Terre d’ébène/Chapitre XXIII

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Albin Michel (p. 189-196).

XXIII

MON BOY

Il s’appelait Birama. Je l’avais pris dans la prison de Bamako. Non par esprit humanitaire. Aucune manifestation de ma part. Mais en Afrique la prison est le bureau de placement. Là, les administrateurs et les blancs favorisés vont chercher leur domestique. Ils étaient une dizaine de prisonniers dans la cour de la boîte. En désignant un, je dis : « Je prends celui-là. Il n’a pas l’air très fort ; s’il m’attaque, je pourrai me défendre. » Je tombais mal : c’était un féticheur qui avait sacrifié un petit enfant pour le culte. J’eus le droit de choisir parmi les autres. L’un avait la figure toute ronde ; il était tout frisé. Pas plus nègre que lui. Sa face semblait résumer si bien toutes les races de noirs qu’à la fin je l’appelai le Nègre-Réuni. C’était Birama. Je l’emmenai.

D’abord je lui achetai la jaquette que vous savez, mais il l’échangea contre un ocarina en fer-blanc. Chaque fois que je rentrais, je le trouvais assis devant ma porte, suçant harmonieusement son instrument.

— Quand te décideras-tu à laver mon linge ? lui disais-je.

Il me répondait par un air nouveau qu’il venait de composer. À Ségou, il me demanda cent francs d’avance. Je les lui donnai. Il revint dix minutes après, les cheveux mouillés et dégageant à vingt mètres une odeur considérable. À la main, il tenait un flacon vide, un flacon de bon parfum, Une après-midi viendra ! peut-être ! Il était entré chez le traitant ; montrant du doigt le flacon, il avait dit :

— Combien ?

— Cent francs ?

Les cent francs versés, il avait débouché l’objet de ses désirs et d’un seul coup, dans la boutique, il en avait vidé le contenu sur sa tignasse. À Niafounké, il m’en fit une assez belle. Il continuait de ne pas laver mon linge, faute de savon, disait-il. Chaque matin je lui donnais cinq francs pour acheter ce fameux savon. Je ne revoyais ni les cinq francs ni Birama de la journée. Quand je lui adressais des reproches, il me jouait de sa musique, et tout finissait dans l’harmonie. Je lui apportai donc une belle savonnette verte et lui dis : « Cette fois, hein ! pas de blague. » Le lendemain, pas de linge ! « Où est le savon ? » lui demandai-je. Il me montra un vieux casque déteint et délabré qu’il portait fièrement sur une chevelure naguère si parfumée. Il avait échangé la savonnette contre cette ordure. Savez-vous pourquoi ? Il faut chercher à comprendre les actions des hommes. Voici comment avait raisonné Birama. De toute façon, s’était-il dit, ce savon est perdu pour le toubab. Il va fondre dans l’eau. Or, depuis quinze jours, j’ai une folle envie de posséder un casque. Je donne le savon et j’ai le casque. Le toubab n’y perd rien et moi j’y gagne. Mais le linge ? allez-vous penser. En portait-il, lui, du linge ?

Les premiers temps, il me navrait. « Moi pas mangé ! » disait-il. Il mangeait de toute évidence. Il avait de quoi et cela se voyait. Mais sait-on jamais ? Je lui alignais un pain et un billet de cinq francs. Une semaine entière je le laissai à la maison. Je n’avais pas besoin de ses éminents services pour courir le Lobi. Je revins du Lobi. Devant ma porte se tenait un nègre, les yeux cachés derrière des lunettes noires, casqué et chaussé ; un magnifique boubou sur le corps, une canne dans une main et une flûte en bandoulière. Il me dit « Bonjou ! » Je reconnus la voix : c’était Birama. Il ressemblait à un chimpanzé de music-hall. Je commençai à bien rigoler, quand il fit :

— Moi, pas mangé !

— Quoi ? tu n’as pas mangé depuis sept jours ?

— Oui !

Il était gras et frais. Il était même rose !

— Et les soixante francs que je t’ai laissés en partant ?

Il me montra ses achats et fit le compte devant moi : bâton (canne), 9 francs ; musique, 17 francs ; bottines (c’étaient des espadrilles), 11 francs ; boubou, 20 francs.

— Et les trois autres francs ?

Il étendit sa main : une superbe bague de cuivre répondit pour lui.

Il avait mangé, c’était bien sûr. Jusqu’au soir, il répétait : « Moi pas mangé ! » À la fin, je lui lâchai 20 francs. Il disparut. Une heure après, je le vis revenir ; il avait augmenté son équipement d’un parapluie, sous le dôme duquel, majestueusement, il avançait !


On n’aurait pu trouver plus nègre que Birama. En voilà un qui ne reniait pas sa terre et ses morts !

— Viens, Birama ! lui dis-je un jour à Diré, on va acheter des conserves.

On les acheta. Cela fit deux caisses. J’en pris une et je lui dis : « Prends l’autre. » Je partis devant. Près de la maison, je me retournai. Birama était à cent mètres, le parapluie à la main. Qu’avait-il fait de ma caisse ? C’était un autre — un nègre nu — qui la portait. Birama, lui, criait : « Allez ! allez ! » Il l’avait « coxé » au passage et commandé du haut de son casque et de ses lunettes. Le tout-nu avait obéi comme toujours.

— Et maintenant, lui dis-je quand ils arrivèrent tous les deux, qui va payer « lui » ?

Il répliqua naturellement :

— Lui ? jamais payé !

Il s’y connaissait. On avait dû lui faire le coup plus d’une fois. Il m’apprenait à vivre en Afrique.

C’est à Oumé, en Côte-d’Ivoire, qu’il me donna une autre leçon. Justement ce jour-là, les autorités françaises allaient mettre à mort trois féticheurs qui avaient empalé une femme du village de Zangué sous prétexte qu’elle était habitée du démon et que cela causait du tort à sa famille. C’était l’un de ces crimes rituels que nous pourchassons sans grand succès. Les sorciers sont encore puissants. Nous savons bien qu’à Kalavi trois jeunes vierges sont élevées jusqu’à seize ans et sacrifiées ensuite au dieu de la lagune pour que l’année soit bonne en poissons ; que le chef de la tribu des Niaboua a pu manger treize jeunes filles sans attirer notre attention ; que la quatorzième seule le perdit ; qu’il avoua au commandant que la jeune fille était ce qu’il y avait de meilleur, et qu’il lui donna même la recette : faire bouillir et non rôtir. Nous savons aussi qu’un administrateur trouva naguère deux noirs sur la place d’un village, qu’ils attendaient d’être mangés, que l’administrateur les délivra, mais qu’une fois le blanc parti, les deux noirs retournèrent d’eux-mêmes dans la cage pour ne pas désobéir aux dieux. Nous n’ignorons pas que lorsque les Betés attrappent un Peuhl ou deux, c’est toujours un bon festin en perspective. Mais il nous est difficile de prévenir ces sacrifices. Nous ne pouvons que les punir. C’est ce que l’on allait faire à Oumé.

— Regarde, dis-je à Birama, lui montrant les trois sorciers, ce sont tes féticheurs. Ils ont tué une pauvre femme. Le blanc maintenant va les tuer.

Birama ne répondit rien. Il réfléchissait. Les tirailleurs armaient leurs armes. Première décharge. L’un tomba.

Birama me demanda si la femme qu’ils avaient tuée était vieille. Je lui dis qu’elle était vieille.

Deuxième décharge. Un autre tomba.

— Si elle était vieille, c’est qu’elle allait bientôt mourir, m’expliqua Birama, alors féticheurs pas beaucoup crapules.

Troisième décharge. Le dernier tomba.


Ce matin même, Birama entra dans ma chambre.

— Tu as mangé, Birama ?

— Non ! pas mangé !

Cette question et cette réponse étaient devenues mon régal. Je voyais Birama, la tête au fond de sa calebasse, s’empiffrant de riz ou de mil. Cinq minutes après, je lui demandais :

— Tu as mangé ?

— Non ! pas mangé !

L’estomac d’un nègre est sûrement sans fond. Bref, il m’apportait un catalogue.

Il me l’apportait non pour moi, mais pour lui.

— Que veux-tu que je fasse de cela ?

Les catalogues de nos grands magasins inondent l’Afrique, non seulement la côte, mais l’intérieur. Ils arrivent par sacs. Les sacs sont adressés à MM. les interprètes, M. le chef des gardes, M. le chef de canton, MM. les élèves des écoles. Et l’on dit que le commerce français n’est pas astucieux ! Ces livraisons remportent le plus triomphal succès. Le nègre qui reste deux mois sans recevoir son catalogue se croit lésé et fait écrire aux grands magasins une lettre de rappel ! Des journées entières ce joli livre est sous les yeux de l’indigène qui ne trouve rien de plus séduisant. Ça éblouit ! Et il commande à tour de bras. Les uns lisant le mot serviette et ne voyant pas plus avant, font venir pour cinquante francs de cette marchandise. Ils reçoivent des rouleaux de papier fin, alors ils s’imaginent qu’on les a volés ; les autres s’en tiennent à des vêtements d’enfants, parce que cela coûte moins cher, et ils s’étonnent de ne pouvoir les mettre. À Ouagadougou, trois camions de colis postaux arrivent chaque semaine. Mon boy, lui, voulait un plumeau ! De son doigt, il me montrait l’objet.

— Tu es fou ? Fiche-moi le camp !

Dans l’après-midi, il remit son catalogue sous mon nez, et son doigt sur son plumeau.

— Écris pour moi, dit-il, à mam’zelle Samaritaine !

— Veux-tu me dire ce que tu veux faire d’un plumeau ?

— Pour faire musique.

J’ai cru cette fois qu’il se moquait de moi. Il ne riait cependant pas. Il mima l’usage auquel il le destinait : il avait pris le plumeau pour une clarinette à queue !

Ah ! Birama, mon vieux boy, tu ne laves jamais mon linge, tu as toujours faim, tu mets mon pyjama, mais, à cinq mille kilomètres de ton pays, tu suis toujours sans savoir où tu vas et tu commandes un plumeau pour jouer de la clarinette !