Terre d’épouvante/Conclusion

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Libraire générale et internationale Gustave Ficker (p. 241-246).


CONCLUSION




Nous ne savons pas quel sera le sort de ce livre.

Aidera-t-il à faire cesser le mal ? Les révélations authentiques qu’il contient resteront-elles sans écho ? Cela dépendra de l’intérêt que l’opinion publique attachera exactement aux principes d’humanité dont on parle toujours et que l’on méconnaît si souvent, ne serait-ce que par indifférence, par la coupable indifférence qui entrave toute œuvre de justice et de réparation.

Le Congo indépendant est le pays type des abus coloniaux universels. Nulle part, dans aucune de ces régions lointaines violées par la force brutale, on ne songe en réalité, qu’à de l’exploitation. Les assimilateurs progressistes composent une minorité infime et sans puissance.

Un unique but de lucre a dirigé les efforts, nous allions écrire : les appétits, de la race blanche. On a voulu créer des débouchés pour l’industrie et profiter des richesses naturelles, sans songer à employer d’autres moyens que la ruse ou la force.

Au fond, l’on discerne une manœuvre politique pour faire dévier les revendications ouvrières et satisfaire les ambitions du militarisme. On trouvait ainsi l’emploi de la surproduction d’une part ; de l’autre, on évitait les conflagrations possibles entre pays trop militarisés. L’expansion coloniale permit à l’Europe de supporter la paix armée.

On n’a jamais songé véritablement à l’éducation rationnelle des hommes d’autres races, en respectant leur indépendance. On a déployé envers eux d’autant plus de brutalité qu’ils étaient moins en mesure d’y résister. Partout, il a fallu obtenir un résultat pécuniaire rapide. Partout, on a fait le mal. Les Chinois ont été envahis, battus et pillés. Les Hindous massacrés, les nègres traités en animaux sauvages, en vrais maudits, les Tasmaniens détruits, les Australiens et les Maoris diminués au point de ne plus être que quelques milliers à peine dans leurs îles envahies.

Partout, l’Européen qui se targue d’être un éducateur, un civilisateur, ne fut qu’un conquérant, un pillard. Il fut digne de ses pères les Wikings, les Celtes, les Vandales et les Francs, envahisseurs de l’Europe, et, par une dérivation ignoble des instincts ancestraux, un marchand et un bourreau.

Ce sont les actes. On les couvre, on les farde, on les cache mensongèrement par des paroles déclamatoires, par des sophismes ridicules, pour tromper et rassurer la conscience publique, émue déjà par les nobles conseils des rares gens de bien qui osent crier leur foi au progrès fraternel.

Tout colonial est une victime d’un régime qu’il ignore ou qu’il méprise, — sinon un bandit par actes ou par complicité.

La colonisation selon les formules actuelles est un ensemble de crimes. Celle de l’État indépendant du Congo fut le plus cynique de tous et, en tenant compte du temps et des circonstances, le plus épouvantable et le plus sanguinaire. C’est pour cela qu’il importait de le signaler, en indiquant sommairement au public français les conséquences navrantes qu’il avait eues dans notre possession voisine. Mais le mal ne sera réparé que par la destitution d’un gouvernement à mœurs renouvelées de l’île de la Tortue.

Il est nécessaire qu’un congrès universel reprenne ce domaine personnel à son titulaire et rétablisse la justice là où règne l’exaction, puis, s’inspirant des principes réels d’humanité et de progrès, édicte des lois internationales pour protéger les indigènes contre la cupidité féroce des traitants et la soif d’avancement des militaires et des fonctionnaires.

On a réussi, par une mesure analogue, à supprimer la traite des nègres dans les pays de race blanche. C’est un précédent qu’il s’agit de renouveler sous une forme plus étendue.

Mais soyons sans illusions.

Ceux au profit de qui le mal se commet forment une entité financière dont le profit consiste en la violation des lois humaines. La diplomatie, les gouvernements lui obéissent. Ils ne peuvent que rédiger des textes éloquents que rien ne sanctionne. Quoi de plus large, de plus libéral, de plus admirable, que cet acte de Berlin que nous avons cité, et dont nous avons prouvé qu’il ne servit à rien ?

Pourtant, il est utile d’apporter son concours, si modeste qu’il soit, à l’œuvre d’universelle justice. L’eau tombant goutte à goutte creuse le plus dur rocher. À force de montrer aux hommes combien ceux qui sont leurs maîtres effectifs sont inhumains, on arrivera sans doute — dans très longtemps — à leur faire désirer l’avènement de la vraie civilisation fraternelle entre les individus comme entre toutes les races.

Connaître, désirer, vouloir, exiger, quatre étapes à parcourir. Nous nous engageons à peine dans la première.

Qu’importe !

Puisse ce livre contribuer, si petitement que ce soit, à faire franchir un pas de plus à ce que Zola nommait : la Vérité en marche.