Terre d’ébène/Chapitre XIV

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Albin Michel (p. 121-127).
XIV. Le nègre n’est pas un Turc

XIV

LE NÈGRE N’EST PAS UN TURC

Adieu, Mopti ! Adieu, Dienné, jolie fille du Soudan ! Dienné où l’on reste étonné à cause des places, des rues, des maisons à un étage et de la mosquée que l’on rebâtira à l’exposition coloniale. Du moins je l’imagine. Que montrerait donc l’Afrique à Vincennes sinon la mosquée de Dienné ? Salut encore, immense simplicité du pays noir ! Adieu ! San !

Si j’ai quitté mon chaland et retrouvé de la nourriture ? Je pense bien ! J’ai fait tout cela à Mopti. Même que je suis assis sur mes conserves pour qu’elles ne s’envolent plus. Et je roule, je roule comme si les lions sans crinière de la région étaient tous à mes trousses. Pourtant je ne rencontre que des perdrix et des pintades. Maintenant que je n’ai plus besoin de rien, la route est pleine de volailles !

Ah ! les belles routes ! On ne peut rien imaginer de mieux. Je ne plaisante pas. Les routes sont magnifiques ; demandez plutôt aux indigènes ! Elles sont d’autant plus remarquables qu’elles ne nous ont pas coûté un cauri.

On n’a dépensé que du nègre ! Sommes-nous donc si pauvres en Afrique noire ?

Pas du tout ! Le budget du gouvernement général possède une caisse de réserve de je ne sais combien de centaines de millions ! Caisse de réserve ? Expression scandaleuse pour un pays neuf. Les centaines de millions, on devrait les emprunter pour mettre le pays en valeur et non pas les enfouir dans la vieille chaussette nationale de laine ! C’est une conception qui vous pétrifie. Par quoi est composée cette caisse de réserve ? Par les recettes des colonies qui forment le gouvernement général.

Il faut, à cet endroit, entrer dans une autre précision. C’est indispensable. Il existe des Français qui croient que les colonies coûtent de l’argent à la métropole. Pas un liard ! Elles sont plus riches que la France, nos colonies. Vous allez dire que cela n’est pas encore beaucoup. Allez donc, rue de Rivoli, demander au gérant du ministère des Finances de vous montrer sa caisse de réserve !

Nos colonies vivent.

Elles font vivre des milliers de militaires et de fonctionnaires français.

Il en est même une qui sert une rente à la France !

Ceci dit, reprenons.

Nous sommes pour l’instant en Afrique Occidentale Française. Huit colonies. Chacune a son budget. D’où vient l’argent ? De l’impôt que verse chaque nègre et des droits de douane que paye tout le monde. Exemple : le Dahomey, le plus petit morceau de cette galette, avoue cette année soixante-deux millions de recettes. On lui abandonne vingt millions pour ses besoins. Dakar (le gouvernement général) prend quarante-deux millions. Même procédé pour les sept autres tranches.

Les colonies ne sont pas contentes. Elles ont bien raison. Elles disent qu’elles sont les premières à connaître leurs besoins. Le Dahomey affirme qu’avec l’argent qu’il envoie à Dakar les Dahoméens pourraient s’offrir de beaux wharfs, des kilomètres de chemins de fer et des installations définitives. Ainsi parlent le Soudan, la Haute-Volta, le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Niger, la Guinée. Quant à la Mauritanie, elle ne parle pas, elle court !

Dakar prend donc l’argent :

Dakar explique son appétit par un principe. Chaque colonie, dit-il, est solidaire des autres. Avec l’argent du Dahomey, je ferai en Haute-Volta des travaux qui serviront le Dahomey. Très logique. Mais il en est des principes comme des peaux de lapin : c’est à l’usage que l’on voit si les poils tiennent !

Jusqu’à ce jour, les poils s’envolent !


L’œuvre la plus urgente dans ce pays serait de fabriquer du nègre.

Pour employer l’expression officielle, l’Afrique noire n’est pas une colonie de peuplement. Le blanc n’y demeure provisoirement qu’en se ménageant et définitivement que dans un cercueil. Si j’étais gouverneur général, je tendrais un immense calicot sur la côte maudite et j’y ferais peindre ces mots : « Le blanc qui fera un effort inutile sera immédiatement puni par la nature. »

L’indigène nous est donc indispensable.

Sinon par amour du prochain, du moins par égoïsme, nous devrions veiller sur lui comme sur un champ de blé.

On le fauche avant qu’il ait poussé son épi !

La tâche première d’un commandant d’hommes est de préserver ses hommes de la mort. Autrement, de commandant on devient gardien de cimetière.

Trois cents millions dans la caisse de réserve, mais :

ni un camion à benne,

ni un rouleau à vapeur.

Rien que des nègres et que des négresses, une pierre sur la tête et une latte d’arlequin à la main !

Au Soudan, en Haute-Volta, à la Côte d’Ivoire, dans toute la pléiade, on compte plus de cinquante mille kilomètres de routes. Tous les matériaux qui ont servi à les faire ont été portés sur la tête du nègre !


Qu’est-ce que le nègre ? Le nègre n’est pas un Turc, comme l’on dit. Il n’est pas fort. Le noir, en teinture, n’est pas un brevet de solidité. Parfois, dans les camps, les prestataires meurent comme s’il passait une épidémie. À ce propos, une phrase grandiose ; elle est extraite d’un rapport officiel. On y lit : « La fragilité inconcevable des indigènes… » Il faut les voir quand il pleut. Ils marchent ratatinés, comme sous le coup d’une violente colique, à petits pas sautillants, les deux bras croisés sur leur poitrine, main droite tenant l’épaule gauche, main gauche tenant l’épaule droite. Et les soirs ? Il ne fait pas chaud toujours ; ils toussent comme dans un sanatorium. Ceux qui possèdent une loque la plaquent soigneusement sur leur dos. Cela ne les empêche pas de grelotter, en compagnie des moins riches, autour de trois tisons de bois où quelques-uns soufflent jusqu’à leur dernier souffle.

On agit comme s’ils étaient des bœufs. Tout administrateur vous dira que le portage est le fléau de l’Afrique. Cela assomme l’enfant, ébranle le jeune noir, délabre l’adulte. C’est l’abêtissement de la femme et de l’homme. Le blanc soutenait une thèse. Il disait : « Nous les obligeons à faire des routes ; c’est pour leur bien ; le portage les tue ; les routes faites, ils ne porteront plus. »

Ils portent toujours !

Où nous devrions travailler à peupler, nous dépeuplons. Serions-nous les coupeurs de bois de la forêt humaine ?

Où nous a conduits cette méthode ?

À une situation redoutable.

Depuis trois ans :

1o Six cent mille indigènes sont partis en Gold Coast (colonie anglaise) ;

2o Deux millions d’indigènes sont partis en Nigeria (colonie anglaise) ;

3o Dix mille indigènes vivent hors des villages, à l’état sauvage (plus sauvage !) dans les forêts de la Côte d’Ivoire.

Ils fuient :

1o Le recrutement pour l’armée ;

2o Le recrutement pour les routes ou la machine (chemin de fer) ;

3o Le recrutement individuel des coupeurs de bois.

C’est l’exode !

Ainsi nous arrivons en Haute-Volta, dans le pays Mossi. Il est connu en Afrique sous le nom de réservoir d’hommes : trois millions de nègres. Tout le monde vient en chercher comme de l’eau au puits. Lors des chemins de fer Thiès-Kayes et Kayes-Niger, on tapait dans le Mossi. La Côte d’Ivoire, pour son chemin de fer, tape dans le Mossi. Les coupeurs de bois montent de la lagune et tapent dans le Mossi.

Et l’on s’étonne que le Soudan et la Haute-Volta ne produisent pas encore de coton !

Des camions et des rouleaux à vapeur !

Voici mille nègres en file indienne, barda sur la tête, qui s’en vont à la machine ! au chemin de fer de la Côte d’Ivoire, à Tafiré. Sept cents kilomètres. Les vivres ? On les trouvera en route, s’il plaît à Dieu ! La caravane mettra un mois pour atteindre le chantier. Comme le pas des esclaves est docile ! Des hommes resteront sur le chemin, la soudure sera vite faite ; on resserrera la file.

On pourrait les transporter en camion ; on gagnerait vingt jours, sûrement vingt vies. Acheter des camions ? user des pneus ? brûler de l’essence ? La caisse de réserve maigrirait ! Le nègre est toujours assez gras !