Terre d’ébène/Chapitre III

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Albin Michel (p. 25-32).
III. Les Tout nus

III

LES TOUT NUS

Vingt millions de noirs, sujets français.

Deux empires.

L’Afrique Occidentale Française : A. O. F.

L’Afrique Équatoriale Française : A. E. F.

L’Aof ! et l’Aef !

Treize millions de sujets en Aof. Quatre millions en Aef.

Togo et Cameroun font le reste.

Les Allemands ont perdu ces deux terres pendant la guerre. Par hasard, plutôt que par pudeur, les Anglais ne les ont pas raflées.

Alors elles nous sont revenues.

Huit colonies en Aof : Mauritanie, Sénégal, Guinée, Côte d’Ivoire, Dahomey, Haute-Volta, Soudan, Niger.

Quatre en Aef : Gabon, Moyen Congo, Oubangui-Chari, Tchad.

L’Aof va de l’Atlantique au lac Tchad pour la largeur, et du Sahara au golfe de Guinée pour la hauteur. C’est un territoire de cinq millions de kilomètres carrés.

L’Aef commence à l’équateur et se termine au diable noir, mangeant le cœur de l’Afrique.

Il y a de quoi se promener !

Les historiens disent du pays qu’il se présente en forme d’auge. Le mot chaudron lui irait mieux.

On y mijote. On y est sur le gaz comme un morceau de gîte à la noix dans son pot-au-feu. Le diable peut venir vous tâter du bout de sa fourche, on n’est jamais assez cuit ! On cuit le jour, on cuit la nuit. En sortant de là, on pourra toujours se mettre dans une presse à viande, ce n’est pas le sang que l’on rendra qui fortifiera les anémiques !

De quoi se plaint-on ? L’Afrique ne prend personne de force. Aucune sirène, sur ses côtes, ne vous appelle. Pas de ports naturels et la barre vous repousse. Les piroguiers ont beau chanter :

C’est nous les forts garçons
Les maîtres de la barre,
Avançons, avançons…

La pirogue recule.

Faisons aller nos bras
On l’aura, on l’aura,
À l’aide nos fétiches !

Ah ! la barre s’en fiche ! Elle chasse les hommes qui veulent aborder. S’ils insistent, elle les renverse. Ainsi se tient l’Afrique sur le seuil de sa porte pour recevoir ses visiteurs.

Nous avons laissé le Sénégal, colonie aux urnes, royaume de Blaise, les dix mille citoyens des quatre communes de plein exercice, exercice de prestidigitation, de boxe et de savate ! Voici les noirs, les vrais, les purs, non les enfants du suffrage universel, mais ceux du vieux Cham. Comme ils sont gentils ! Ils accourent de leur brousse pour vous dire Bonjou ! Ils agitent leurs bras avec tant de sincérité, un sourire vernit si bien leur visage que c’est à croire que nous leur faisons plaisir à voir. Ils vous regardent comme si dans le temps ils avaient été des chiens à qui vous auriez donné du sucre. Parmi eux, on se sent une espèce de bon Dieu en balade.

Leurs villages ne sont pas les uns sur les autres. Ils apparaissent clairsemés dans le grand continent. De petits tas par-ci et par-là, avec des centaines de kilomètres entre le ci et le là ! Le noir est un peuple qui ne pousse plus.

Hommes et femmes se tiennent tout nus avec infiniment de pudeur. Des femmes, parfois, croisent leurs bras sur leur poitrine quand vous les rencontrez, mais ce sont les vieilles !

Ils vont leur « pied la route ». Où vont-ils toujours en marche ? Loin. Très loin. Un voyage d’une semaine n’est pour eux qu’une affaire très ordinaire.

Ils marchent comme nous respirons.

Les hommes marchent, les femmes marchent, les enfants marchent, d’une jambe courageuse, d’un cœur sans détour. Toute l’Afrique marche au lever du jour : Dioulas (colporteurs) qui descendent du sel de Tombouctou et qui remontent des noix de kola de la Gold Coast. Naïfs qui traversent le Soudan de bout en bout pour une affaire d’héritage, une affaire de femme, mais surtout une affaire de rien du tout. Village qui s’en va sur les pieds de ses mâles, de leurs épouses et progénitures, porter le coton au commandant. En mouvement depuis deux jours, le village s’arrêtera demain matin. Ceux dont le coton ne sera pas bien trié iront à la boîte. Tous marchent, leur sac de trente kilos sur la tête, sans grogner jamais, ni penser à mal.

Voici sept prisonniers, en file indienne, liés par une corde qui leur tient au cou. Ces sept têtes semblent sept gros nœuds faits à cette corde. Je saurai plus tard qu’un tirailleur les accompagne, bien plus tard, le tirailleur étant cinq kilomètres en avant ! Ils suivent !

Plus loin un milicien, son femme, son enfant. Le milicien précède, ne portant que son fusil. L’enfant est vêtu d’une veste d’européen, la veste se gardant bien de descendre jusqu’à l’endroit de la bienséance. Le femme ferme le cortège. Comme pagne un paquet de feuilles. C’est elle la voiture de déménagement. Un échafaudage est en équilibre sur sa tête : trois calebasses, des poissons fumés dont les queues dépassent, une bouteille vide, deux bancs, six rations de manioc, le tout couronné de la chéchia maritale. Dans le dos, maintenu par un vieux calicot, à la place où l’on met les bébés noirs, un tout petit chat, qui miaule, tourné vers le pays que la famille abandonne.

Voici le porteur de dépêches, nu et sérieux. À la main, il tient un morceau de bois. Au bout de ce bâton, la dépêche est insérée dans une fente. Il ne porterait pas le Saint-Sacrement avec plus de précaution. S’il va loin ? À cent kilomètres… Sous le nez des Européens qu’il rencontre, il met son petit bâton. Les blancs lisent l’adresse et font non de la tête. Il trouvera le destinataire. Après ? Il reviendra.

Nous sommes sur la grande voie qui mène au Niger. Elle est fréquentée. Pourquoi ces longs voyages ? Pour tout et pour rien ! À ce grand-là, on a volé sa vache ; il va conter son malheur au commandant. Trois jours de route. Le commandant lui donnera un papier avec le tampon. Il regagnera son village. Puis le volé reprendra la route en compagnie du voleur, tous deux marchant l’un derrière l’autre, sans amertume, vers la justice des blancs.

Ceux-là sont des émigrants. La terre, chez eux, était épuisée. Ils vont vers une nouvelle terre. En arrivant, ils lui feront un sacrifice, la suppliant de vouloir bien les recevoir. Si le poulet égorgé tombe les pattes en l’air, la terre aura répondu : non. Ils remarcheront.

Sans un sou, le boubou sur le dos, la calebasse vide sur la tête, gais (quand le nègre est triste, il meurt), ils traversent l’Afrique comme nous passons d’un trottoir à l’autre. Le soir venu, ils s’assoient dans un village. Personne ne les connaît. Qu’importe ! Ils pénétreront dans une case et salueront les occupants.

— Ti va bien ? Moi, ji vais bien.

On leur donnera à manger comme à un parent de passage.

Pas de pauvres chez les noirs. Ils pratiquent le vrai communisme. L’homme qui refuserait le couscous serait déshonoré. Aucun n’est jamais tombé d’inanition. Quand ils meurent de faim, c’est en masse, tous en chœur et dans une même famine.

Pour eux, l’argent est sans valeur. Le mot économie est inconnu de leurs dialectes. Notre formule « faire fortune » est ici sans signification. Les dépasse-t-elle ? La dépassent-ils ? Jadis ils ne travaillaient que pour se nourrir. Maintenant ils travaillent aussi pour payer l’impôt. De temps en temps ils le payent même deux fois au lieu d’une. Petits scandales d’une vaste terre !…


Ce soir, je n’atteindrai pas Bamako. Kita sera l’escale : grand centre, cinq blancs, dix mille noirs ! C’est la ville des griots et des griottes, de ceux qui chantent les louanges de leurs contemporains. Un griot était justement sous l’arbre fétiche. Il parlait haut, s’adressant à un grand diable qui se tenait à cinq pas de lui. Tout autour, deux cents personnes formaient le cercle.

— Que dit-il ? demandai-je à l’interprète.

— Il dit la gloire de ce nègre-là.

— Qu’a-t-il donc fait ?

— Il a donné de l’argent au griot, alors le griot proclame ses mérites sur la place publique.

Le héros se tenait droit et fièrement.

L’interprète écouta. Puis il me traduisit :

— Son client a dû être tirailleur, fit-il, il vante ses galons de caporal. Il lui dit : « Toi, tu as vaincu, tu as franchi les mers et les montagnes. Quand tu brandissais ton coupe-coupe, les gros canons des blancs qui font poum et poum s’enfuyaient à toutes jambes. Tu as traversé la Fe-rance (France), des fleurs à ton fusil. Le grand toubab des Fe-rançais a serré ta forte main. Tu es jeune, beau et puissant. Ta fiancée est pure comme une petite vache. Ton père est le plus grand chasseur de la race Bambara. Ta mère était vierge quand elle a connu ton père. Ta case est propre et jolie. Tes enfants parleront et marcheront plus vite que ceux de tous les autres. Tes femmes s’assoiront autour de toi et te regarderont fidèlement. Tu auras toujours de la nourriture plein ton ventre. Tu es grand, Mamadou, grand comme l’arbre du village. »

— Combien paye-t-il pour tout cela ? demandai-je.

— Il va nous le dire, fit l’interprète.

Et l’on s’avança.

— Toi combien donner au griot ?

— Moi casquer quarante francs.

— Alors tu n’as plus le sou, maintenant ?

Il répondit :

— Moi plus argent, mais beaucoup honneur !