, plus âpre, secouait le sommeil de l’enfant.

Rêves ! Rêves ! Cerveau gorgé, le ventre toujours vide…

— Jacques, souffres-tu ?

Oui. Il souffrait. Qu’est-ce que ça lui faisait, au petit, la Révolution sociale ? Trop haut ! trop loin, le nouveau Dieu ! Il ne donnait pas plus à manger que l’ancien. Il aiguisait, croyant la calmer, la souffrance. Révolte ! disait l’un. L’autre : résignation. Rêves, rêves ! Quel vrai bon Dieu dirait donc : mange !

Vide, l’armoire, mort, le feu. Et la nuit traîne toujours.

La tête brûle, elle, la tête pleine si vainement.

Lampe allumée pour que la douleur ne dorme pas, la tête, la tête brûle, et le corps s’y consume, jusqu’à la dernière goutte de ce qu’il peut souffrir.


Si vivre ici, de son travail, est impossible,

Si vivre ailleurs, tenter d’autres patries, impossible,

Et si tu ne viens pas, toi qui rendrais tout possible, — Révolution !

Souviens-toi, Pauvre ! Quand au seuil de l’enfance, t’apparut, telle quelle, en toute son horreur, la vie, là, devant toi… — tu hésitas. Avant de t’y jeter, tu crias grâce !

La Mort ! Le petit qui vient de naître, que la mort abandonne, la rappelle à grands cris… Mort, notre mère à tous.. !

Reviens à elle, enfant prodigue ! Au foyer que tu as quitté, ta place est vide, et l’on t’attend. Si tu reviens un peu plus tôt que tu n’as promis, quand même, avec bonheur on t’ouvrira les bras…

Si la vie simple, ici, morne de labeur… impossible…

Vivre ailleurs, impossible, vivre mieux, impossible…

L’Amérique, trop loin. Le monde meilleur, trop loin ! Mais la tombe, c’est tout près…

Ne pas vivre.

Plus tard, quand tu seras mort, les hommes seront plus heureux.

Plus tard, quand tu seras mort, tu seras heureux, toi-même…

Pour consoler les hommes de la vie misérable, révolte et religions apportent outre-tombe d’indiscutables joies…

Ne pas vivre, ne pas vivre, la tombe tout de suite !

Des malheureux y ont couru, père, mère, enfants, tous ensemble, à la mort qui guérit la misère. Tous ensemble… L’on est bien libre ! Ce n’est pas comme le travail, qui n’est libre que s’il en reste ! La vie mène là par une route longue et dure. Abrège. Cesse d’être exploité, sois mort. Car tu es libre… Arracher au malheur soi-même et ceux qu’on aime, et ceux aussi qu’on aurait pu faire naître un jour… Tous ensemble ! la mort des amants ! Tous ensemble.. comme les armées enveloppées qui cessent la lutte…

Car tu vois bien que c’est la lutte, et toi le vaincu ! La lutte ! c’est au plus fort, au plus méchant. Le travail manque… On pourrait partager. Le pain de même. Partir, fonder de toutes pièces un monde, on le pourrait. Et se révolter, mais tous, tous ensemble… et depuis des milliers d’années ce serait fait.

Si les hommes… — Mais puisque les hommes sont mauvais !

Mauvais ! Toutes les idées que tu agites en toi pour secouer la torpeur où gît l’humanité, se heurtent aux hommes même, mauvais, ambitieux. Monde ailleurs ! Monde meilleur ! — Mais ils recommenceront de même !

Haine et envie ! Pourquoi dure-t-elle, la société ? Quelle force la soutient, défaillante de misère ?

La haine, la haine seule, qui fait qu’on endure tout. La faim, toutes les faims, le labeur forcené, inquiet, menacé sans cesse… Qu’importe ! on en voit d’autres qui souffrent ! et cela est si doux…

Elles vivent nos sociétés, couvées dans cette douceur. On ne s’y trouve pas bien, mais on peut y faire mal… Sociétés que soutient l’insociable, elles subsistent.

Monde futur, monde sans haine, quel homme voudra de toi ?

Rappelle-toi… Jadis des livres ornaient ta chambre. Tu avais lu ceci, quand ton âme, à tâtons, cherchait des sciences sociales qui, des siècles à l’avance, lisent un avenir à on ne sait quelles lignes que dessine la société, comme ces traces sur la main qu’ont laissées des ancêtres, et où les sorciers lisent des choses, quelquefois…

« Il faut que le peuple sente rudement la misère et les résultats de son imprévoyance, pour qu’il règle ses passions et se retienne d’enfanter. »

Il faut… Pour que le vainqueur vive, riche, sans frein, mange, boive, enfante et fasse aux pauvres des lois de prévoyance… Il faut… Car au-dessus des morales et des lois, que tu renies et contre lesquelles tu te révoltes, il y a le droit, à toute origine de tout, — du plus fort. — Toi, le faible.

Pauvre qui t’es permis de l’amour et de la joie, toi qui oses vivre… Cervelle de pauvre… Enfin la science descend en toi. Plus dure que la loi des hommes, qui s’atténue de pitié, que celle de Dieu, toute sucrée de promesses de ciel, elle, vide d’espoir, accable définitivement, prêche la sinistre résignation, que rien ne récompense…

Faible, ne pas vivre.

La science apporte ses flambeaux. Le cachot s’illumine. Regarde ! Pas d’issue. Tu es sûr. Hier, dans l’ombre, on pouvait croire encore…

Non, pas d’issue.

Jacques, petit Jacques… Il y a des riches qui sont bien mis. Ils ont chaud dans de la belle fourrure épaisse. Leurs mamans sont de belles dames vêtues de soie et qui ont des bijoux. On va chez le pâtissier manger plein de friandises… Et les pères en paletot avec des hauts chapeaux sont des messieurs très occupés, qui ont de l’ouvrage…

Il y a le droit du plus fort… Si nous étions le plus fort… Pauvres, ne le sommes-nous donc pas ? La lutte pour la vie ! j’en suis. Défends-toi donc. Toi le plus fort, et moi le faible… Prouve-le. Place à deux sur la terre ou sinon place à moi. Place aux miens, aux plus vivaces, aux plus aptes. Mourir, se résigner et sans lutte s’avouer vaincu…

À d’autres. Pour quel droit, quelle morale, quel Dieu ! Tant qu’un autre respire possédant ce qui vous manque, mourir, laisser mourir les siens sans se défendre, sans l’attaquer, lutter jusqu’à la mort, sans même, au moins, essayer de le tuer…

L’amour de la patrie qui demandait jusqu’aux dernières gouttes de notre sang, qui ne regarde, pour défendre un honneur de drapeau, ni au meurtre, ni au vol, amour qui courbe tout, fanatisme, héroïsme, et tant d’autres beaux noms ! et qui rend tout sacré, même le sang versé, — viendra-t-il pas un jour aux pauvres, qu’il sauverait ?

Il meurt des gens ! De faim, d’amour, d’ennui, pour du luxe, des filles, le vide des poches ou de la cervelle, des gens se tuent… — les lâches, déserteurs imbéciles. Ils n’y tenaient pas, au jeu, aux filles, à l’or, aux vices… Ces gens qui meurent de faim n’avaient pas vraiment faim…

Il y a à manger. Il y a du travail. Il y a donc à prendre…

Oui… quelque chose à faire quand on n’a plus d’ouvrage…

Rouge… rouge…

Comme ce qui est rouge est beau quand on a faim !


Alors le jour, mettant sur tout des tons de cadavre, se glisse dans la mansarde et le rêve désolé…

Enfin, le jour !

Cauchemar qui s’arrache subitement de vous… quel froid subit… l’éveil grelotte dans la lumière…

Là ! des formes… des choses, il semble, que j’avais tuées. Du sang et des chairs blêmes. J’avais… j’avais agi…

Quelque chose de moi qui s’était assouvi…

Enfin, le jour !

Le jour, et pas de pain.

— Tu en auras, petit enfant, tu en auras. Cette nuit, j’ai rêvé… J’avais, j’avais de l’ouvrage… Il y avait des petits bourgeois riches qui passaient… Et du sang, beaucoup de sang pour te refaire des belles joues…

— Père ! Père ! j’étouffe !

Ah ! oui ! De l’air ! Dans la mansarde l’air même manquait.

La nuit passée ! Ni tué, ni volé, pas travaillé, pas mort, même pas une idée. Et pas même dormi !

Pas de pain, pas de travail. Plus minable, plus sombre, plus bête chaque jour la bonne femme de vie se recommençait donc !

Pilleux ôta les loques qui cachaient la lumière, entr’ouvrit la lucarne par où entra le ciel.

Miracle ! ïl était bleu !

Celui-là donc, enfin terrassant la froidure, apportait ce qu’il pouvait de joie, donnait un peu de ce bon or chaud du soleil, qui n’achète pas de pain, mais aide à s’en passer.

Et père, mère, enfants se tassèrent vers le Soleil, comme si, troglodytes des cavernes du Nord, ils ne l’avaient pas vu depuis six mois !

— Fais voir ! père, dit l’enfant.

IX

Le père souleva l’enfant pour qu’il put voir.

Le grand ciel bleu, au-dessus des toits gris et fumeux, l’enfant, de ses yeux avides, questionneurs, le humait. Le soleil, royalement y montait à pas lents, épandant ses clartés comme des bénédictions, et les toits étincelaient, et les yeux s’éclairaient, comme si les cheminées enracinées aux toits, sous le soleil revenu, allaient crever en fleurs. Mais sur ce champ stérile, l’astre passait, royal, et ne fécondait rien.

Il fallut fermer ; l’enfant toussait. Il étouffa, et l’on rouvrit.

Couché dans le fond de sa cage, gentiment il causa. Comme un fiévreux ramené des tropiques, qui guette par les hublots l’instant où va de la mer émerger le sol natal, avant de mourir, l’enfant vers la lucarne se penchait de tout son être, pour voir les champs, les champs qui sont au-delà des toits, les champs qui l’eussent guéri s’il y avait pu atteindre ! les champs qu’à peine, né loin d’eux, il avait vus, et qui tenaient à son âme comme l’air de la patrie, le seul qui fait bien vivre, — patrie plus que patrie, patrie d’avant la vie.

— Passé toutes ces maisons, c’est la campagne, dis ?

— Oui, la campagne, et la campagne, jusqu’à la mer !

— Qu’est-ce que c’est que la mer ?

— La mer, mais c’est de l’eau, de l’eau toujours, sans fin…

Il était des gens qui avaient vu la mer ! Jean ne savait pas, ne pouvait renseigner son petit. C’est très grand. De l’eau, toujours. Ça vit, ça parle, ça remue. Même on dit que ça monte et descend chaque jour. Au loin, à ce qu’on voit sur les tableaux, cela touche le ciel, fait une grande barre au bas du ciel, et l’on dirait qu’elle n’est que du ciel plus épais. La nuit même on les doit confondre, tous les deux noirs, mais tandis que dans le ciel les étoiles ne bougent pas, l’eau qui remue sans cesse roule des parcelles d’astres. On dit qu’on aime la mer, qu’on l’aime à la folie, dès qu’on l’a vue, bien que ce soit un monstre qui mange les gens et noie les bateaux qui vont dessus, mais il paraît qu’elle vous regarde si doucement, étrangement, et qu’elle vous apporte de la nacre et des perles…

— C’est donc tout ce qu’il y a de plus beau, la mer ?

— Ce qu’il y de plus beau. On m’a dit que près d’elle on ne s’ennuie jamais… Il faut aimer la mer…

— Oh ! je voudrais voir la mer…

Ni l’un ni l’autre ne l’avaient vue. Ils la rêvaient, tâchaient de l’évoquer, en vain. La mer… Qu’était-ce donc ! Toute l’eau qu’ils avaient vue ne leur donnait pas l’idée… Ils pouvaient voir une société meilleure, imaginer un monde de fantastique joie… Ils pouvaient préciser net ce qui n’était pas. Mais l’Océan dont ils avaient vu des gravures, quelle forme, quelle figure donner à l’Océan ? Ils ne pouvaient pas comme au bon Dieu, comme à l’Avenir, lui prêter simplement les leurs, très embellies.

Mais le père parla de pays plus lointains.

Pays étranges ! Des arbres comme on n’en a pas vu. Toujours soleil ! En des forêts impénétrables où grouillent des serpents, des singes, des tigres, des perroquets. Des hommes tout noirs vivent là tout nus, dans des cabanes. Il y a toujours des fruits aux arbres, des fruits savoureux, qui nourrissent. On boit l’eau des ruisseaux. Tout est à tout le monde ; on ne manque de rien, car rien ne coûte rien.

— Alors, père, quand on cueille un fruit, on ne vole pas ?

— Mais non ! Seulement il y a des bêtes féroces ! Et les sauvages vous mangent !

— Qu’est-ce que ça fait !

Si seulement on pouvait y aller, à tout ça !

Le père évoqua le monde, les montagnes aux cheveux blancs qui règnent sur les nuages comme sur de petits enfants, les volcans qui s’insurgent, et le désert brûlant vide comme la froide lune, et les pampas, savanes, steppes, et les glaces du pôle, et les îles aux sauvages bronzés qu’on dit être les pays les plus heureux de la terre. Il dit tout ce qu’il savait, la merveilleuse légende du globe découvert, la légende dorée de la Science-Religion, les martyrs révélant les pays inconnus, pays que les ignorants et les petits enfants entrevoient en prières et adorent de loin.

— Pourquoi, pourquoi n’y allons-nous pas, à tout ça ?

Puis Jean parla de la vie sauvage, que nous avons menée jadis, et dont maintenant on traque les restes sur le globe. Vie cruelle, sans cesse en présence du danger, vie que menace tout, la famine, l’orage, les bêtes, les autres hommes, la vie enfin que tous nous étions faits pour vivre : lutte et souffrance, la vie de hasard et de guerre, pleine d’inconnu, toujours ; la belle vie de nos frères les animaux… Et l’enfant dit :

— Pourquoi ne vivons-nous pas comme ça ? Pourquoi… pourquoi !


Las déjà d’écouter, l’enfant baissait la tête. Quoi ! si grande, la terre ! si pleine de bonnes choses… et rien pour lui ! De la misère, des toits gris. Petite tête un instant bourrée de gros espoirs, qui avait une seconde deviné l’univers, et à qui l’univers allait disparaître avant d’être, autrement qu’en misère apparu ! Deviné ! Pas même vu ! Le temps strict du regret. Et mourir. Du néant, à travers la misère, au néant.

Champs de pierre, herbacés d’ardoises grises, cheminées, troncs sans feuillage qui fument au-dessus, — c’était-il tout cela du monde qu’il verrait ?

— Père, allons vite là-bas !

Est-ce donc vrai, tout cela… Regarde… Qu’as-tu dit ? Ce souffle qui ranime les yeux éteints de l’enfant, rien qu’à l’idée puissante — on n’a pas dit le mot — de Liberté ! — de Liberté de vie sauvage !

Sauvage ! Est-ce donc vrai, sentant ce que nous sentons, jeunes ou vieux, que nous n’en sommes plus, nous, des sauvages, et que nous nous sommes fabriqués, — pourquoi ? — une autre vie ? Pourquoi, pourquoi ?

La Terre promise, est-ce donc réellement en arrière ! La famine disparue, et le gîte assuré, bien-être, luxe, — mais, pauvre, en profites-tu ! Hélas ! Le progrès n’a pas augmenté le bonheur, mais pris celui de l’un pour mettre en double à l’autre. Les bêtes des bois, les nègres d’Afrique, rien qu’à les voir aux yeux, plus que nous tous dedans les villes sont heureux !

Vie incertaine ! — Et si, l’incertitude, c’était cela, le bonheur ?

Père ! Qu’as-tu dit ! Regarde, le petit s’agite, s’enfièvre et se désole. Pourquoi avoir troublé le calme de sa souffrance par l’éclat d’un bonheur dont l’absence le brûle ? Tu parlais, tu parlais… mais l’enfant, lui… voyait !

Comme un prêtre ayant trop fort parlé de Dieu, s’arrêterait frappé de peur, si Dieu entrait, — le père balbutie des phrases sans raison, à l’enfant que la fièvre hallucine et torture, — ô cuisante vision des pays merveilleux ! — et qui, faible, demande pourquoi, dis, petit père, puisque c’est si beau, pourquoi tu ne m’as pas fait sauvage.. !

X

Est-ce que c’était vrai qu’il allait mourir ainsi, avant sept ans, de misère et de faim, et que le père qui avait cru donner la vie n’avait donné que l’espoir de vivre, et que le feu allumé s’éteindrait faute de bois quand justement le froid rend plus doux le serrement des êtres autour de l’âtre ?

Bientôt l’enfant serait sans doute assez malade pour avoir un lit blanc, des soins, des drogues, du pain. La société accueille les petits enfants mourants ; elle y est quand on sonne, même pour les malheureux, si la visite est une visite pour prendre congé. Qui ne reçoit à sa table, et, lui souhaitant bonne chance, n’embrasse, de bon cœur, le parent pauvre qui s’exile pour jamais ?

Jacques était-il assez mal ? Serait-il reçu ? Malgré l’attrait des soins, des draps blancs et du pain, il se cramponnait à sa misère, et lui disait : Non, non, je ne veux pas te quitter.

Il le faudrait. Le médecin des pauvres avait dit : du grand air, bon vin, viandes saignantes. Un prêtre eût parlé de Dieu ; et Pilleux eût parlé de Révolution sociale. Belles choses lointaines ! Salutaires conseils, mais aussi vains déjà que des condoléances !

— Il faut que le peuple sente rudement sa misère et les résultats de son imprévoyance…

La sentais-tu, ton imprévoyance, petit enfant ! L’effroyable imprévoyance d’être né !

Tu meurs ! Ici, pourtant, plus pour toi, la souffrance. La tienne cesse. Mais ceux qui t’ont donné le jour, et qui t’aiment, leur souffrance… Ah ! formidable imprévoyance ! Quel châtiment !

Oui, responsable de cette vie que tu as donnée, il convient que tu souffres, père. Pleure et maudis !

Mais, ô société, responsable de cette mort que tu fais, tu souffriras, cela convient absolument !

La douleur a un fils aîné des larmes : la rage. Il y avait jadis des querelles de famille, transmises, lourd héritage, par les générations. Mais les pères, aujourd’hui, héritent des enfants.

Au lit de mort de ceux qui meurent de misère, farouche vendetta, ils prendront, eux, les vieux, l’engagement de la révolte, car ils doivent compte à tous les misérables de l’avenir, de cette armée défaite qu’on leur avait confiée pour de justes conquêtes, compte d’avoir laissé égorger stupidement, sans gloire pour eux, sans profit pour les hommes, ces soldats qui avaient leur place au bon combat, — compte aux révoltes futures des petits êtres morts qui vont crier vengeance quand leur bouche glacée ne pourra plus dire : j’ai faim… !

Tu n’étais, fils, qu’un traînard que laisse sur la route la société en marche. Le progrès va si vite… Est-ce qu’on a le temps de s’arrêter aux misères ! On laisse comme cela tout le long de la route les faibles, les traînards, les blessés, les mourants

Ossements qui marqueront la route du retour…

Car tu retourneras, ô société. Lasse de conquêtes, un jour tu reviendras toute chargée de butin. Chargée d’autant de haine, faibles, mourants, et les morts même ressuscités, et les traînards, déserteurs, traîtres, les inutiles, les mécontents, tous les laissés sur les chemins se lèveront…

Un jour…


Comme le berger choisit les agneaux de son troupeau, le Seigneur a élu les plus jeunes pour la Mort. Seigneur ! que votre volonté soit faite… Et toi, Révolte, tu ne réserves pas pour de glorieuses morts tous les braves qui croient en toi, tu prends aussi des anges sur les sinistres grabats qui leur servent de berceaux, Dieu cruel ! que ta volonté soit faite ! J’ai foi en toi. Tes desseins sont très-hauts et je ne les vois pas tous. Sans doute tu veux ainsi éprouver les colères qui sont l’humilité que tu exiges de nous.

Frappe ! Tu nous trouveras fidèles et croyants, et, contre toute misère, — sans résignation !

Car tu existes, l’on sait que tu dois sauver les hommes. De quelque simonie qu’ils t’affublent, ambitieux, qu’ils se servent de toi par parade ou pour affaires, que tu aies des députés comme un Dieu a des prêtres, et que les lampions brûlent aux fêtes de ton souvenir comme des cierges sur l’autel d’un Dieu que l’on honore mais qui ne reviendra plus, Dieu de parade ou d’affaires, tu n’en existes pas moins, tu as tes vrais fidèles qui t’honorent non sur des autels, mais dans leur cœur, ô Révolte ! — Toi qui nous fus révélée et par trois fois parus aux hommes épouvantés ! Quel Dieu fit tant de miracles ? Quel Dieu eut tant de martyrs ? Quelle foi nouvelle d’un éclair plus rapide embrasa l’Univers ?

Dans l’arène, devant le rire des tigres et le rugissement des hommes, les chrétiens en mourant disaient : Je crois en Dieu. Ainsi dans la misère, à deux pas de la mort, les pauvres s’écriaient : Révolte ! je crois en toi !

Les barricades, la guillotine, l’exil, et Lambessa, Cayenne, Satory, Nouméa, qu’est-ce qui avait tué ça de l’idée de Liberté ? Et pour de quoi manger qui manque, désespérer ! Non ! tant de croyants, de martyrs, une légende dorée si riche d’enthousiasme, ces crucifiés pour la rédemption du pauvre monde, morts sans espoir de ciel, même sur cette terre, sinon pour d’autres qu’eux, — ces sans gloire, anonymes, cet héroïsme au tas, fleuve de dévouement qui s’est précipité…

Foi endormie au cœur des hommes, qui te réveillera ?

La Révolution existe ! Elle va venir. Les prophètes l’ont dit depuis plus d’un siècle entier. Tous les saints morts pour elle l’ont prouvée. Pour faire tout le monde heureux, elle va venir, je la vois…

Un jour…

Un jour, s’asseyant tous à la même table, on partagera gaiement son pain… que tous en aient.

On prendra tout au tas, suivant qu’on a besoin.

Les enfants dans de très grandes prairies, pourront jouer.

Rien n’empêchera tous ceux qui s’aiment, de s’aimer.

On travaillera gaiement, ce qu’il faut, comme on veut. Et comme il le fut dit au livre d’un prophète : le travail sera une fête ; on s’y rendra musique en tête…

Et qui sait ? devant tant d’hygiène et de bonheur, peut-être la mort elle-même, étonnée, reculera…

Alors se rappellera-t-on les mauvais jours des hommes ?

Avides, on travaillait sans relâche et sans plaisir. On travaillait tellement que le travail manquait. Sauvages ne connaissant la culture ni l’épargne, il y avait des chômages comme il y eut des famines. On détestait les siens plus que ses ennemis. On se battait avec la faim et le salaire, en concurrence, comme on se battait en guerre avec canon et poudre. On croyait qu’il fallait souffrir et faire souffrir. On ne savait pas pourquoi… Ç’avait toujours été… Lâches, on massacrait jusqu’aux petits enfants…

Maintenant que la paix est faite, on ne peut plus comprendre.

Mais ce qu’on a souffert… mais ce qu’on a souffert !


Quand le soleil luira sur les sociétés libres…

Quand l’âge d’or qu’ont chanté les poètes, reviendra…


Folie ! Il serait revenu depuis des milliers de siècles… Mais retourne vainement le champ si tu sèmes la même graine… Haine et haine ! la victoire épargne des grains de haine, et le monde futur est le même qu’avant si tu y remets l’homme…

Non pas ! Le laboureur est là qui intervient.

Non, tu ne pousseras pas au hasard, grain de blé. Je n’ai pas creusé vainement ta demeure au sillon. Tu suivras cette route que le soc a tracée. Patiemment sous tes pas enlevant pierres et ronces, tel qu’un maître menant son élève par la main, je soutiendrai tes pas jusqu’à ce que tu sois grande, ô Société tout de même meilleure que j’entrevois ! Tu renaîtras, cultivée, amendée, telle qu’un champ…

Et sans doute, je ne suis maître de l’air, de l’eau, ni du feu. Mais je lis leurs desseins sur leur visage, au ciel ; ennemis, amis, je ne m’en laisse guère surprendre, de puissance à puissance je lutte tantôt, tantôt je compose avec eux. Je suis comme eux, et non le moindre, un élément.

N’ayez donc crainte. Que le champ soit vide, les granges seront pleines. J’ai tout prévu. J’ai de bonnes, de meilleures semailles…

La terre nue. Le vent balaie le reste de ce qui y a vécu… Plus rien. On dirait que c’est mort… Pour combien de temps ?

C’est vrai, il y aura peut-être, d’ici le soleil, un peu d’hiver La terre se repose ; il le faut. Et la pluie ! il faut beaucoup de pluie. Il faut pleurer toute sa douleur avant de sourire…

Mais le soleil luira sur une société libre, et l’âge d’or qu’ont chanté les poètes reviendra.

Que la révolte soufflant toute sa rage une fois, emporte donc comme de la vaine feuille, ces formes de salaire et de propriété qu’a grillées tout l’été des races que nous sommes…

Alors, libre, on pourra labourer et semer…

Méthodiquement, savamment, consciencieusement…


Écoute, femme, et toi, petit enfant à moi.,.

Je vous aime. Je voudrais vous faire heureux tout de suite. Il y a de grandes choses en moi. Il faut les accomplir.

Et vous, hommes, humanité, tous, tous, écoutez. Cela vous intéresse énormément. C’est le Bonheur…

Je suis maintenant certain, absolument certain…

— Eh ! bien, donne !

Donne donc ! Ton bonheur, ne le garde pas tout pour toi…


Au fond de ta pauvre vie où ils te consolaient, les yeux de celle que tu aimes se détournent de toi.

Regarde. Les yeux de ton fils se détournent même de la vie.

Ainsi se détournaient les yeux distraits des hommes ; et nul ne te suivra, même pour être heureux, dans ton domaine de rêve, pays où tous possèdent, où chacun reste chez soi.

Sors du rêve toi-même si tu veux qu’on comprenne. Agis, mais seul. Et si tu veux que l’on comprenne, parle à la main tendue, non aux cervelles closes.

Agis, agis. Bien vite ! Tu n’as pas le temps de chercher un aide. L’acte suffit à convaincre. Celui qui croit, agit. Mais songe que la vie est courte. Ce qui t’y attache se meurt. Bientôt, rouillé de misère, tu pendras comme une feuille après l’arbre sans sève qui ne te nourrit plus. Feuille qui vas tomber, saisis l’arbre dans ses fibres ; avant que le vent t’emporte, transplante la société…

— Agir… Seul.

Agir ! Les gens comprennent quand on frappe… Frappe donc.

Les religions qui naissent se révèlent par des miracles. Et celles qui s’en vont se raccrochent par des miracles…

Pour la Révolte, religion qui s’en va ou qui vient… — quel miracle… ? — Un prodige que puisse accomplir un seul homme. Une étincelle, une seule, rapide comme l’éclair, mais qui roulant répercutée par les nuages, effraye encore longtemps après qu’elle s’est éteinte…

Si tu étais vraiment un croyant, tu pourrais…

Tu révélerais la Bonne Parole. Tu te dévouerais. Fût-ce au prix de ta vie tu ferais un miracle…

Si tu étais vraiment un croyant, tu pourrais…

La suite au prochain numéro.
Eugène Morel
  1. Voir La revue blanche des 15 août, 1er  septembre et 15 septembre 1897.