Terre d’ébène/Chapitre II

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Albin Michel (p. 17-24).
II. « Mon pied la route »

II

« MON PIED LA ROUTE »

Le train du Soudan part tous les mardis. Alors les bateaux s’arrangent pour arriver le mercredi !

C’est bien. Cela vous met tout de suite au pas.

Il n’est pas recommandé, en effet, de débarquer en Afrique crachant le feu, le diable au corps et des fourmis dans les jambes.

Ce pays n’aime pas que chez lui on fasse le malin. Autrement il vous envoie tout de suite son gendarme. C’est le soleil.

Le soleil paraît. Il frappe sur votre nuque et vous dit : « Veux-tu rentrer chez toi et marcher plus lentement. »

Vous pouvez lui désobéir une première fois ; peut-être ne dira-t-il rien, étant bien au-dessus de nous !

Mais si vous êtes incorrigible, que vous le dérangiez trop souvent, il viendra avec son bâton, un gros bambou, et vous en assénera un coup retentissant sur le crâne. Vous serez bien avancé !

Six jours avaient passé. Le voyage noir commençait. J’allais prendre mon pied la route, comme disent les nègres, ce qui signifie partir. Ce serait le Sénégal, la Guinée, le Soudan, la Haute-Volta, la Côte d’Ivoire, le Togo, le Dahomey, le Gabon, le Congo. Après Dakar, Tombouctou ! Je cherche à vous lancer des noms connus : Ouagadougou ! La brousse ! la forêt, les coupeurs de bois, les chercheurs d’or, les poseurs de rails. Ah ! les poseurs de rails ! Les grands fleuves que l’on ne finit plus de remonter, les maisons de boue qui sont bien les plus vastes fabriques de chaleur en conserve signalées jusqu’à cette date. Ce serait de l’auto, du chaland, du chemin de fer, du cheval, du chameau, de la pirogue, du Decauville, du tipoye. L’empire noir de la République. Ses sujets, ses maîtres. Le pays inconnu des habillés de blanc et des humains tout nus. Ce serait…

Soudain quelqu’un me demanda :

— Avez-vous de la vaisselle ? du mobilier ? Combien de caisses ?

J’étais sur le quai de la gare, à Dakar.

— Combien de caisses ? Dix ? Vingt ? Trente ? Quarante ? Je dois le savoir pour le nombre de fourgons.

— Moi, dis-je, j’ai une valise.

— Une valise ? Où allez-vous ?

— Partout !

L’employé blanc du trafic tourna le dos, haussant les épaules.

Il est donc des gens qui voyagent avec quarante caisses ? S’il en est et qu’ils ne soient pas décorés de l’ordre de la voie ferrée, le ministre des Travaux Publics est un grand négligent !

L’employé avait dit vrai.

Les voyageurs arrivaient avec tant de colis que tous avaient l’air d’épiciers en gros qui déménageaient !

Viandes, légumes, poissons, fruits, tout ce que l’industrie moderne a su mettre en boîte. Lingerie, literie, bois de lit, cela suivait depuis la France pour aller se faire manger dans un poste de brousse, les victuailles par les broussards, le mobilier par les termites.

Un beau noir me précédait au guichet. Un électeur de Blaise. Ainsi ses frères appellent-ils M. Diagne. L’électeur était coiffé d’un chapeau dit melon et qui avait dû servir une quinzaine d’années, comme objet d’expérience, à ces camelots de rues barrées, vendeurs de savons qui détachent !

— Donne-moi un billet, dit-il au guichetier.

— Pour où ?

— Tiens ! donne-m’en pour cinquante francs.

La traite des arachides terminée, les Sénégalais ont un peu d’argent ; alors ils vont se promener.

Ils ne vont ni à Thiès, ni à Saint-Louis, ni à Kayes. Ils vont jusqu’à cinquante, quatre-vingts, cent francs, suivant leur fortune. Aux arrêts on les voit à la portière criant : « Bonjou Mamadou ! Bonjou, Galandou ! Bonjou, Bakari ! Bonjou, Gamba ! » Ils se montrent à leur connaissance dans la noble situation de voyageur. Ils sont fiers. Après, ils reviennent — à pied !


Le train démarra. Il allait courir sur douze cents kilomètres de voie. Il joint l’Atlantique au Niger. Puis il s’arrête. Les routes ou le fleuve feront le reste. Douze cents kilomètres ! Le plus grand des travaux que nous ayons accomplis en Afrique noire. Pour celui qui tiendrait à ne pas être ingrat, saluer ce chemin ne serait pas un geste suffisant, il faudrait emporter une caisse d’immortelles avec soi (quand on a quarante caisses !…) et semer sur le parcours ces fleurs séchées. On serait sûr, de la sorte, d’honorer, à chaque traverse, la mémoire d’un nègre tombé pour la civilisation.


On ne peut dire que le Sénégal ressemble à un jardin botanique : il n’a qu’un arbre. C’est le baobab. Le baobab est un géant désespéré. Il est manchot et tortu. Il tend ses moignons face au ciel, comme pour en appeler au Créateur de la méchanceté des bourreaux qui l’ont crucifié. On sent qu’il pousserait des cris déchirants s’il avait la parole et qu’il ferait des gestes de détresse si la nature lui avait donné le don du mouvement. Il se plaindrait d’avoir une telle dégaine et des bras comme les culs-de-jatte ont des jambes !

— Oui ! oui ! regardez bien ! C’est tout ce que nous avons comme ombrage. Vous en restez bouche ouverte. Il faudra la fermer. Ce paysage ne changera pas pendant six cents kilomètres. Votre mâchoire se fatiguerait à la longue. Dans un pays où nous aurions besoin d’ombre, voilà ce qu’on nous donne ! Mais je me présente : Jean Miette, conducteur de travaux publics, seize ans de colonie, plus un cheveu sur la tête, pas une seule saison à Vichy. J’étais le plus beau foie de la Côte d’Ivoire. Ça ne va pas durer. Carde veut mon foie : il m’affecte au Soudan, où l’on ne sue jamais. Il a décidé la chose un matin, dans son palais en pâtisserie. Il a dit : « Miette ne suera plus ! » Je suis discipliné. Je ne suerai plus, voilà tout !

Il ne cessait de s’éponger.

— Et mon foie, deviendra comme un caillou, ce qui fera deux cailloux avec celui que j’ai sous mon casque. N’avez-vous pas soif ?

On avait dépassé Rufisque, Thiès, Bambey, Diourbel. Aux stations, les indigènes vociféraient à la portière de leurs compartiments spéciaux. Ils connaissaient tout le monde, ils appelaient chacun.

— Bonjou, Molobali !

— Bonjou, Suliman !

— Bonjou, Koukouli !

— Bonjou, Poincaré !

Il y a beaucoup de Poincaré. Il y a des Herriot, des Kodak, des Citroën, des Painlevé, des Urodonal, noms que l’on voit écrits en grosses lettres sur les journaux de France !

— Bonjou, Samaritaine !

Les dioulas (colporteurs) leur vendent des noix de kola. Le noir mange des noix de kola comme nous du pain. Il s’en nourrit. Cela lui détraque le cœur. Il en meurt. Voilà vingt Sénégalais qui s’apprêtent à participer au grand mystère de la traction à vapeur : qui vont prendre le train. Ils montent à l’assaut du wagon. C’est une charge irrésistible. Ceux qui détiennent les places les reçoivent, arc-boutés, et les renvoient sur le quai les quatre fers en l’air. En proie à la colère, les vaincus lancent leurs baluchons dans le compartiment. Les voyageurs qui sont assommés ne bougent plus. Les autres jurent par tous les sorciers. Un sombre pugilat sort de là. Un blanc arrive et tape dans le tas. Tout va bien si celui qui reçoit les coups n’est pas un électeur. Autrement, la grande scène du défi commence :

— Ti m’as frappé ? Ti m’as ansourté (insulté) ?

— Ton gueule !

— Mon gueule vaut ton gueule ! Moi Français comme toi !

Et l’électeur cherche des témoins.

— Ti paieras vingt-cinq francs ! qu’il crie au blanc. Vingt-cinq francs !

— Approche-toi, renvoie le blanc, que j’en prenne pour cinquante francs.

Un blanc qui frappe un noir a vingt-cinq francs d’amende, mais il faut des témoins.

Le train repart. Le noir s’accroche à la rampe du marchepied.

— Ji reviendrai ! Ti seras condamné ! À rivoir (Au revoir) ! Ah ! ah ! À rivoir !


Il y a dans ce train un jeune homme qui débute dans la carrière coloniale. Il ne se sent pas d’aplomb sur la terre d’Afrique. Sa ville natale ferait beaucoup mieux son affaire. La vocation lui manque. Il montre la photographie de sa femme à tout le monde.

— Voilà maintenant comment on nous les envoie, fait M. Miette. Ou ça traîne toute sa famille derrière soi ou ça pleure sur une photographie ! Rentrez votre bout de carton, mon petit gars ! C’est un mauvais fétiche pour débuter. Il faut être sevré quand on choisit cette carrière. Vous ne pourrez prendre le métro pour aller dîner chez maman ce soir ni acheter la troisième édition de l’Intran, c’est entendu, mais ce sera autant d’économie !

Il y a le père Levreau, un vieux broussard. Vingt et un ans de Soudan. Il revient de France pour la deuxième fois seulement. Il n’aime que Kayes.

— D’ailleurs, explique-t-il, Kayes est l’une des trois villes les plus chaudes du monde. Podor, Djibouti et Kayes, c’est bien connu, il ne faut pas sortir de là. Partout où j’irais je déchoirais.

Le lendemain, à midi — dans la ville la plus chaude du monde, le train arrive à midi ! — le père Levreau débarqua à Kayes.

Ses six femmes l’attendaient sur le quai, six femmes noires dont deux Mauresques aux grands yeux de chamelle.

— Bonjour, mes chéries ! disait-il. Bonjour ! Bonjour !

Elles se précipitaient dans ses bras.

— Bonjou, papa ! répondaient-elles ! Ah ! papa ! Bonjou !

Serviteurs et servantes, derrière eux, battaient des mains. Il était fringant, piaffant.

À l’intérieur de la gare, le thermomètre marquait quarante-six !