Terre d’ébène/Chapitre VIII

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Albin Michel (p. 66-72).

VIII

LES MÉTIS

« Qu’est-ce que trente-trois ans ? Je me retrouve comme si c’était d’hier… »

C’est un général au nom célèbre qui écrit cette lettre au commandant de Tombouctou.

« Je n’ai jamais cessé de penser à ce temps-là. Ah ! mon Soudan ! Qu’est devenue ma petite case près du fort Bonnier ? Où est ma mousso ? mon fils ? Il était si gracieux ! Il portait le nom de Robert. Il est un homme maintenant. Où est-il ? Je dois vous dire que j’ai toujours interrogé les camarades qui revenaient de là-bas ! Ils ne savaient rien de lui. Sa mère se nommait Aïssa, du village de Kabara. Son grand-père était un laptot. Je vous serais infiniment reconnaissant… »

Les métis !

Autre lettre d’un autre général :

« Vous vous souvenez qu’en 1904 j’ai enterré au cimetière de M…, près du fort, un enfant. Sur sa tombe, j’ai mis seulement : Henri ! Si le sable n’a tout recouvert, pourriez-vous… »

Robert tout court. Henri tout court. André tout court. Le calendrier y passa tout entier depuis longtemps et plusieurs fois !

Les métis ! Les mulots !

Les tout-petits tétent leur négresse de mère.

Le père est là ou n’y est pas. C’est un fonctionnaire, un commerçant, un officier ; c’est un passant. S’il est là, ce ne sera pas pour longtemps. S’il est absent, ce sera sans doute pour toujours. L’enfant grandira dans la case, la maman nègre étant retournée chez les parents. Le reste du village le regardera comme un paria, se demandant pourquoi ce téte-lait mangera plus tard leur mil. Aucune raison sociale n’interviendra dans ce jugement sommaire. La dépréciation sera instinctive, ni blanc ni noir, alors rien du tout ! La maman se remariera avec un Mandingue. Ses petits frères, eux, auront une race, une famille, une patrie : ils seront noirs. Le mulot sera mulot. Il n’aura pas de nom, pas de base, pas de sol à lui où poser ses pieds. Jusqu’au sein qu’il suce qui n’est qu’un cinquante pour cent de lui-même. Il passera sa vie à chercher sa seconde moitié. Quand on les voit, jeunes enfants, ils n’ont pas l’air d’aplomb ; ils penchent tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Ce sont les laissés pour compte d’un tailleur trop pressé. Ceux qui les recueilleront n’oublieront jamais qu’ils n’ont pas été faits sur mesure. Ils flottent.

Ils sont comme ces bateaux-jouets qui voguent dans les bassins municipaux. Dès qu’ils approchent du bord, un bâton les repousse ; quand ils gagnent le centre, un jet d’eau les inonde. Il en coule des quantités. Les survivants demeurent déteints.

Sans nom, ces demi-sang sont les fils des saints de la religion catholique. La République ne les laisse pas dans la brousse. Non ! Quand ils ont sept ans, on les arrache à la calebasse maternelle. On les réunit dans les centres, à l’école des métis. Ils constituent la plus étrange catégorie d’orphelins : les orphelins avec père et mère.

Tant que le papa est en Afrique, il ne les abandonne pas. Passe-t-il près de l’école ? Il va les voir, même quand il est rentré, de son dernier congé, marié avec « Madame Blanc ».

On rencontre des métis dans les meilleures maisons, assis entre papa et Madame-à-papa. Le colonial apprit la chose en route, sur le bateau, gentiment, à sa femme. La Française reconnaît que l’aventure est courante, à la colonie, et, comme souvent elle est intelligente, elle accueille l’enfant pendant les séjours.

Dès qu’elle a des bébés blancs, le petit mulot repasse la porte. Pauvres mulots ! Les fils de leur mère, qui sont noirs, ne sont pas leurs frères ; les fils de leur père qui sont blancs ne sont pas leurs frères. C’est peut-être pour cela, parce qu’ils ont tant cherché à comprendre, qu’ils ont tous de si grands yeux ?

Ceux dont le papa a disparu et qui n’ont rien fait à l’école, on les retrouve dans les villages. La mère est devenue vieille. Ce n’est qu’une négresse dans le pays noir. L’enfant, lui, n’est qu’un prénom. « Tiens ! dit un blanc qui passe, c’est le fils d’Un Tel ! » Il lui donne dix sous.

Si c’est une fille et qu’elle soit jolie, les blancs la connaissent à la ronde. On lui donne cinq francs !

Il en est de plus fortunés. Joseph a son papa. Il mange tous les soirs avec lui, à table, à côté de moi chez la mère Vaisselle. Son papa est acheteur de cacao. Joseph est connu des habitués. On le caresse en passant. À neuf heures, l’acheteur de cacao va le coucher. Joseph est heureux, il ne sait pas encore qu’il y a des bateaux qui ramènent les papas blancs en France !

Plus tard les mâles seront instituteurs et les filles sages-femmes. L’instituteur et la sage-femme se marieront ensemble. Les noces sont parfois magnifiques quand la sage-femme est la fille du gouverneur…

Ces belles conclusions sont rares comme la fraîcheur.

Le métis est profondément malheureux.

L’école en fait moralement des Français, la loi les maintient au rang de l’indigène. La loi leur interdit de porter le nom de leur père. À vingt ans, la loi les verse dans l’armée noire. Un nègre, parce qu’il est né à Dakar, à Rufisque, à Saint-Louis ou à Gorée, est citoyen français. Le fils du général X…, du gouverneur, de l’administrateur en chef, de l’ingénieur, lui, est nègre ! S’il commet une faute, il sera jugé comme un nègre. Quand il obtiendra une place, il sera payé comme un nègre. Neuf francs par jour d’indemnité au fonctionnaire électeur noir, deux francs cinquante pour le métis. Cent francs par enfant pour l’autre, dix francs pour lui ! Frappe-t-il à la porte de l’administration ? Il est reçu comme un nègre. Si c’est un nègre de Dakar qui tient le porte-plume, il est chassé comme un chien. Henri qui avait de l’esprit m’a dit : « On devrait être fait tout en fesses, ainsi nous aurions plus de place pour recevoir les coups de pied ! » Le dernier des gnafrons des quatre communes envoie un député devant la Seine ; le métis reste dans le Niger. Ils ne sont ni blancs ni noirs, ni Français ni Africains, ni frisés ni plats. Le malheur est qu’ils soient tout de même quelque chose.

— Si l’on n’était rien, m’a dit Robert, on ne souffrirait pas. Et pourtant, regardez !

Robert m’avait entraîné chez lui, un propre petit logis de Mopti. Robert ouvrait le buffet, tirait les tiroirs. Je croyais qu’il allait mettre le couvert et m’offrir à dîner.

— Regardez ! On mange dans des assiettes ; on se sert de couteaux, de fourchettes, de cuillers ! On boit dans des verres !

— Et cette photo, lui dis-je, lui montrant au mur un général découpé dans un illustré.

— C’est papa !

On les a abandonnés. Là-dessus ils ne disent rien. La chose leur semble naturelle. Ils conçoivent obscurément qu’ils ne sont pas des enfants, mais des accidents, et qu’un accident est toujours malheureux. Toutefois on les a envoyés dans des écoles. Ils ont récité qu’ils étaient fils de Gaulois. On leur a fait porter des souliers, des chemises et des pantalons. Eux-mêmes ont ajouté les lunettes. Il fallait se garder de leur apprendre à lire si l’on ne voulait pas qu’ils vissent le nom de leur père sur les journaux !

Ils ne réclament pas la recherche de la paternité. Un vif sentiment de leur situation les anime. Ils savent qu’ils ne sont qu’un péché originel et en accusent Adam plutôt que sa lignée. Cependant ils ont l’idée de se racheter. Connaissant le respect que l’on doit au vrai blanc ils ne revendiquent pas d’être fils de leur père. Ce n’est pas le nom du blanc qu’ils convoitent, loin d’eux cette audace, c’est sa nationalité. Non fils d’un tel, mais fils de Français ! Ainsi ratifient-ils eux-mêmes leur anonymat.

André, Henri, Jacques, Robert, autant que l’on voudra, mais citoyens français !

C’est leur rêve !

— Surtout, disent-ils, que nous sommes les fils de ceux qui ont fait la conquête. C’était dur en ce moment, nos papas ne pouvaient amener leur dame !

Assez de tragique !

Il est un projet qui dort au Palais-Bourbon. Le professeur Girault l’a préparé. Un député, s’il vous plaît, même s’il n’est pas colonial, pour porter cette charte à la tribune !