Terre d’Espagne/04

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Terre d’Espagne
Revue des Deux Mondes4e période, tome 129 (p. 80-116).
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TERRE D'ESPAGNE

IV[1]
LISBONNE — CORDOUE — GRENADE — GIBRALTAR


DE MADRID A LISBONNE. — LE MARCHÉ. — LA VILLE


Lisbonne, 9 octobre.

Nous montons dans le Sud Express à 11 heures du soir. Le train a été réduit autant que possible. Il ne se compose plus que de trois voitures, dont un wagon-restaurant et un fourgon. Nous sommes huit ou neuf voyageurs. Je ne compte pas, dans le nombre, une mouche élégante, verte et or, que j’aperçois grimpant sur la vitre de ma chambre à coucher. Ma première pensée a été de la chasser. J’ai réfléchi qu’elle avait sans doute pris le Sud Express à Paris, qu’elle avait peut-être des projets d’hivernage, et que nous verrions bien.

Dix-sept heures de route par le plus rapide des trains! Les express ordinaires mettent vingt et une heure et demie : ce sont de gros chiffres. J’ai besoin de me répéter, en attendant le sommeil, que la Compagnie internationale a rendu le voyage moins long, bien moins énervant, et que, libre, elle eût mieux fait encore. Le train est bientôt lancé à belle allure; il coule sur les rails, presque sans un frémissement ; la nuit grise, un peu laiteuse, couvre des plaines d’une désolation sans pareille : je m’endors avec l’espoir d’ouvrir les yeux, au réveil, sur un tout autre paysage.

Erreur! Je m’éveille, au grand jour, parmi des roches grises et des vallonnemens de terre nue, coupés de failles profondes qui sont des lits de torrens. L’air matinal est déjà chaud ; je baisse à moitié la vitre du compartiment : la petite mouche n’en profite pas, elle reste, elle a certainement une idée. Vers dix heures, nous touchons la frontière de Portugal, Valencia de Alcàntara. Deux jeunes femmes, debout sur le quai de la gare, appuyées nonchalamment aux montans d’une porte, sont vêtues d’étoffes éclatantes, de robes à rayures horizontales, rouges en bas, puis crème, puis vert d’eau, puis rouge cerise, puis couleur de paille mûre. Elles ont chacune un bébé sur les bras. La plus jeune n’a pas quinze ans. Des mouchoirs rouges cachent leurs cheveux, et, de teint, elles sont dorées, cuivrées : on dirait deux oranges mandarines qui auraient des yeux noirs.

Bientôt quelque chose de nouveau apparaît dans le paysage et l’égaie : le vert des feuilles caduques. Près des aloès et des cactus en ligne servant de clôture, voici des figuiers, des roseaux, des vignes. Un berceau de chèvrefeuille donne un air de paradis à la halte de Marvajo. La nature du sol s’est modifiée, et la physionomie des gens. Trois paysans chasseurs, en veste brune et bonnet de laine vert, la poire à poudre pendue au côté et longue comme un oliphant, offrent aux employés du train des perdreaux à trente-cinq sous la couple. Les horizons montueux se chargent de bois touffus, bas, môles de hautes herbes qui doivent être des remises merveilleuses. Des villages d’une blancheur d’Orient brillent çà et là comme des gemmes. Puis la terre s’aplanit ; nous franchissons le Tage, large neuve coupé de bancs de sable, limoneux, sillonné de barques aux formes de gondole, aux voiles pointues couleur d’ocre. Nous suivons la rive droite. Une des plus belles vallées du monde s’ouvre et va vers la mer : elle s’agrandit démesurément; elle est verte, elle est bleue, elle est bordée au loin par la lueur des eaux vives. La richesse de ses limons modèle puissamment ses futaies d’oliviers, met l’étincelle des sèves jeunes à la pointe des herbes, épaissit les cimes rondes des bosquets d’orangers. Des filles ramassent les olives, et rient au train qui passe. Une branche de lilas fleuri tremble à portée de la main : du coup la petite mouche verte et or a pris sa volée. Je ne m’étais pas trompé : c’était bien une Parisienne, une très fine mouche. Nous nous engageons sous un long tunnel, et, après sept minutes de ténèbres, nous revoyons la lumière en gare de Lisbonne.

Il est tard lorsque je sors au hasard dans la grande ville inconnue. La promenade de l’Avenida monte, plantée de deux rangs de palmiers superbes, entre des hôtels, puis entre des maisons, puis s’enfonce dans les terrains non bâtis. En redescendant, je trouve une grande foule buvant l’air tiède du soir sur la place de D. Pedro IV, place carrée, pavée de cailloux qui forment des zigzags noirs et blancs. Six rues parallèles, dont plusieurs très commerçantes, bien éclairées, la rue de l’Or, la rue de l’Argent, partent de là et conduisent au bord du Tage. L’arrivée au fleuve est ménagée avec un art savant et tout à fait imposante. On suit le trottoir en flânant ; la vue est barrée au fond par un arc de triomphe ; on passe sous le portique, et, soudainement, on éprouve la sensation de la nuit bleue immense autour de soi. Les becs de gaz se sont écartés, à droite et à gauche, jusqu’à n’être plus que des petits points brillans. Ils éclairent des façades monumentales : la Bourse, la Douane, l’hôtel des Indes, l’Intendance de la marine, des ministères, que d’autres suites d’arcades, d’autres façades ornées réunissent en arrière, tandis qu’en avant, dans la grande trouée libre, sans limites visibles entre le ciel et l’eau, le Tage, enflé par la marée, réfléchit les étoiles et jette son écume sur des quais de marbre blanc. Aucun promeneur: je suis seul avec un douanier. Je me figure que j’ai été transporté au premier plan d’un de ces tableaux de Claude Lorrain, où l’on voit des architectures royales avancer leurs files de colonnes et de statues jusqu’au bord de la mer luisante.

Pour revenir, j’ai repris une des rues parallèles déjà parcourues. Je me suis arrêté devant la boutique d’un fabricant de malles. Elles sont bien curieuses les malles portugaises, et parlantes à leur manière. Ce n’est plus le cube offensant pour l’œil, mais pratique, solide, protégé et cadenassé, des fabricans anglais, non : des boîtes longues, couvertes de papier d’argent, de papier d’or, garnies aux coins avec ces tôles peintes où sont imités des écailles et de vagues tourbillons; des meubles de pacotille, mais voyans, faits pour séduire des imaginations orientales. Les prix affichés étonnent par leur apparente énormité. A côté de la boutique du malletier, je vois du vin à 500 réis la bouteille; des chapeaux de dames à 7 000 réis. Je suis au Terminus-Hôtel pour la somme de 3 500 réis par jour. Je change un louis, et je reçois une poignée de billets de banque représentant un tel nombre de réis que je me dis innocemment : « Suis-je riche ! » ; mais ils fuient comme ils viennent, par escadrons.


Lisbonne, 10 octobre.

Un de mes amis, qui est poète, mais qui n’est jamais allé en Portugal, m’avait dit, sur un boulevard de Paris, de son air doucement inspiré : « Lorsque vous serez à Lisbonne, mon ami, vous verrez, au milieu du Tage, un fort de grandes dimensions et de construction moderne, formidable s’il était besoin de défendre la passe, mais que la longue paix a livré aux fleurs. Elles couvrent les glacis, elles s’épanouissent autour des embrasures. Un jour, un navire étranger étant entré sans faire les saluts d’usage, un coup de canon fut tiré du fort. Et nul ne sait s’il partit un boulet, mais des bandes d’oiseaux s’envolèrent, et la rade fut jonchée de tant de milliers de pétales de roses, et de jasmins, et de feuilles flottantes, qu’elle ressemblait à un jardin. » Mon ami s’était trompé. Il n’y a aucune forteresse pareille à Lisbonne, mais l’image éveillée par sa légende poétique n’a rien que de très vrai: un climat délicieux, une terre heureuse et la douceur de vivre.

Il est presque trop grand, cet enchantement de la vie. Il incline vers l’absolu far niente un peuple qui serait riche avec peu de travail. Un brave homme de Portugais, qui vient de me faire une visite matinale, m’a dit: « Notre pays est comme divisé en deux parties qui diffèrent de mœurs autant que d’aspect. Le nord est tout verdoyant, cultivé, planté de vignes, commerçant, laborieux. La province d’entre Minho et Douro, monsieur ! on jurerait voir un paradis terrestre ! Mais le sud, et le sud commence, hélas ! avant Lisbonne, un peu au-dessous de Coïmbre, quel abandon, et souvent quelle désolation ! Le nord mange la soupe aux choux et aux herbes ; le sud mange la soupe aux oignons et à l’ail : symboles des deux couleurs de la terre, verte là-haut, et rousse en bas. Rien n’égale la tristesse des plaines de l’Alemtejo : n’y allez pas ! Mais ici même, dans nos rues, voyez le nombre des gens qui ne font rien. La grande affaire est de se faufiler dans une administration, et le moyen de forcer la porte, c’est de faire de l’opposition. Dès l’âge de quinze ans, nos petits jeunes gens débutent dans les journaux. On a le droit de tout dire. Vie publique, vie privée, rien ni personne n’est à l’abri. Lin jour ou l’autre, quand ils deviennent gênans, on leur trouve un emploi public. Ah ! monsieur, la belle armée d’employés que nous avons ! mais le beau pays que nous aurions sans eux ! »

Dès que je suis dans la rue, je cherche le marché, coin toujours pittoresque dans les villes du Midi. Je ne sais pas la route, mais je n’ai qu’à suivre un de ces paysans chaussés de grandes bottes et coiffés du bonnet de laine verte. J’arrive ainsi dans une halle qu’annoncent de loin la rumeur confuse des voix et l’odeur des fruits mûrs. Tous les types populaires sont là : des têtes jaunes comme des concombres, d’autres couleur de terre, d’autres rosées, d’autres brunes avec de grosses lèvres. Le marché a une physionomie de bazar colonial. Une négresse passe, les cheveux roulés dans un foulard de soie aurore, et, sans avoir de semblables, elle a plus de voisins dans cette foule, elle étonne moins qu’en aucun autre pays d’Europe. Les voix sont dures et nasales. Le bruit du papier froissé remplace le cliquetis du billon autour des étalages de bananes, de coings, de poires, de pêches, de tomates, autour des mannes de raisin rouge ou blond, transparent et tavelé, pareil à ceux des vieilles frises de marbre. Pour acheter une poule, une cuisinière tire de sa poche une liasse de billets qu’un paysan enfouit dans un portefeuille de cuir, bondé comme celui d’une petite banque. Dans la rue voisine, dans celles qui suivent, dans tout Lisbonne à la fois, des filles superbes, un panier sur la tête, crient la marée fraîche. Une main touchant le bord de leur panier, large et plat comme un tamis de vanneur, où les poissons alignés font un soleil d’argent, l’autre main à la ceinture, les jupes relevées, les jambes nues, les cheveux cachés par un foulard de soie dont la pointe flotte sur les épaules, elles vont sans remuer la taille, d’un pas robuste et rapide. Le passant les occupe peu. Elles regardent devant elles, et mangent leur pain en courant. Quelques-unes de ces pauvres femmes sont très belles ; toutes révèlent une communauté d’origine, un type primitif au teint brun, aux traits énergiques, aux yeux longs et très noirs. Et, en effet, leur colonie, qui habite un quartier distinct, vient du nord du Portugal, et se rattache, dit-on, à une souche phénicienne. On les nomme quelquefois ovarinas, du nom d’un petit port près de Porto, et quelquefois varinas, mot que l’on fait dériver de vara, perche à conduire les bateaux. Le dimanche, elles mettent leurs pieds nus dans des babouches de cuir jaune.

Une aimable attention du ministre de France à Lisbonne, M. Bihourd, va me permettre de voir la ville comme elle doit être vue, c’est-à-dire de différens points de l’autre rive. Sur sa demande, l’ingénieur français qui dirige les travaux du port a bien voulu me donner rendez-vous à l’un des débarcadères. Une chaloupe à vapeur chauffe au bas de l’appontement. Nous embarquons. Elle suit les quais, d’un développement considérable, qu’achève la maison Hersent. Nous allons, avec le courant, vers la mer qu’on ne découvre pas encore. Le Tage, en cet endroit, est resserré entre la ville et de hautes falaises. Il coule rapide; on le devine profond. Nous croisons des gabares chargées de pierre, des barques de pèche dont l’équipage, endormi sur le pont, dans la belle chaleur tempérée par la brise, a confié sa destinée et celle du bateau aux mains d’un mousse crépu qui tient la barre. La tour de Belem, au bout d’un banc de sable, un côté touchant la vague et l’autre à sec sur la berge, grandit dans le soleil. C’est la plus jolie forteresse du monde, toute de marbre, toute fleurie de créneaux armoriés, de logettes à balcons, de tourelles en poivrières, de fenêtres divisées par une colonne légère. La gentille guerrière ! A qui a-t-elle bien pu faire du mal? M. Billot, qui la connaît bien et qui l’aime, assure que ce fut contre les felouques des Maures qu’elle se battit. Je veux bien le croire, bien qu’il n’y paraisse pas. Le fort, à ce qu’il prétend, est même encore armé. « Au temps de la guerre de Sécession, il n’hésitait pas à canonner un croiseur sudiste qui passait, au mépris de la consigne. Le galant Américain répondait par un salut : il était de ces gentilshommes qui ne frappent pas une femme, même avec une fleur, qui ne risquent pas d’endommager un bijou gothique par un brutal boulet[2]. »

Les Lisbonnais n’ont pas eu le même respect. La ville ne possédait pas d’autre monument de premier ordre, si ce n’est l’église des Hiéronymites, cette grande fleur de pierre, jaune et touffue comme un chrysanthème, qui se dresse à deux cents pas de là: aussi n’a-t-elle pas manqué de le profaner. Il fallait une usine à gaz : on l’a placée juste derrière, pour faire contraste. Ses cloches noires servent d’écran à la dentelle de marbre ; la cheminée enfume les créneaux ; des tas de charbon se répandent jusqu’aux assises de la tour. Et j’ai entendu dire que la concession de cette entreprise criminelle fut obtenue par un Français ! Je détourne les yeux, pour regarder en avant le fleuve qui s’ouvre, resplendit de lumière, se barre au loin d’écume, vers Cascaes.

Nous virons de bord, et nous traversons le Tage. Le bateau revient vers Lisbonne, en suivant les falaises à pic, très nues et de couleur ardente, qui resserrent le courant. Lisbonne couvre la rive gauche, et semble une ville immense. De la tour de Belem jusqu’à la place du Commerce, où la côte tourne un peu, elle se développe sur une longueur de six kilomètres, et s’étend à trois kilomètres encore au delà. Étroite d’abord, et comme étirée, composée de deux ou trois rues que dominent des crêtes pierreuses ou des jardins d’un vert sombre, elle s’élargit régulièrement, gagne sur les collines, les revêt tout entières, descend dans leurs plis, remonte les pentes voisines. Ses maisons, assez hautes, très serrées, s’enlèvent en teintes vives entre l’eau et le ciel. Elles sont rarement blanches, souvent roses, bleues, lilas, jaunes ou même grenat. Sur la première ligne de cette mosaïque, qui flambe en plein soleil, les mâts de navire pointent, comme une moisson d’herbes sèches.

Et tout à coup, juste au milieu de la ville, en face de la place du Commerce, où, le premier soir, j’ai vu ce beau clair d’étoiles, la falaise s’arrête, et le Tage se répand dans une baie d’une admirable courbe, aux horizons très plats, très doux, avec de vagues silhouettes de palmiers et de pins. Nous gouvernons droit sur le fond de cette rade lumineuse, que pas une ride ne ternit. En regardant vers l’ouest, et tout à fait dans le lointain, j’en découvre une seconde, plus étendue encore, paraît-il, appelée la Mer de paille, — mar de pailha, — et l’ingénieur, M. Maury, m’explique que la grande masse d’eau emmagasinée par la marée dans ces deux réservoirs, drague et creuse, en s’écoulant deux fois le jour, la partie plus étroite du fleuve qui s’en va vers la mer, et entretient, sans frais pour le trésor, un chenal de quarante mètres de profondeur. Des pécheurs tirent, sur la grève, un filet dont les lièges semblent en mousse d’argent. L’équipage d’une baleinière de la marine portugaise, peu pressé, nageant avec lenteur, pour le plaisir, nous hèle gaîment au passage. Nous descendons sur les marches boueuses d’un grand escalier de pierre, débarcadère d’une petite résidence royale, un peu abandonnée, cachée à l’extrémité de la baie. Les jardins qui l’enveloppent sont pleins d’arbres étranges. Nous traversons une charmille de buis haute de plus de six pieds, où les brins d’herbe, depuis longtemps, n’ont pas été foulés, et nous montons, par un raidillon sablonneux et croulant, au sommet d’un monticule ombragé de pins parasols. Vue de là, Lisbonne est encore plus belle. La mosaïque a disparu, et la ville apparaît, vaporeuse, divisée en trois blocs pâles par les failles profondes qui coupent ses collines. Un seul nuage allongé, tordu comme une fumée, s’est arrêté au-dessus d’elle, et, chauffé par le soleil, éclaboussé par les reflets du fleuve et de la ville, se désagrège et se disperse en minces flocons d’or.


DEUX AUDIENCES


12 octobre.

J’ai été reçu hier par le roi à Lisbonne, et aujourd’hui par la reine, au château de Cascaes.

Le roi, venu pour la journée à Lisbonne, donnait audience dans le palais das Necessidades, dont les jardins et les bosquets d’orangers couvrent le sommet d’une colline, à l’est de la ville. Des lanciers, sabre au clair, montaient la garde au pied de l’escalier d’honneur. En haut, dans la première salle, un détachement de hallebardiers formait la haie. Leur uniforme, assez sévère, comme celui des hallebardiers de la cour d’Espagne, leur belle prestance, le geste de tous les bras reposant à terre la hampe de l’arme au passage des visiteurs, composaient un tableau moyen âge, d’un goût rare, qui eût séduit un peintre. Dans un salon voisin, se tenaient le secrétaire particulier du roi, M. de Pindella, des chambellans, des officiers, un ou deux diplomates au costume chamarré de broderies, attendant l’audience. Très vite, un petit groupe se forma autour de M. le ministre de France, qui avait bien voulu me présenter. Une conversation s’engagea, à voix basse. Et cela ne suffit pas, sans doute, pour permettre de juger la société de Lisbonne, en ce moment dispersée ; mais l’accueil empressé fait au ministre de France, l’étude des physionomies, le thème et le ton de la causerie, ne démentaient pas ce qu’on m’avait dit de l’extrême affabilité du monde portugais. Pendant cette demi-heure d’attente, j’ai entendu parler, — en très bon français, — de poésie, de théâtre, de paysage. J’ai appris même qu’il y avait des poètes à la cour de Portugal. Quant au souverain, dont la présence dans une pièce voisine était à chaque moment rappelée par le va-et-vient d’un officier d’ordonnance, je savais qu’il était également lettré, qu’il possédait à fond le français, l’anglais, l’espagnol, l’allemand, l’italien, et même, je crois, le russe. On m’avait raconté qu’il peignait fort bien à l’aquarelle, excellait aux armes, et pouvait passer pour un des premiers fusils de l’Europe. Mais nous ne connaissons la physionomie des rois que par les timbres-poste. Et les timbres-poste sont souvent en retard. Quand je fus introduit devant Sa Majesté le roi don Carlos, je fus surpris de voir qu’il portait toute sa barbe, blonde, courte et frisée. Use tenait debout, appuyé à une console, en uniforme de général en chef, dolman noir avec le bâton de commandement brodé au col, et pantalon gris à bande rouge. Il avait causé quelques minutes, seul à seul, avec M. Bihourd. Quand j’arrivai, les questions d’affaires terminées, le roi, très aimablement, me tendit la main, me témoigna le regret que le Portugal fût si peu connu à l’étranger, me demanda quelle impression m’avait faite Lisbonne, et, sans chercher les mots, avec la même facilité d’expressions que s’il eût parlé portugais, me donna des aperçus intéressans sur les diverses provinces du royaume, sur le peuple, et parla de plusieurs littérateurs portugais dont le nom avait été prononcé. Puis, relevant avec beaucoup de bonne grâce une allusion du ministre de France : « Vraiment, cela vous intéresserait de voir quelques-unes de nos pièces rares d’orfèvrerie? » Le roi quitte le salon de réception. Nous le suivons. Il traverse ses appartemens particuliers, arrive dans un grand cabinet de travail, et nous montre des aiguières ciselées, d’un très beau style, posées sur les tables, puis des manuscrits et des livres précieux de sa bibliothèque. Je remarque, sur des chevalets, plusieurs marines ébauchées, d’un impressionnisme très juste. Enfin, avant de nous congédier, pensant qu’il ferait plaisir à ce Français qui passe, le roi me permet de voir la célèbre argenterie de Germain, et ajoute en riant: « Si vous rencontrez quelqu’un, dites que c’est moi qui vous envoie. » Et c’est ainsi que j’ai pu étudier à loisir, sur trois dressoirs de la salle à manger du palais, les pièces d’orfèvrerie du plus pur Louis XV, qui n’ont pas, prétend-on, de rivales en Europe. La maison de Bragance possédait deux services du même maître, l’un pour le gras, l’autre pour le maigre. La branche brésilienne emporta celui-ci en Amérique, et l’autre partie de la vaisselle plate, ornée d’animaux, de pampres, de feuillages, d’une valeur inestimable, demeura la propriété de la maison de Portugal.

La cour est encore à Cascaes. C’est un petit village de pêcheurs, à l’embouchure du Tage, devenu, dans ces dernières années, une station balnéaire florissante et luxueuse. On voit encore, sur la plage, des barques longues, tirées à sec, d’autres qu’on repeint, d’autres qui arrivent du large, n’ayant qu’un mât, une voile en forme de croissant de lune et portant, sur la vergue cintrée, une demi-douzaine d’hommes à cheval, occupés à carguer la toile. Les rues voisines sont tout étroites, avec des maisons basses et des filets pendus à des clous. Le château royal n’est lui-même qu’un vieux fort, bâti sur une pointe, et transformé, tant bien que mal, en habitation. Les murs d’enceinte sont intacts. Une terrasse à créneaux, encore armée de canons, borde la rive de la petite anse, et sert de lieu de promenade et de récréation aux infans. Ses remparts tombent à pic sur une avenue plantée de palmiers et touchant la mer. On découvre de là le cours du Tage jusqu’à Lisbonne, et les montagnes bleues de Cintra dans les terres, et, vers l’occident, la mer libre.

Le grand deuil de la reine avait suspendu les audiences, et j’ai été reçu par une exception due à ma qualité de Français, et dont j’ai vu tout le prix lorsque j’ai été admis en présence de la souveraine. L’aimable comte de Sabugosa, grand-maître de la maison de la reine, me fit traverser une cour, une antichambre un grand salon, et m’introduisit dans un petit salon jaune ouvrant sur la terrasse. La reine Amélie était en deuil, avec de simples bracelets d’or au bras gauche. Elle me fit asseoir, et, tout de suite me par la de la France. Elle est grande, jeune, très jolie, avec un teint délicieux et des yeux si bons, si intelligens, si sérieux, qu’il ne me souvenait guère d’avoir rencontré un charme aussi complet. Tandis qu’elle me parlait, j’étudiais l’expressive bonté de ce regard droit et franc, et je comprenais l’enthousiasme des femmes de Séville qui, dans les rues, lorsque la reine était encore la duchesse de Bragance, l’interpellaient avec leur liberté méridionale, et s’écriaient : « Mais arrête-toi donc ! Vive ta mère ! Vive la grâce ! Que tu es belle ! » La reine voulut bien me dire qu’elle était heureuse de recevoir un compatriote : « Si vous saviez ce que cela m’a coûté, de traverser la France, mais de la traverser seulement ! » Elle ajouta, retenant à peine ses larmes : « Il a fallu que mon père mourût pour qu’on vît quelle grande âme c’était. D’ailleurs, on lui a rendu justice… On a été respectueux… » Elle me parla ensuite du palais de Cintra, de Lisbonne et du Portugal, de plusieurs choses encore, et de « cette admirable reine d’Espagne. » Pendant ce temps, un vieux chambellan se promenait sur la terrasse. Je voyais passer, dans l’encadrement de la porte-fenêtre, son ombre digne. Les jeunes princes couraient autour d’un affût de canon, entre deux tas de boulets noirs. Plus loin, deux dames d’honneur, par-dessus le rempart, regardaient la mer. Quand la reine Amélie se leva, elle me recommanda : « Dites du bien de ce bon peuple portugais. » Je n’ai pu étudier le peuple d’assez près et assez longuement pour le juger, mais j’ai pu acquérir du moins la conviction, et la fierté, que la France lui a donné une souveraine accomplie.

Je retrouvai dans le grand salon M. de Sabugosa ; une voiture l’attendait à la porte du palais, et, avant de rentrer à Lisbonne, je pus faire le tour de ce petit territoire de Cascaes, où, par la vertu de la faveur royale et de la mode, on voit surgir de terre des villas, des hôtels et, ce qui est beaucoup plus remarquable, une végétation inconnue. Je ne sais comment les arbres réussissent à pousser sur les falaises qui s’étendent au delà de la résidence royale. La pierre affleure partout, mais ils poussent. Un bois de Boulogne se dessine, encore jeune, à l’état de baliveaux et de bourgeons pleins d’espoir, dont la vitalité diminue, cependant, dans le voisinage de la mer. Celle-ci est d’un bleu indigo, du bleu des pays très chauds, et elle bat une côte sauvage, hérissée de roches jaunes veinées de noir. Nous nous arrêtons un moment pour voir le Trou d’enfer, un de ces gouffres, si nombreux sur le littoral breton, où la vague tournoie et tonne quand la marée monte. Il y a des garde-fous en fil de fer, une terrasse cimentée, avec une cabane pour les marchands de gâteaux. Heureusement cet excès de civilisation ne gâte qu’un point négligeable de la falaise, qui s’en va, rousse et bordée de lumière aveuglante, jusqu’au cap da Roca, le plus occidental de l’Europe. Ces mots-là sonnent bien, et je regarde avec complaisance ce cap, le plus occidental... Puis, un détour dans les terres, et alors, de vrais jardins, des parcs touffus, des promenades plantées de palmiers magnifiques, de bananiers, et une foule de maisons d’un grand luxe peintes de couleurs tendres, toutes fraîches, toutes pimpantes. La plus belle est peut-être celle du duc de Palmella. Mais le noble duc a bâti non loin de là un chalet pour ses gens de service; une liane s’est emparée de cette construction plus modeste qu’on lui abandonnait, et je ne sais pas d’architecture comparable à ces buissons de grappes mauves dont elle couvre les fenêtres.


LES JARDINS DE CINTRA


Lisbonne, 13 octobre.

Cintra est un nid de verdure, une station d’été très élégante, dans une toute petite sierra hérissée d’arbres, qui se lève à peu de distance de Lisbonne, suit une ligne parallèle au Tage et finit dans la mer. La cour y passe près de trois mois, de juillet à la mi-septembre, et descend, quand la chaleur s’apaise, vers le château de Cascaes, où elle habite jusqu’aux premiers jours de novembre. Le roi, dit-on, préfère le mouvement de Cascaes, les promenades et les excursions de pêche à l’embouchure du Tage ; la reine a une prédilection pour les ombrages recueillis de Cintra, pour ces beaux chemins en pente, aux tournans difficiles, où elle conduit à quatre, avec une adresse merveilleuse.

Le paysage est romantique à souhait. En une heure de chemin de fer, à travers une banlieue pleine de jardins, de villas et de moulins à vent dont les ailes de toile dessinent une croix de Malte, on atteint le pied de la montagne. Là commence l’enchantement. Vue d’en bas, la montagne est toute bleue ; elle porte au sommet un grand château qui paraît, lui aussi, fait avec de l’azur, et qui tord ses murailles autour de toutes les pointes de roche, qui dresse, en plein ciel, la silhouette la plus compliquée de tours rondes et carrées, de terrasses crénelées, de coupoles revêtues de faïence et luisantes vaguement. On monte à cheval ou à âne, et, dès qu’on a dépassé le village de Cintra, la forêt vous enveloppe, forêt de sapins mêlés d’ormes, d’eucalyptus et de bouleaux. Le chemin se plie en lacets ; le lierre roule en cascades aux deux bords ; on aperçoit, entre les branches, des plaines qui se fondent peu à peu et pâlissent à leur tour ; des sources coulent à travers bois ; l’air salin se parfume de résine ; des colonies de lis roses s’épanouissent aux rares endroits où le soleil peut toucher la terre. Jusque-là nous avons, mon compagnon de voyage et moi, marché en route libre, sans rencontrer personne, sur le sol commun des rois et des charbonniers. Une barrière coupe une avenue : c’est l’entrée du parc royal. Un jardinier, en bonnet de laine, nous introduit et nous explique que les équipages, même ceux de la cour, ne pourraient sans danger gravir les pentes qui nous séparent du château, et que le roi et la reine, en descendant de voiture, doivent monter à âne pour achever le trajet. Nous traversons des jardins abrités, minutieusement tenus, où les fleurs sont vives encore, un bois de mimosas côtoyant un ruisseau très clair, un bois de citronniers, un autre de camélias géans, puis un corridor voûté et tournant qui donne accès dans le palais, des terrasses, des chemins de ronde, une chapelle froide et battue par le vent de mer ; enfin, par une échelle, nous grimpons au sommet de la grande coupole jaune : toute la sierra est à nos pieds, dentelée, touffue, énorme haie de verdure allant droit vers la mer que le soleil met en feu ; au bas de ses deux pentes, à gauche où le Tage coule au loin, à droite où s’étendent des plaines, il semble qu’il n’y ait plus de végétation, mais seulement des terres nues, entièrement plates, d’une même teinte lilas, que perlent çà et là des semis de maisons blanches, et d’où le regard, las de lumière confuse, revient vers la forêt fraîche, vers les cimes, fuyantes au-dessous de nous, qu’illumine le scintillement des pins, vers les ravins d’ombre où se devine un détour de sentier.

Et ce n’est pas encore la merveille de Cintra. Un ami nous a conseillé de visiter la villa Cook. Du haut du château de la Peña, j’ai aperçu, dans les frondaisons qui entaillent le bord de la plaine, la masse pâle d’un palais arabe. Il nous faut descendre près de six cents mètres de pente, tantôt à travers les bois, tantôt dans des lits de ruisseaux, ou entre deux murs tapissés de lierre et coiffés de branches de cèdres. L’air s’attiédit et se charge d’arômes puissans, mystérieux, qui font chercher du regard des arbres inconnus. Les eucalyptus trouent de leurs grandes gerbes glauques le vert noir des sapins. Un palmier dresse au-dessus d’eux son bouquet de plumes. Voici une maison de garde, une toute petite barrière, et une allée qui s’enfonce en pente raide sous les arbres enchevêtrés.

« C’est bien le palais de Monserrat, la villa Cook », me dit un homme qui passe, à cheval sur un âne minuscule et chargé de fagots, les jambes traînant à terre… Lady Cook ! on m’a parlé d’elle à Lisbonne : une Américaine qui s’appelait, de son nom de jeune fille, miss Tennessee Claflin, descendante de la maison ducale de Hamilton, richissime, apôtre de l’émancipation féminine, mariée à un Anglais, l’un des principaux importateurs de la cité. Elle est célèbre dans son pays d’origine. A dix-neuf ans, elle commençait une campagne de conférences en faveur des droits de la femme ; un peu plus tard, elle ouvrait, à New York, avec sa sœur, une banque où elle réalisait, en quelques années, un bénéfice de cinq millions de dollars, dirigeait une revue d’études sociales, écrivait une quinzaine de volumes, se faisait élire membre du Sénat ; exclue par un vote des Pères conscrits de là-bas, elle leur intentait, devant la cour suprême, un procès retentissant ; enfin, elle fondait à ses frais les premiers clubs féminins, dont l’idée a fait fortune, comme on le sait, dans toutes les grandes villes d’Amérique. A Lisbonne, on n’avait pas pu me dire si lady Cook se trouvait à Cintra. Je savais seulement qu’elle n’habitait Monserrat que quatre ou cinq semaines par an, et que le palais, meublé avec une richesse inouïe, était sévèrement gardé contre la curiosité des voyageurs.

Mais, une fois de plus, la chance me servit bien. Nous suivons l’allée qu’ombragent des arbres de toutes les essences méridionales ; les feuillages les plus rares se croisent au-dessus de nous ; des lianes courent d’une branche à l’autre et retombent en grappes violettes ou pourpre. Je commence à marcher tout doucement, de peur que cette forêt vierge ne s’évanouisse, au bruit étranger de mes pas, comme dans les contes de fée. Les sous-bois sont pleins de mousse. Il y a une grande lumière en avant, et, quand j’ai franchi un pont de bois, je vois que cette lumière est une façade blanche, au milieu de laquelle s’ouvre une porte au faîte ajouré, semblable à celle des mosquées, et que sur le seuil deux femmes sont debout, près d’une balustrade qu’enveloppent des géraniums. Elles sont en noir. Les fées ne portant jamais le deuil, autant qu’il m’en souvient d’après d’anciennes lectures, je comprends que nous sommes en présence de la châtelaine et d’une de ses parentes ou amies. Mon compagnon de route s’est avancé, et, comme il parle très facilement l’anglais, je l’entends qui demande l’autorisation de visiter le parc. La dame qui lui répond est grande, mince, encore jeune de visage malgré ses bandeaux de cheveux gris. Elle a dû être fort belle, d’une beauté poétique et rêveuse. Et elle a des yeux clairs, énergiques. Le dialogue se poursuit une minute. Elle apprend que je suis écrivain. Le souvenir de sa réputation littéraire, de ses articles, de ses conférences, du Woodhull and Claflin Weekhy, plaident sans doute, auprès de lady Cook, en faveur des deux inconnus ; elle a le bon goût de ne pas même s’informer si je suis partisan de l’émancipation : elle nous invite à visiter le palais. Par le couloir de style oriental, orné de colonnes de marbres rares, de statues, et d’une fontaine au milieu, nous pénétrons dans une série de salons qui sont plutôt des musées que des appartemens de réception. Les vieux japon, les vieux chine abondent, non pas les modèles de bazar, mais des pièces de toute beauté, d’un rose ou d’un vert tendre à désespérer les porcelainiers de Sèvres. L’Inde, la Perse, l’Asie Mineure, l’Afrique, sont représentées par des meubles, des stores, des tentures, des idoles dorées, des armes, des ivoires, des vases émaillés de la grande époque arabe, de ceux dont le vernis enferme, dans sa transparence nacrée, tous les reflets de l’arc-en-ciel. Un contraste drôle : devant les cheminées, qui sont aussi des œuvres d’art, et dans chacune des pièces, on avait disposé un rang de potirons et de courges, qui achevaient de mûrir à l’abri.

L’aimable propriétaire de Monserrat, malgré le soleil, malgré une promenade projetée, veut encore nous montrer une vallée de son domaine. « Vous allez voir mes fougères ! » nous dit-elle. Nous repassons près des lianes fleuries, nous tournons à droite. J’entends des coups de pioche. Sous bois, au bord d’une cascade embarrassée de feuillages, nous saluons M. Cook, vieil Anglais à barbe blanche, qui surveille la transplantation d’une fougère arborescente haute de cinq ou six mètres et grosse comme un mât de navire. Il est coiffé du large panama des planteurs. Il nous indique la meilleure route à suivre pour voir le plus beau coin du parc. Alors, ayant pris congé de nos hôtes, nous descendons seuls, les pieds dans les lacis de lierre et les touffes de pervenches, sous la voûte découpée à jour des fougères qui emplissent le ravin. Des palmiers, des cocotiers, des caoutchoucs, des poivriers leur font suite. Ils forment une épaisse forêt. Des racines barrent les sentiers; des troncs morts de vieillesse ou brisés par le vent, couchés sur des fourrés verts, dorment leur sommeil sans plus toucher la terre qu’au jour des premières sèves. C’est la forêt vierge, un jardin sauvage tel que je n’en ai pas vu d’autre. Pendant une heure j’ai vécu au Brésil, j’ai cherché les aras à huppe d’or au sommet des lianes, pensé aux tigres, écouté les sources et bu les lourds parfums, pétris de vie et de soleil, qui grisent comme du Champagne.

DERNIERES PROMENADES DANS LISBONNE


Lisbonne, 15 octobre.

Voilà une semaine entière que je suis à Lisbonne. Qu’ai-je fait de ces deux derniers jours? A peu près rien. J’ai vécu en plein air, matin, midi et soir. Je me suis laissé prendre à la paresse de toutes les choses et de tous les êtres qui m’environnaient. J’ai contemplé, de la terrasse de la légation de France où il y a des jasmins bleus, comme j’en avais cueilli à Palerme, où d’un tout petit jardin que j’ai découvert en haut de la rua de Quelhas, le Tage, élargi par la nuit qui efface les rives, devenu un grand golfe d’azur pâle, où dorment des centaines de vaisseaux immobiles parmi des millions d’étoiles tremblantes. J’ai assisté à une course de taureaux portugaise, point sanguinaire, point émouvante, mais d’une jolie mise en scène. L’entrée des toreros, le jeu des cavalleiros, étaient des spectacles du plus grand art : le dernier acte était presque ridicule. Vous imaginez-vous Mazzantini obligé de paraître avec une épée de bois, devant une bête dont les cornes sont emmaillotées dans une gaine de cuir! Cela rappelait beaucoup trop les arènes de la rue Pergolèse.

Qu’ai-je fait encore pendant ces deux jours? Hier matin, dimanche, j’ai vu aussi la modeste chapelle, mais toute pleine de souvenirs de France, de Saint-Louis des Français. Elle est située dans une pauvre rue, touchant le beau quartier de l’Avenida. Comme celle de Madrid, elle est propriété nationale française, et elle abrite, à son ombre, un hôpital, une école de filles tenue par des religieuses. J’ai causé assez longuement avec un vénérable prêtre, chapelain de l’œuvre depuis trente-huit ans, M. l’abbé Miel. « Vous trouverez en lui, m’avait dit M. Bihourd, un homme fort aimable et des plus instruits. » A peine ai-je eu manifesté l’intérêt que je prenais à l’histoire de ces fondations, que l’archiviste passionné se révéla en effet. « Nous avons des trésors, me dit-il, des pièces qui racontent, depuis 1438, sans lacune, la destinée de nos compatriotes à Lisbonne. J’ai tout classé moi-même. J’ai dressé une table. Venez ! » Nous étions dans un salon assez vaste, pareil à un parloir de couvent, mais décoré de portraits officiels : Henri IV faisait vis-à-vis à Napoléon III, Charles X à Louis-Philippe; les bustes en plâtre de M. Thiers, du maréchal de Mac-Mahon, de M. Grévy, de M. Carnot, regardaient un Louis XIV en perruque. M. l’abbé Miel passa dans un cabinet voisin, et ouvrit devant moi des liasses d’actes portugais ou français, des diplômes, des contrats de vente, un manuscrit du premier règlement élaboré, au commencement du XVe siècle, par les principaux de la colonie. « Ils étaient en majorité Bretons, ajouta-t-il, et c’est pourquoi vous avez pu voir un autel dédié à saint Yves. Les traits abondent qui mériteraient d’être connus. Si j’avais le temps ! Mais cette joie-là sera pour un autre. Voulez-vous un petit exemple? La messe de dix heures, qui vient de finir, réunissait comme d’habitude une bonne partie de la colonie française : savez-vous pour qui elle a été dite? — Je ne m’en doute pas. — En 1581, la façade de la chapelle était obstruée par une maison appartenant à un Portugais, nommé Marc Heitor. Ce brave homme donna son logis à l’œuvre française, à la double condition qu’il fut démoli, et qu’une messe fût célébrée chaque dimanche à l’intention du donateur. La tradition n’a pas été interrompue. Voilà comment, ce matin, la messe a été dite pour le vieux Marc Heitor, qui était, de son vivant, cuisinier de Sa Majesté le roi de Portugal. » Et l’histoire ne finit pas là, car la ville, ne voulant pas rester en arrière, s’empressa d’exempter d’impôts, lorsqu’elles ne seraient pas louées, les boutiques construites en bordure de la rue, dans les soubassemens de la maison d’Heitor, et, même aujourd’hui, si le cas se présentait, le vieil acte de générosité de Lisbonne profiterait encore à l’œuvre française.

Enfin je me suis égaré, ce soir, dans une rue en échelle où habitent les marchandes de poisson. Les varinas, la journée finie, assises en rond ou couchées sur le sol, barraient toute la route, leurs jupes rouges, bleues, jaunes, étalées autour d’elles. Des nuées d’enfans en chemise galopaient de l’une à l’autre de ces grosses pivoines formées par le cercle des mères et des sœurs aînées. Pour passer, il fallait faire le tour. Et au-dessus d’elles, dans l’ouverture des toits, en plein ciel, des loques multicolores séchaient au bout d’une perche. Le vent les secouait, le soleil les trouait. Ces pauvres choses, chez nous, n’auraient pas valu un regard, mais le goût du Midi les avait choisies, la lumière les transfigurait, et c’était de la poésie encore, accrochée là-haut, dont la rue s’égayait...

Hélas ! je vais partir tout à l’heure. Il m’en coûte. Est-ce le voyage qui m’effraie ou m’ennuie? Sûrement non, car je vais vers l’Andalousie, que j’ai tant souhaité voir. C’est Lisbonne qui me retient. Et de quoi est fait ce charme dont je me sens lié ? J’ai beau chercher, je ne trouve aucune raison bien forte, mais j’en découvre plusieurs petites, si faibles, si puériles que je suis tenté de rire en les énumérant, et si puissantes ensemble que j’ai envie de pleurer dès que je ne les sépare plus. Bien des tendresses sont ainsi. Quel est donc ce cantique dont une phrase me revient, et tourne en moi comme un refrain : « Tu m’as pris le cœur avec un de tes yeux et avec un de tes cheveux » ?


LA MOSQUÉE ET LE VIEUX PONT


Cordoue, 17 octobre.

Cordoue, c’est Tolède sans son paysage, une Tolède de plaine, à peu près plate. On entre par une avenue bordée d’aloès formidables, et cela dit éloquemment que le climat a changé, que nous sommes en Andalousie, terre africaine. Je revois les mêmes ruelles tournantes et compliquées, pavées de cailloux pointus et de dalles aux deux côtés, les mêmes patios blancs, déserts, avec une fontaine de marbre aperçue au travers des grilles. Mais l’impression générale est bien différente. Tolède était une ville ancienne, et celle-ci n’est que fanée. Trop peu de monumens d’autrefois sont ici restés debout. Ils survivent à l’état d’accidens superbes dans un amas de maisons médiocres, retapées et à demi banales, ou bien intactes mais sans architecture, et telles qu’il faudrait l’étrange caprice des pentes pour leur donner la vie. Une petite joie sort des piquets de fleurs que les femmes plantent dans leurs cheveux : deux roses, trois brins d’œillets, du jasmin blanc surtout. Il faut qu’elles soient bien vieilles pour renoncer à cette coquetterie. La pauvreté s’en accommode. Je viens de m’arrêter devant un soupirail d’où s’échappait le bruit claquant d’un métier, et mes yeux, mal accoutumés à l’obscurité de cette cave, n’ont vu qu’une fleur de géranium-lierre, qui s’élevait et s’abaissait, coupant l’ombre en mesure.

J’allais vers la mosquée, le plus complet, le plus grandiose des monumens arabes que possède l’Espagne. Il est situé presque au bord du Guadalquivir et enveloppé de hauts murs jaunes. Ces Arabes, si habiles à décorer l’intérieur des palais et des temples, négligeaient le dehors. La masse carrée de l’enceinte est comme une mauvaise reliure enfermant le chef-d’œuvre d’un maître enlumineur. On entre par une tour, et, tout de suite, un charme vous saisit. Vous êtes dans un jardin clos, dans un patio planté d’orangers et de palmiers. Des canaux d’arrosage courent de l’un à l’autre. C’est un lien de repos qui précède l’église. Le peuple y vient dormir dans l’ombre ronde des orangers. A la fontaine du milieu, des femmes et des filles emplissent leurs cruches de terre pâle. Traversez le patio et poussez une porte. De la pleine lumière, vous passez dans la pénombre, mais l’impression se prolonge, et l’image d’un jardin ne quitte pas l’esprit. Le bosquet s’est épaissi et assombri seulement. Oh! les douces allées couvertes! Des centaines de colonnes légères fuient en tous sens, sveltes comme de jeunes troncs de palmiers, d’où s’élancent, assez près du sol, deux arcs superposés qui les relient l’une à l’autre. Les colonnes sont de marbres rares ; les arcs sont faits de pierres rouges et blanches alternées. Je m’avance dans ce bois sacré, je m’appuie aux piliers, je suis du regard leurs avenues décroissantes, et voilà que cette première sensation de bien-être et de fraîcheur, qui me rappelait les promenades tardives, sous les arbres où la lumière n’arrivait qu’atténuée et diffuse, se mêle d’un malaise vague. Cette joie de paradis humain n’a fait que m’effleurer. Je cherche, avec l’inquiétude d’un prisonnier, les nefs lancées dans l’espace, par où l’âme s’échappe au moins, les ogives suppliantes, les jours ouverts sur le plein ciel, le geste universel des lignes qui m’invite à monter. Je croyais entrer dans un lieu de prière, et les choses ne me répondent point : elles n’expriment pas l’effort d’une humanité qui souffre ; elles me ramènent à des émotions éprouvées ailleurs, et qui me plaisent seulement, mais qui ne me grandissent pas. J’ai peur d’être injuste envers cet art nouveau, de n’avoir pas tout compris, et, tandis que le cicérone promène encore la flamme de son rat de cave le long des parois dorées de la niche où, jadis, reposait le Coran, je recommence à faire le tour de la grande futaie enclose. Je lui dis tous les mots qui peuvent rendre le plaisir de mes yeux : « Comme tu es jolie! Comme elle est harmonieuse, la courbure de tes arcs! Comme ils fuient bien, les fûts légers aux feuilles rouges et blanches! Le poète qui t’a bâtie t’avait rêvée d’abord, étendu près d’une source, à l’heure où la lumière du couchant vient en rasant la terre et blondit les sous-bois! » Mais mon cœur ne s’est pas ému, et j’ai couru voir le vieux pont.

Il est superbe. Dix siècles de lutte contre le Guadalquivir, contre la pluie et le vent, ont rongé la base de ses piles et effrité ses pierres. Il est devenu tellement pareil au sol des deux rives qu’il unit, qu’on ne l’en distingue plus, et qu’il semble être un long talus de terre moulée, percée de trous, durcie par le temps et par le pied des mules. A l’extrémité, vers la campagne, un château crénelé se dresse, taillé dans la même poussière. La campagne voisine est triste, à peine teintée de vert par de petits saules pâles. Des bancs de sable coupent le fleuve. Au-dessous de moi, des terrasses plantées descendent. Leurs murs à demi ruinés se renflent par la base, et dentellent le courant. Toute l’œuvre de l’homme perd ainsi sa forme première, et se fond peu à peu dans la nature. Mais, sur les étroites terrasses, restes de jardins royaux, où des bourgeois de Cordoue cultivent aujourd’hui des légumes, çà et là on voit monter la boule d’un vieux citronnier, la pointe noire d’un vieil if, arbres vénérables, plus feuillus que jamais, et que la main des grands califes a peut-être touchés.


GRENADE LA NUIT. — GRENADE LE JOUR. — L’ALHAMBRA. — LES GITANOS DE L’ALBAYCIN. — DANS UNE VIEILLE ÉGLISE


Grenade, 18 octobre.

J’arrive à Grenade la nuit. La gare est loin des hauteurs de l’Alhambra, où j’ai choisi mon hôtel, pour l’amour de ce nom magique. J’ai la tête pleine des enthousiasmes d’Henri Regnault et des vignettes de Gustave Doré. Tout s’annonce bien : une nuit sombre, une ville tortueuse, et, derrière ma voiture, une diligence de la sierra entrant à fond de train dans Grenade. Elle est fantastique, la vieille guimbarde espagnole ; elle bouche toute la rue comme un grand écran noir ; je ne vois ni les roues, ni les fenêtres, ni le majorai caché derrière sa lanterne, mais une masse d’ombre qui vient, et, en avant, dans une gerbe de rayons rouges, cinq mules cabrées, fumantes, couleur de feu. On dirait des bêtes échappées, des bêtes de lumière et de rêve, qui nous poursuivent, le cou tendu, les naseaux en sang, les oreilles bordées de pourpre. Elles s’évanouissent à un tournant. Nous passons sous une porte, et nous voilà dans une futaie montante. L’air devient froid. Plus de pavés, plus de maisons, rien que des bois en pente et le bruit des eaux courantes dans le silence de la nuit. La voiture s’arrête. Je cherche l’Alhambra, et je n’aperçois qu’une façade d’hôtel, et, partout autour, une forêt d’ormes immenses, mouillés par les pluies d’automne, balayant de leurs cimes un ciel gris sans étoiles…

— Monsieur, prenez-moi, si vous voulez un bon guide ! Les autres ne savent rien !

Ils étaient deux, ce matin, qui m’ont crié cela à mon premier pas hors de l’hôtel. J’ai pris avec moi le troisième gamin, qui n’avait rien dit, et j’ai traversé dans sa largeur la futaie de grands ormes que je montais hier soir. Elle longe les murs d’enceinte de l’Alhambra. Mon guide, qui a le regard câlin des jeunes Arabes, danse de joie derrière mon dos. Je me détourne.

— C’est que je suis content ! me dit-il. Mais je savais que je conduirais aujourd’hui un étranger !

— Comment le saviez-vous ?

— Puisque j’ai rencontré trois morts en sortant de la maison, j’étais sûr d’une bonne journée. Il n’y a pas de meilleur signe, monsieur. Quand nous rencontrons un aveugle, un borgne, nous pouvons bien renoncer à courir les hôtels et dormir toute l’après-midi : pas un voyageur ne louera nos services. Mais un mort, trois morts surtout, voilà qui annonce le bonheur! Moi, je suis rentré bien vite à la maison, et j’ai crié à ma famille : « Réjouissez-vous, je vais travailler aujourd’hui! » Vous voyez bien !

Au bout de l’avenue que nous suivons, une grande porte s’ouvre dans une tour carrée sans créneaux, marquée de la main et de la clef. Le chemin tourne dans l’épaisseur des murs, continue en montant, et débouche sur un tertre planté d’ormeaux, la cour des Citernes. Un homme m’offre un verre d’eau glacée et bleue, qu’il tire d’un puits profond. Un autre se précipite à ma rencontre, en gesticulant. C’est un affreux mendiant au chapeau pointu, à la veste de velours galonnée et fripée, qui se dit prince des bohémiens : « Achetez ma photographie, monsieur! Deux francs pour les Américains, un franc pour vous qui ne l’êtes pas! » Je m’enfonce à gauche, où sont de pauvres jardins, des ruines de murailles, des soulèvemens de terre couvrant d’autres ruines, et, l’enceinte se rétrécissant, j’arrive à la tour de la Vêla. L’escalier se tord en spirale; nous vivons cinq minutes dans le noir, puis le jour reparaît; je pose le pied sur la plate-forme, et je découvre une des vues les plus harmonieuses que l’homme puisse contempler. Derrière moi, la Sierra Nevada, toute blanche de neige. Un éperon s’en détache, entièrement boisé, portant à son sommet le vaste palais de l’Alhambra. Je suis à l’extrémité de cet éperon vert, très haut et très ardu. Il s’avance jusqu’au milieu de la ville. Elle est là tout entière, rose et déployée en éventail au-dessous de moi, Grenade, la citée tant rêvée. Vers la gauche, c’est la ville nouvelle, plus vive de couleur et plus tassée; vers la droite, c’est la ville ancienne, hachée de menus traits d’ombre par les jardins plantés d’ifs, montant un peu sur les collines pelées de l’Albaycin, le faubourg bohémien. En avant, au delà du cercle immense des maisons, une plaine sans limite, doucement bleue parce qu’elle est lointaine, traversée de lueurs pâles qui sont des bras de fleuve. La nature espagnole se révèle ici dans toute sa splendeur. Elle manque d’intimité. Ne lui demandez pas une chute de moulin encadrée de vingt chênes, une vallée d’herbe fraîche avec des peupliers en couronne, ou même un beau groupe d’arbres faisant un berceau d’ombre au toit centenaire d’une ferme. Elle ignore les tableaux de genre, les petits cadres tout faits : elle est âpre, elle est nue, elle est ouverte au vent. Mais donnez-lui l’espace; laissez-la développer les plis larges de ses terres, fondre les tons de ses plaines, bleuir ses montagnes, mettre dans l’air du ciel une telle limpidité qu’aucun trait du dessin ne s’efface, qu’aucun rayon ne se perde : si les hommes alors bâtissent Grenade aux toits roses, ils auront ajouté la vie à la beauté sereine et qui n’a pas de saison.

Tout près de moi, en ramenant mes yeux sur la tour, j’aperçois une cloche. Elle est fameuse dans les traditions du pays, la cloche de la Vêla: elle sonne le 2 janvier pour fêter l’anniversaire de 1492, époque à laquelle la bannière chrétienne flotta sur l’Alhambra. Les jeunes filles, ce jour-là, montent en foule pour tirer la corde, car il est de foi populaire que les carillonneuses du 2 janvier se marieront dans l’année. Je ne me lasse pas d’étudier le paysage. Je me rends compte de la forme de cette forteresse de l’Alhambra, dont les murailles suivent les crêtes du promontoire boisé ; mais les constructions ne se relient plus les unes aux autres, et se lèvent isolées, tours ou morceaux de palais, sans ornement extérieur, parmi des terrains semés de ruines. Mon guide m’interrompt:

— Il faut se hâter, si vous ne voulez pas être trempé par la pluie !

En effet, des nuées d’automne, accourues des sommets de la Sierra Nevada, crèvent sur nous, et bruissent lourdement sur les ormeaux des pentes.

Je repasse dans la cour des Citernes, près du monstrueux palais inachevé dont Charles-Quint enlaidit la terre sacrée de l’Alhambra, près des boutiques de marchands de photographies, de marchands d’antiquités parisiens, qui viennent là « pour la saison », et je visite la tour des Infantes, la tour de la Captive, puis les salles ou les patios qu’il suffit de nommer pour qu’une image précise réponde à l’appel des sons : la cour des Myrtes, la cour des Lions, la salle des Ambassadeurs, la salle des Abencérages, les bains, la salle des Deux-Sœurs, et tout le reste que détaillent les guides.

Qu’y a-t-il donc? Oh! vraiment, « il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville ! » Est-ce l’humeur du temps qui assombrit la mienne? Je regarde, et je m’étonne de ma froideur en présence de merveilles tant vantées. J’évoque le souvenir de ces pages célèbres qui m’avaient, il me semble, chargé d’admiration, comme une bobine aimantée l’est d’électricité. L’étincelle ne part pas. Je suis déçu, et, en y songeant bien, la pluie n’explique pas toute ma déception. Vous qui n’avez vu l’Alhambra qu’en photographie, mon ami, ne le regrettez qu’à demi : la cour des Lions, que vous imaginez grande, est petite en réalité, presque mesquine; ses lions sont moisis par l’humidité; le patio des orangers renferme surtout des ifs malingres ; l’eau ne court plus dans les rigoles taillées en plein marbre qui promenaient autrefois, à travers le palais, la fraîcheur et la vie; des touristes en par-dessus, guidés par des employés en uniforme, déambulent entre les colonnes et rompent tout rêve qui s’ébauche, et si vous jetez les yeux sur le prodigieux décor des murs et des plafonds, ah! mon ami, c’est là que le temps s’est montré cruel, et l’homme aussi. Vos photographes, avec une habileté qui trompe l’étranger, ont saisi la minute où les jeux de lumière et d’ombre étaient le plus harmonieux, et choisi l’endroit, bien limité, je vous assure, d’où les dessins tracés dans la pierre, les revêtemens de faïence, les dentelles de stuc festonnant le cintre des portes, pouvaient donner l’illusion d’un chef-d’œuvre à peu près intact. Vous échappez aux plâtrages qui remplacent les pièces tombées d’elles-mêmes ou volées, aux restaurations malheureuses, à la misère de tant de motifs exquis, sur lesquels il a coulé de l’eau et du temps, tapisseries dont il reste la trame, dont la couleur est morte. Elle est morte, et au fond de ces alvéoles, nids d’abeilles disposés en corniches ou tapissant les voûtes, un peu d’or, un peu de rouge, un peu d’azur mêlés, parlent d’une poésie disparue qu’avec ces courts fragmens l’imagination ne parvient pas à reconstituer. Je ne m’en consolerai pas. Il aurait fallu voir l’Alhambra dans sa nouveauté, quand les maîtres de l’Islam, vêtus aussi bien que lui, frôlaient ses dalles de marbre du pli brodé de leurs tuniques. Cet art de l’Alhambra était léger, tout décoratif, fantaisiste et souriant ; il exprimait le bien-être, la gloire, le repos, la richesse; sa grâce presque entière était dans sa jeunesse ; ses œuvres n’avaient pas les lignes sévères que l’œil retrouve aisément, et elles ont pâli avec l’éclat des pierres, et leur beauté délicate a souffert plus qu’une autre de la mort des détails.

Il y a cependant deux choses, dans ce musée de l’Alhambra, qu’on ne peut dessiner ni décrire, et que rien ne fanera jamais: ce sont les reflets des faïences arabes, et, dans l’encadrement de toutes les fenêtres ouvertes sur le ravin du Darro, ces paysages de second plan, ces bouts de collines pâles, qu’une cause inconnue de moi, une vertu mystérieuse sans doute de l’air de la Sierra, colore d’une teinte laiteuse et bleue, comme si le jour venait à travers une opale. Ils me séduisent depuis si longtemps, ces lointains de l’Albaycin, que je quitte le palais pour aller vers eux. Nous descendons, par la porte de Fer, dans un chemin en pente, fortement encaissé, sauvage, que dominent bientôt à gauche les falaises caillouteuses qui portent l’Alhambra et à droite de hauts talus couronnés d’ormes. Le chemin s’enfonce en tournant dans le ravin. Le temps s’est embelli. Tout à coup, mon guide lève les bras et s’exclame : « Quel bonheur ! » Je ne comprends pas d’abord. Il me montre quatre hommes montant, deux par deux, et balançant sur leurs épaules une boîte rose. « Un mort, monsieur! » Quelques gens du faubourg bohémien, hommes et femmes, suivent à la débandade. Le petit cercueil approche. L’enfant est à découvert, vêtu d’une robe blanche, son pauvre visage pâle couronné de roses, et, comme c’est un garçon, un voile de tulle rouge le couvre et flotte au vent. Une pitié m’étreint le cœur à la vue de ce cortège d’indifférens, qui passe sans une larme. Elle dure encore, lorsque le guide s’écrie de nouveau : « Encore un, monsieur! Non, c’est trop de chance! » Je le fais taire. Et nous croisons un autre convoi, une autre boîte ouverte, blanche cette fois, où une petite fille est étendue, fleurie aussi et voilée de bleu. Ils montent. J’entends leurs rires derrière nous, et le bruit des cailloux déplacés qui roulent et nous poursuivent. Nous arrivons au bas de la gorge; la campagne s’élargit devant nous. Sur l’autre bord d’un ruisseau, le faubourg de l’Albaycin s’étage aux flancs des collines, quelques maisons de pierre d’abord, puis des trous irrégulièrement percés dans la terre, des séries de cavernes reliées par des sentiers bordés de cactus. C’est le royaume des bohémiens, tondeurs et souvent voleurs de mules, forgerons, étameurs, dont les femmes sont quelquefois belles, toujours sales, habiles à tisser des couvertures, à tresser des paniers et à dire la bonne aventure. Ils vivent là, sans autres lois que leurs coutumes, sous l’autorité d’un capitaine qui répond de leurs délits devant la police de Grenade.

Je n’ai pas fait cent pas dans la rue montante, l’unique rue digne de ce nom de l’Albaycin, que le fils du capitaine, un bel homme de trente ans, aux moustaches noires soignées, habillé en bourgeois, sort d’une maison où il attendait sans doute la venue de quelque étranger, la vraie aubaine du quartier. Malgré les prudentes recommandations des itinéraires en Espagne, il n’y a aucune espèce de danger à se risquer seul dans l’Albaycin. Sa bohème est mendiante, gênante, grouillante, mais très apprivoisée. Les bons offices du capitaine sont seulement nécessaires pour organiser une représentation de danses bohémiennes. Je m’adresse donc à D. Juan Amaya, et je lui fais part de mon désir. Il donne des ordres. Quatre ou cinq estafettes, prises parmi les oisifs qui se chauffaient le long des murs, partent dans différentes directions, et, en attendant que le corps de ballet soit réuni, je visite plusieurs de ces caves, creusées dans la colline, où habitent les sujets du capitaine. Chacune se compose de plusieurs chambres, dont l’une est éclairée par la porte, la seconde par une fenêtre sans vitres, la troisième par le jour qui peut venir à travers les deux autres. Les parois de pierre, irrégulières, bosselées, fendues, qui servent de mur, sont ornées de quelques images pieuses; le mobilier est des plus sommaires, et la cuisine semble avoir pour base le riz aux pimens doux. Nous sommes enveloppés d’une nuée de vieilles qui supplient, de gamins pouilleux qui tendent la main, de bambines merveilleusement dressées à envoyer des baisers aux étrangers pour obtenir un sou. Des sons de guitare nous tirent d’affaire. On nous attend là-bas. Nous regagnons la rue, et nous sommes introduits, mon compagnon, le guide et moi, dans une petite chambre d’un premier étage, blanchie à la chaux, meublée de chaises de paille. J’y retrouve les chromolithographies pieuses des cavernes et le capitaine pinçant de la guitare. Près de lui, un bohémien maigre, à la peau presque noire, joue de la bandurria, de la mandore. Ils occupent un des bouts de la pièce, près de la porte ; nous nous asseyons en face, à l’autre extrémité. Un jeune homme « au torse d’écuyer », et cinq danseuses, vêtues d’un châle et d’une robe bleue, jaune ou rouge, sont rangés le long du mur, à droite. Les cinq femmes s’appellent Encarnacion Amaya, Josefa Corte, Encarnacion Rodriguez, Trinidad Fernandez et Trinidad Amaya. La première est célèbre, on vend sa photographie dans toutes les boutiques de Grenade. Sa beauté un peu molle et pleine ne rappelle cependant que de loin le pur type des gitanas. La vraie gitane est plutôt une fille de dix-sept ans, Encarnacion Rodriguez. Celle-là est grande et souple, brune à la croire taillée dans du cuir de Cordoue ; elle a des cheveux bleus et lourds qui tombent en mèches sur les joues, écrasent à moitié l’œillet rouge piqué au-dessus de l’oreille; elle ne rit pas ; une tristesse de captive emplit ses yeux très longs, et on ferait un profil de déesse avec l’ombre de ses traits projetée sur un écran.

Au signal donné par le chef, homme et femmes se lèvent, dansant et chantant en mesure. Les danses sont élégantes, et figurent la marche d’un cortège, les complimens aux fiancés, les souhaits, une déclaration d’amour. Les vers, criés sur un mode très haut, sont d’un goût douteux. Qu’importe ! le spectacle est joli, étrange, plus gracieux cent fois que les sévillanes exécutées à Madrid, dans les cafés-concerts. Il y a, dans cette race bohémienne, un charme félin, un peu sensuel par momens, jamais vulgaire, et qu’on n’imite pas. Elle danse gravement, avec une espèce de noblesse perverse et naturelle. Rien ne caractérise mieux cette manière que ces duos d’amour, dansés tantôt par un homme et une femme, tantôt par deux gitanes, et qui succèdent aux figures d’ensemble. Les amoureux s’écartent, se rapprochent, passent avec une œillade, s’évitent d’un tour de rein, ne se touchent jamais, et se parlent tout le temps, font un dialogue avec des attitudes, des regards, des sons de castagnettes, — mâles et femelles d’après le timbre, — avec le geste du pied, de la main, et l’arc changeant des lèvres. La guitare et la mandore pleurent langoureusement. Un tambour de basque se démène endiablé, et toutes les bohémiennes qui ne dansent pas, celles aussi venues en curieuses et qui assiègent la porte, ponctuent le fandango de cris aigus. Les olé ! pleuvent. Des phrases entières partent dans un éclat de rire. Bah ! les étrangers ne comprennent pas. J’ai saisi au vol deux ou trois de ces exclamations que chacune lance au hasard. Elles disaient : « Vive la mère qui t’a enfanté ! », ou bien « Bobadilla, trois minutes d’arrêt ! », ou bien « Voyez cette belle Encarnacion, monsieur, monsieur ! » C’est à la fois burlesque, truqué, naïf et d’un art indéniable.

J’ai dit que ces bohémiens de l’Albaycin étaient très apprivoisés. Avec quelques bravos, un compliment, plusieurs bouteilles de vin blanc discrètement demandées, et que les bohémiennes, d’ailleurs, avaient bues « à la France », j’avais cru comprendre que nous jouissions d’un commencement de réputation auprès de la troupe de D. Juan Amaya. J’en fus assuré par lui-même, au moment des adieux. Une Française et son mari étaient entrés dans la salle, pendant les danses. Quand ils se levèrent pour partir, le capitaine s’approcha de moi, et me dit, avec une dignité affectueuse :

— Monsieur, les gitanos et les gitanas sont touchés de vos bons procédés. Ils vous proposent, pour vous marquer leur gratitude, d’exécuter, devant vous quelques pas qui ne se dansent pas devant les dames.

Je remerciai D. Juan Amaya, et je rentrai dans Grenade.

La nuit tombait. De gros nuages roulaient toujours dans le ciel ; un peu de rouge, au couchant, divisait leurs fumées. Je m’en allai, au hasard, dans les ruelles misérables et pleines d’imprévu qui fourmillent dans cette ville ancienne. Des pignons aux toits avancés et très vieux se levaient çà et là, des entrées de posadas pareilles à des gueules de fours, des forges, des balcons protégés par des grilles ventrues, des boutiques rapprochées, infimes, pauvres à faire peine. Une cloche tinta, et sa voix fêlée s’harmonisait si bien avec la tristesse des choses, c’était une voix si lasse et si pitoyable, qu’elle n’avait jamais dû chanter, même dans sa jeunesse, et qu’elle m’attira. Je me dirigeai vers elle, comme si je faisais l’aumône en l’écoutant. Elle partait du clocheton d’une église enchâssée entre deux maisons, et dont la façade médiocre se distinguait seulement des voisines par un fronton roulé à ses extrémités. J’entrai en soulevant la portière de cuir mou. L’intérieur était complètement dans l’obscurité. Quelqu’un remuait du côté du chœur, tout au fond. Une étincelle brilla, perdue dans cette masse d’ombre, décrivit un zigzag en montant, et se fixa, rougeâtre, à six pieds du sol. Le bruit se rapprocha. Une seconde étincelle, plus près de moi, étoila le mur, et fit luire, vaguement, une surface dorée. Je compris que le sacristain allumait une veilleuse devant chacun des autels, et, quand il eut dix fois répété l’opération, une voix, au bout de l’église, commença la prière du soir. Dans les ténèbres, devenues maintenant comme de grands plis de deuil tendus d’une arcade à l’autre et relevés d’un clou d’or, je distinguai la forme agenouillée de deux hommes, deux mendians enveloppés de leurs manteaux élargis. Ils avaient seuls obéi à l’appel de la cloche, ils venaient seuls prier avec le prêtre, invisible là-bas, en cette fin de jour lugubre. Cet abandon me fit songer à ce que m’avaient dit, de la situation religieuse en Espagne, des personnes absolument sûres et d’une entière compétence. Je me souvins de ces conversations que j’avais eues, en différens points du royaume, et qui variaient quelque peu dans la forme, mais qui s’accordaient au fond, et pouvaient se résumer ainsi :

— Nous bénéficions, monsieur, d’une antique réputation, qui ne correspond plus, malheureusement, à la réalité. Je sais combien nos compatriotes tiennent à l’honneur de garder à leur pays sa renommée de royaume très chrétien, mais je vous dois la vérité, puisque vous la demandez. Or, les différentes provinces sont bien loin d’offrir, chez nous, la même physionomie religieuse. Il y en a qui sont demeurées très fidèles, et d’autres dont on pourrait affirmer qu’elles n’ont conservé de la religion que le goût des cérémonies extérieures et une sorte de foi sans pratique. Remarquez que ces dernières se doutent à peine, — je parle du peuple, — de l’indifférence où elles sont tombées, et que si vous répétez mes paroles, elles étonneront beaucoup d’Espagnols. Rien de plus vrai, cependant. Tracez une ligne de biais, suivant la direction des Pyrénées, et enfermant les provinces basques, la Navarre, une partie de la Vieille-Castille, l’Aragon, la Catalogne : vous avez là, telle qu’elle figure dans l’histoire, la vieille Espagne religieuse, la foi vive et pratique, un clergé irréprochable, une piété de cœur reflétée par les mœurs, avec trois villes que je puis appeler trois citadelles catholiques, Vittoria, Burgos et Pampelune. Et n’allez pas commettre, je vous prie, l’erreur de tant de Français : pour être plus démonstrative que celle des peuples du Nord, la foi espagnole n’en est pas moins ici très éclairée. Il est parfaitement ridicule de prétendre que, parce qu’ils habillent de riches vêtemens leurs saints et leurs madones, les Espagnols ignorent qu’une statue n’est qu’un symbole. Ils chantent leur foi ; vous murmurez la vôtre : mais les mots ont le même sens et les esprits la même pensée. Partout ailleurs, je ne dis pas, monsieur, qu’on ne rencontre des villes, des villages, des coins de campagne pénétrés d’un christianisme semblable, ni surtout qu’il n’y ait, en grand nombre, des exemples individuels de haute vertu, de dévouement, d’héroïsme même si vous voulez. Mais la pratique religieuse a diminué, et, avec elle, le niveau des mœurs. Les causes en sont nombreuses. Vous en devinez plusieurs : révolutions, propagande rationaliste, abandon des provinces par tant de familles d’un rang supérieur, qui incarnaient la tradition et la maintenaient autour d’elles. Cependant, pour qui voit juste, il est impossible de nier que l’insuffisance du clergé de paroisse ne soit aussi l’une des causes de cet affaiblissement. Je ne parle pas des exceptions, je parle de la masse, et je dis que l’admission parfois trop facile des candidats au sacerdoce ; une préparation hâtive, tout au moins dans ce que nous appelons la carrera brève; le relâchement de l’autorité épiscopale, rendu presque fatal par la difficulté des communications dans certaines parties du royaume et par l’inamovibilité des bénéfices ; l’abandon de ce prêtre à lui-même pendant de longues années, abandon si complet que, jusqu’en 1870, la plupart des diocèses ignoraient l’usage des retraites ecclésiastiques, ont produit un clergé souvent médiocre. Ce qu’on peut lui reprocher, plus encore que l’immoralité, qui demeure, en somme, exceptionnelle, c’est le manque de zèle, l’inertie, la routine, auxquels font si fréquemment allusion les chansons populaires improvisées dans les fêtes et en présence même du curé. La décadence de la pratique religieuse en Espagne est en grande partie venue de là. Elle est manifeste surtout en Andalousie. Je pourrais vous citer telle ville de 60 000 âmes où le nombre des communions pascales ne dépasse pas quelques centaines. Et, si vous étudiez de près le peuple de Séville, par exemple, vous constaterez que, dans ces vastes cités ouvrières occupées par d’innombrables familles, plus de la moitié des unions sont libres; vous observerez, non pas une hostilité contre l’Eglise, car ces gens-là sont les premiers à prendre part aux processions, mais une ignorance presque totale des préceptes de morale et de discipline chrétienne. La merveille, c’est que la foi ait survécu à cet oubli de ses œuvres. Elle était si profonde et si forte dans notre Espagne, qu’on la réveille, comme les morts de l’Évangile, en l’appelant. Elle répond toujours : partout où sont prêchées des missions, l’ancienne Espagne reparaît, et s’étonne elle-même d’avoir si longtemps dormi. Nous assistons, cela est certain, à un mouvement de réformes. Nos évêques, dont plusieurs, vous le savez, sont des hommes remarquables, ont commencé, comme ils devaient le faire, par modifier l’éducation des clercs. Ils suppriment, l’un après l’autre, la carrera brève. Ils établissent des retraites ecclésiastiques. Ils brisent, peu à peu, la routine. Le Pape, de son côté, a fondé récemment à Rome un collège de clercs espagnols. On peut dire que l’Espagne religieuse est en train de se refaire, mais il y faudra le temps, et vous jugerez vous-même que le mal est encore sérieux. »

Tout cela, et d’autres traits, d’autres exemples, repassaient dans mon esprit, tandis que la prière s’élevait là-bas, entendue de deux pauvres de Grenade et d’un étranger que le hasard avait conduit. Elle s’acheva dans les ténèbres, comme elle avait débuté. Le prêtre s’éloigna. J’écoutai le bruit sourd de ses pas sur les dalles, puis le glissement des manteaux et des espadrilles tout près de moi. Une à une les lampes s’éteignirent, et il n’y avait plus, lorsque je partis, qu’une seule étincelle vivante, dans un bas-côté de la pauvre église.


AU GÉNÉRALIFE


19 octobre.

Grenade a secoué la pluie d’hier. Un peu d’eau tremble encore et rit au bout des feuilles, dans les jardins du Généralife, où nous sommes montés. Les Arabes étaient de grands jardiniers. L’idée de planter de fleurs et d’arbres cette haute colline, de l’arroser de centaines de petits ruisseaux, pour que la fraîcheur y régnât en toute saison, était une idée heureuse, et celle également de border l’avenue principale de deux haies d’ifs noirs, arbustes impénétrables, dont chacun fait une ombre assez large pour le repos d’un homme, dont la suite régulière ouvre une série de fenêtres sur les deux plus belles vues qu’on puisse contempler, la Sierra Nevada et la campagne de Grenade. Nous étions absolument seuls aujourd’hui au Généralife. Le ciel était bleu; la plaine, avec ses veines et ses reflets, ressemblait aux faïences de cet Alhambra, superbe au-dessous de nous. Alors, nous nous sommes assis, simplement pour vivre là une demi-heure, dans la joie. D’en bas, de quelque sentier invisible, perdu entre les cactus, une voix s’est élevée. Elle était jeune; elle disait : « Je t’aime mieux que ma vie ; — je t’aime mieux que ma mère, — et, si ce n’était un péché, — plus que la Vierge du Carmel. » La réponse de la jeune fille ne vint pas. Je la connaissais pour l’avoir entendue ailleurs : « Si la mer était d’encre; — si le ciel était de papier blanc... » C’est de la simple poésie d’amoureux, indéfinie. Je la trouvai émouvante en ce moment, parce qu’elle me semblait chanter la gloire de Grenade, sa beauté qu’on ne peut dire qu’avec des mots extrêmes.


GIBRALTAR


Gibraltar, 21 octobre.

Après la route de Santander à Venta de Baños, dont j’ai parlé, je n’en connais pas de plus pittoresque que celle de Bobadilla à Gibraltar. Bobadilla, c’est le point de jonction des trois lignes de Grenade, Malaga et Algésiras. Pour se rendre à cette dernière ville, on monte, à Bobadilla, dans les wagons d’une compagnie anglaise, conduits par un mécanicien anglais, traînés par une locomotive qui, au lieu de siffler, pousse, comme un vaisseau, des mugissemens de sirène. On passe au pied de Ronda, la ville haut perchée, célèbre par ses ruines romaines et par ses contrebandiers ; de Ronda qui, jadis, après les courses de taureaux, précipitait les chevaux morts dans le fond des ravins. Le chemin de fer suit, en tournant, le cours des gaves. Mais nous sommes dans l’extrême Sud, et dès qu’un peu de fraîcheur peut faire vivre une racine, les arbres et les fleurs foisonnent aussitôt. La voie traverse des lieues de vergers sauvages, que rougissent les grenades mûres, puis une forêt d’oliviers qui descend vers la mer. Elle s’engage enfin dans une plaine herbeuse, doucement inclinée à la base des montagnes, et tachetée d’innombrables corbeilles naturelles de palmiers nains. Alors, sur la gauche, au-dessus des terres basses, un rocher monstrueux se lève. Il est bleu, à cause de l’éloignement; il a l’air d’une île. On devine qu’il a un éperon dirigé vers la haute mer, mais son dos, qu’on aperçoit d’abord, lui donne l’aspect d’une borne colossale. Sa vraie forme, oblongue, n’apparaît qu’à mesure qu’on s’avance sur la rive opposée. Des semis de points noirs ponctuent la baie entre nous et lui.

Je ne puis détacher mes yeux de cette montagne que rien ne relie à la chaîne, déjà loin derrière nous, des sierras espagnoles, et qui commande en souveraine le paysage de terre et de mer. Le train s’arrête en face, au bout de la jetée d’Algésiras. Un bateau chauffe qui, en trois quarts d’heure, nous transportera à Gibraltar. A l’instant précis où il quitte le quai, une averse torrentielle nous cache l’horizon, et nous force à nous réfugier dans les cabines. Je ne vois plus qu’une chose, à travers les vitres : c’est que nous traversons bientôt des lignes de pontons, ces points noirs que je découvrais de loin, et qui servent de dépôts de charbon, Gibraltar ne possédant ni port sérieux, ni espace libre où puisse s’emmagasiner la houille. Nous abordons. Faute d’espace, la ville ne peut s’étendre en profondeur. Elle se tasse, elle grimpe, tant qu’une maison peut encore tenir debout, sur les premières assises de la montagne, et, prise entre ses remparts et cette arête de granit qui la domine à douze cents pieds de hauteur, il semble qu’elle coulerait toute dans la mer si le rocher se secouait un peu. Il pleut toujours.

C’est une note anglaise de plus. En vérité ne suis-je pas dans un port de la grande île? Le premier homme que j’aperçois est un policeman, flegmatique et poli; le premier baraquement du quai est couvert en tôle gaufrée fabriquée à Sheffield. J’entre dans la ville, — après autorisation délivrée par écrit, — et je rencontre des soldats en veste rouge et petite toque, armés de la baguette, et roses, et bien nourris, tels qu’on les voit à Malte, à Jersey, à Londres ou aux Indes. Les fenêtres de l’hôtel sont à guillotine; les gravures pendues dans les corridors représentent des steeples et des chasses au renard ; les petits flacons de sauces reposent au complet sur les dressoirs de la salle à manger ; quelques dames causent dans la ladie’s room; un groupe de midshipmen lit le Times et boit du porto dans le salon réservé aux gentlemen; dehors, — car la pluie vient de cesser, et les rues, les rochers, toute l’île fume comme un coin de Floride au soleil couchant. — les soldats et les marins anglais marchent graves, raides, aussi nombreux que la population civile, qui est souple et mêlée, moitié espagnole, moitié juive. Pas une rue qui n’ait sa caserne ou son magasin d’artillerie et son poste de sentinelles montant la garde. Où est le tennis? Il y en a peu dans la ville, mais, en cherchant, j’en découvre un. Où est le pasteur? Le voici qui arrive, à cheval, de sa paroisse peu lointaine. Les bébés roses doivent être at home; mais leurs mères et leurs sœurs commencent à s’acheminer vers l’Alameda, pour prendre le frais du soir. Elles ont les mêmes tailles rondes, les mêmes jupes courtes, la même allure énergique et sportive qu’on leur connaît sous tous les climats. L’Angleterre est là tout entière, avec ses habitudes, ses modes, son air dominateur, son activité ordonnée. Les latitudes changent, elle ne change pas avec elles. Le soleil ne parvient pas même à hâler le teint charmant de ces jeunes misses, qui regardent la foule, encadrées dans la fenêtre d’un cottage et dans le décor des jasmins grimpans. Ce coin d’Espagne ressemble si peu à l’Espagne, il a été si fortement modelé par ses maîtres, que le premier sentiment qu’on éprouve est celui d’une admiration véritable pour la puissance qui possède une telle marque de fabrique. Des souvenirs peuvent s’y mêler, et des regrets ; on peut souhaiter, quand on sait ce que coûtent ces mutilations, que Gibraltar rentre un jour dans le patrimoine espagnol, mais l’impression qui saisit, dès le début, c’est qu’on se trouve bien en pays anglais.

Pendant que je flâne dans les rues, devant les étalages des marchands de tabac, dans les boutiques où des Levantins déploient des étoffes brodées d’or faux et des couvertures multicolores, la nuit est venue. Je vais aussi du côté de l’Alameda, qui est la promenade en dehors des murs, vers le Sud, vers la haute mer. Il n’est possible, d’ailleurs, de sortir de Gibraltar que dans cette direction, lorsque le coup de canon a ordonné de fermer la porte qui ouvre sur l’Espagne. Les habitans ont le droit de se répandre sur l’étroite bordure de terre qui longe la baie d’Algésiras. Ils sont prisonniers dans la forteresse, mais la forteresse a un jardin, et ce jardin est exquis. A peine a-t-on franchi les murs qu’on entre dans de grandes avenues que coupent des sentiers tournant parmi des arbres de mille sortes, touffus, libres, et si variés d’aspect que, même la nuit, on devine l’étrangeté des feuillages et la nouveauté des formes. Les plantes trouvent là l’humidité chaude des pays de forêts vierges, et elles poussent follement. Les Anglais se sont contentés de tracer des chemins et de placer, de loin en loin, dans l’épaisseur des massifs, de grosses lampes électriques, dont le foyer est le plus souvent caché et dont la lumière cendre curieusement les sous-bois. On erre dans un paysage fantastique. Les bananiers lèvent leurs grandes feuilles, qui semblent en cristal vert. Des régimes de dattes flambent au-dessus comme des lustres d’or. Les voûtes sont faites de mille draperies tombantes et fines, de branches de poivriers, qu’on suit dans la lueur décroissante venue d’en bas, et qui se perdent dans l’ombre. Une senteur de forêt, chaude et mouillée, monte du sol, et, pour l’avoir respirée, la mer s’est endormie. Elle est là, au bout de tous les sentiers, la longue baie d’Algésiras, argentée par la lune, sans une ride, sans une brume. Les montagnes sont pâles sur l’autre bord. Vers la haute mer, celles du Maroc ondulent au ras de l’eau, et une couleur d’orange, comme celle des sables chauds soulevés par le vent, colore le ciel au-dessus d’elles. Je pense aux grands navires qui passent là, la proue vers l’Orient, dans cette nuit si bleue, si calme.

22 octobre.

Je voulais demander au général gouverneur l’autorisation de visiter une caserne de soldats mariés, — ce qui était un rêve assez modeste. Malheureusement, une lettre de recommandation me poursuivait à travers l’Espagne, et ne m’avait pas encore rejoint. J’ai été, ce matin, au palais situé dans la grande rue, et que gardent de beaux soldats rouges à casque blanc, et j’ai exposé mon embarras à l’officier secrétaire de « S. E. sir Robert Biddulph, général des armées de Sa Majesté, vice-amiral et commandant en chef les ville, forteresse et territoire de Gibraltar. » J’ai vu là ce que j’avais déjà pu observer ailleurs : la haute obligeance d’un gentleman anglais vis-à-vis d’un étranger présenté, ou qui simplement pourrait l’être. L’officier a disparu, est revenu :

— Son Excellence est au palais. Si vous désirez lui parler, elle vous recevra volontiers.

Nous pénétrons, mon compagnon de voyage et moi, dans un cabinet de travail où, devant une table chargée de papiers, est assis un homme de grande taille, aux yeux très fins, très vifs et portant les favoris courts et la moustache à peine teintée de gris. Nous causons un quart d’heure. Je rappelle l’excellent souvenir que j’ai conservé de mon séjour à Malte. Le gouverneur se montre très aimable, et me dit :

— Nous commencerons par voir mon jardin, qui n’est pas une merveille, peut-être, mais une curiosité, car c’est le seul de la ville.

Dans le jardin, il y avait des plantes grimpantes à profusion sur les murs du palais, — un ancien couvent de franciscains, — et un tennis, et des charmilles de je ne sais quel arbuste au feuillage menu, qui faisait des ombres transparentes, et des arbres dont plusieurs m’étaient inconnus.

— Celui-ci surtout est fort rare; du moins il atteint bien rarement de pareilles dimensions. — Sir Robert Biddulph désignait un youka de vingt mètres de haut, de trois mètres de circonférence, et enfonçait la pointe d’un canif dans l’écorce d’où s’échappait un filet de sève aussi rouge que du sang.

— La légende lui donne mille ans d’existence, mais je n’affirme rien.

Nous apercevions, de ce jardin plein de fleurs, la montagne de Gibraltar, son pied couvert de verdure, ses pentes si vite redressées, presque verticales, tachées en bas de brousses et d’oliviers sauvages, blanchâtres et éclairées vers le haut par des falaises de quartz disposées en gradins, jusqu’à cette cime longue, en arête, sur laquelle flottait un petit drapeau, aussi menu que ceux des jouets d’enfans. — La vue doit être bien belle de là-haut, Excellence?

— Admirable ! Cependant les factionnaires trouvent parfois la place un peu chaude. Ils ont pour distraction de voir passer au large les bateaux et tout près d’eux les singes. Vous saviez, monsieur, que Gibraltar possédait, seul en Europe, une bande de singes vivant en liberté?

— Oui, Excellence, mais il doit être difficile d’avoir des nouvelles fraîches?

— Je vous demande pardon. Je puis vous en donner. Le poste, sur le rocher, voit constamment les singes dans la brousse ; il met à leur disposition de l’eau potable quand la chaleur a tari les crevasses ; il s’intéresse à leur sort, et ne manque pas de me prévenir, par le téléphone, des accroissemens constatés dans la bande. J’ai reçu avis, ces jours-ci, qu’on remarquait plusieurs petits sur le dos des mères. La bande se refait. Elle a été si réduite vers le milieu de ce siècle, qu’on a cru qu’elle allait disparaître. Il ne restait que douze individus vers 1860.

— On les tuait?

— Jamais. Personne ici n’a le droit de tirer un coup de fusil. Vous verrez nos oiseaux de mer! Non, la dépopulation était due à des épidémies de variole, prétend-on. Aujourd’hui le nombre a remonté à cinquante. Ils habitent les fourrés, où ils mangent surtout les racines douces du palmier nain, descendent, au temps des figues, dans les jardins des villas, et, comme ils sont très frileux, se sauvent dès que souffle le vent d’ouest, passent la crête, et se réfugient sur la côte orientale. Maintenant, songeons aux choses sérieuses. Vous désirez visiter quelque chose des fortifications et une ou deux casernes? Eh bien! trouvez-vous au palais demain à huit heures : je désignerai un de mes officiers pour vous accompagner.

Je m’en allai, très touché de la courtoisie de ce haut fonctionnaire anglais, et je pris la route que j’avais suivie hier soir. La promenade de l’Alameda était enchanteresse encore, elle avait une épaisseur d’ombre, et des dentelures, et des retombées de lianes balancées par le vent que n’ont pas nos forêts. Bientôt elle s’amincit, et devient un chemin, de ceux que les massifs d’ormes et les buissons de fuchsias rendent si plaisans dans la campagne de Jersey. Nous traversons une petite ville, Rosia, toute composée de cottages aussi espacés que le permet le terrain, maisons de campagne de quelques habitans de Gibraltar, habitations d’officiers dont les soldats sont casernes à la pointe de l’île. Beaucoup de jeunes femmes, de jeunes filles, d’enfans et de clématites aux fenêtres, qui sont toutes ouvertes sur la baie.

Nous sommes à une lieue du port, et, au delà de cette petite anse qui dévie le chemin et le serre contre le rocher, la mer libre apparaît, avec les grands navires franchissant le détroit, et le Maroc montagneux qui semble tout voisin. Ceuta, le Gibraltar espagnol, une grosse borne avancée, toute pareille à celle-ci, émerge en face de nous. La pointe d’Europe! Elle est bien nue, bien brûlée, beaucoup moins belle que l’entrée de la presqu’île. Gibraltar se termine par un plateau de roches portant un fort et des casernes, une sorte d’éperon sans un arbre, sans une herbe. L’arête de la montagne s’est constamment abaissée. Elle forme, derrière nous, une falaise à pic, une muraille crevassée d’une centaine de mètres, qui brûle de ses reflets la partie basse où nous sommes. L’aridité de ce paysage est saisissante, et aussi le nombre des sentiers de manœuvre qui s’élèvent en lacets vers les forts invisibles. On ne voit que des poteaux qui prohibent l’usage des sentiers, et des sentinelles, rouges comme de petits pavots, disséminées sur les pentes, pour appuyer la prohibition.

Impossible de revenir par la côte orientale. Il n’existe pas de chemin. La forteresse, de ce côté, tombe à pic dans la mer. Je reprends donc la route de l’Alameda, je traverse la ville, et je descends par la porte qui ouvre sur l’Espagne.

Rien de plus impressionnant que cette sortie de Gibraltar. On découvre, entre deux pointes de baies, la langue de terre qui relie la place aux lointains massifs montagneux du continent. Elle est étroite et verte. Les Anglais y ont établi un jardin avec des palmiers et un champ de courses. Au de la de celui-ci, une ligne macadamisée, coupant l’herbe, marque la fin de leurs possessions. Des sentinelles anglaises s’y promènent, le fusil sur l’épaule. A cinq cents mètres plus loin, seconde ligne de macadam et second cordon de sentinelles, mais, cette fois, sombres de costume, maigres dévisage, espagnoles. Il y a quelque chose de tragique dans cette promenade silencieuse, dans ce guet perpétuel. L’espace compris entre les deux frontières, et qu’on ne peut franchir que le jour, est neutre, et doit représenter, je suppose, le plus petit des États tampons, et le moins peuplé. Ce n’est qu’une prairie.

Maintenant, détournez-vous, et regardez le rocher. Elle est superbe de hardiesse et d’une masse écrasante, cette montagne forteresse! Elle monte d’une seule volée à 430 mètres, grise d’abord, puis blanche, d’une blancheur qui, dans le rayonnement du soleil, devient presque insoutenable. Pour apercevoir ce faîte irradié, il faut renverser la tête, comme pour suivre un aigle. Et dans la falaise qui tourne, qui forme une bosse énorme sur la terre, de petits trous sont creusés, à toutes les hauteurs, qu’on prendrait pour des terriers de bêtes, si les bêtes pouvaient grimper là. Les hommes les ont faits. Ces ouvertures inégales sont des embrasures de canons, les jours par où respire et voit cette montagne entièrement minée, pleine de galeries, d’arsenaux et de casernes.

L’épithète d’imprenable est bien celle qui lui convient. Les Anglais entretiennent à Gibraltar un corps de 6 000 hommes, — plusieurs personnes m’ont dit davantage. Cependant, ni la puissance des maîtres actuels, ni leur longue possession n’ont affaibli chez les Espagnols la volonté de reconquérir un jour cette parcelle du sol national. « Il faut user de tous les moyens, écrit le général D. José López Dominguez, dans la préface d’un ouvrage que j’ai déjà cité; il n’y en a qu’un auquel on ne doit jamais penser : celui d’échanger un autre morceau de l’Espagne contre celui qui doit redevenir nôtre, comme l’exigent l’honneur et l’intégrité de l’Espagne[3]. » Et, parmi les observations que présente l’auteur du travail, M. José Navarete, il en est une, entre autres, assez judicieuse. Algésiras, dit-il, est seulement à 9 000 mètres de la place ; il y a même, derrière Gibraltar, une montagne élevée, la Sierra Carbonera, qui n’est qu’à 6 000 mètres. De telles distances, autrefois, rendaient toute action impossible: en est-il de même aujourd’hui? et ne peut-on pas dire qu’avec des batteries de marine établies sur ces deux points, on rendrait intenable la position d’une flotte réfugiée dans la baie d’Algésiras, et qu’on tiendrait en échec une partie des ouvrages anglais ?

Je rapporte cette idée pour montrer combien vif est le patriotisme espagnol, et combien persistant le souvenir des blessures faites à l’honneur national.


23 octobre.

A huit heures, nous nous présentons, mon ami et moi, au palais du gouverneur. Je n’y rencontre pas l’officier qui devait nous conduire, je me fais accompagner par un soldat, et, en dix minutes de montée raide, nous sommes devant une cour de caserne, dominant Gibraltar, Moorish Castle, qu’il faut traverser pour pénétrer dans les galeries. Nous parlementons un moment, et nous sommes confiés à un grand sergent d’artillerie, qui nous emmène au fond de la cour, s’engage dans un petit chemin découvert, et soudain, à un détour, nous nous trouvons sur le flanc du rocher regardant l’Espagne, à 600 pieds au-dessus de la presqu’île. Des buissons verts bordent le sentier. La vue est merveilleuse sur les terres basses, resserrées entre deux baies, et qui s’ouvrent, et qui montent ensuite tumultueusement vers le massif de Ronda. Au bout du sentier, une porte à jour, composée de poutres goudronnées. Le sergent donne un tour de clef, et nous suivons la galerie creusée dans le roc, large, haute et suintante.

La visite est assez monotone. La (galerie monte en pente douce. Tous les trente pas environ, une chambre a été percée dans la paroi, à gauche, et une pièce de canon, d’un modèle daté de 1890, s’allonge jusqu’au bord du trou béant, irrégulier, taillé grossièrement. Près de chaque pièce, une provision d’obus et de boîtes à mitraille. Au plafond, des plaques de tôle, retenues par des crampons, recueillent les infiltrations de pluie, et des tuyaux, qui les réunissent les unes aux autres, conduisent l’eau dans des réservoirs de métal. L’unique intérêt, pour moi du moins, consiste dans les paysages lointains, et si variés, qui s’encadrent dans les ouvertures de la falaise. Il y a des coins de mer luisante, du côté de l’Orient, dont la beauté gagne encore à être vue ainsi, de ce recul d’ombre. Quand on s’approche du bord, on découvre la pente formidable de la roche, sans un buisson, et la vague en bas, bleu profond, sur laquelle glisse une yole montée par six jeunes Anglais, vétérans d’Oxford ou de Cambridge, qui font le tour de l’île.

Toute cette partie des fortifications de Gibraltar ne semble plus appropriée aux conditions de la guerre moderne. L’ébranlement que produirait la décharge des canons nouveaux, la fumée dont ils rempliraient vite les tunnels, rendraient assez périlleuse, je crois, la situation des artilleurs. Les vraies défenses de Gibraltar sont ailleurs, et je ne les ai pas vues.

Mais j’ai vu les casernes des soldats mariés. Au moment où je rentrais dans la cour de Moorish Castle, un officier en costume de chasse, le fouet à la main, s’avança vers moi. Il avait une physionomie d’une rare distinction. C’était le major Walter Blunt Fletcher, brigadier major d’artillerie.

— J’arrive en hâte, nous dit-il; mon ordonnance ne m’a remis que tout à l’heure la lettre de Son Excellence le gouverneur, à mon retour de la chasse au renard. Nous étions là-bas, vous voyez, dans la plaine espagnole.

Il montrait, du bout de son fouet, la plaine aux palmiers nains, où s’engage le chemin de fer au sortir des montagnes. Grâce à cet aimable guide, nous avons visité d’abord une caserne, puis, hors de l’enceinte de Moorish Castle, dans la rue, un joli cottage servant d’habitation à quatre familles de sous-officiers.

Les soldats mariés logent dans un bâtiment qui forme un angle droit avec la caserne des soldats célibataires. Tous les appartemens ouvrent sur une véranda. Ils se composent de deux ou trois chambres, selon le nombre des enfans. Comme nous nous présentions d’assez bonne heure, le major demandait en souriant aux jeunes femmes apparues aux fenêtres ou aux portes : « Le ménage est-il fait ? » Presque partout le ménage était fait, et nous entrions : des enfans aux cheveux bouclés s’enfuyaient, — j’en ai compté cinq dans un des logemens; — des chromolithographies, représentant ordinairement des sujets religieux, des photographies, un râtelier de pipes, des éventails en feuilles de palmier étaient pendus aux murs, et un mobilier propre était disposé autour des pièces, une table, des chaises, des lits. L’essentiel est fourni par le gouvernement. Quelques petits coffrets rapportés de l’Inde, achetés sur les économies de la solde, ornaient çà et là les chambres. Je demandai :

— Est-ce que le soldat qui se marie reçoit une paye supérieure?

— Non, monsieur ; il peut se marier après sept ans de service, et reçoit la paye d’un shelling, comme avant. Mais sa femme a droit à une ration, et chacun de ses enfans à une demi-ration. A quarante ans, vient la retraite.

— Et le sous-officier ?

— Ceux-là sont mieux logés, comme vous allez en juger, et ils touchent, suivant le grade, de deux shellings six pence, à cinq shellings six pence par jour.

L’officier frappe à la porte d’un cottage très élégant, situé à droite, dans la rue qui descend. Une femme vient ouvrir, l’air intelligent et comme il faut. Ici, nous sommes chez un master gunner, grade qui correspond, je crois, à notre grade d’adjudant. L’appartement est vaste : quatre pièces au rez-de-chaussée, deux en haut, et un balcon ensoleillé dominant la rade d’Algésiras. Le mobilier est presque luxueux; des tapis couvrent les tables; une pendule orne la cheminée; je remarque, sur une commode, un album de gravures. La maîtresse de la maison nous raconte qu’elle a habité sept ans les Indes et cinq ans Malte. Elle préfère « ce tranquille Gibraltar ».

Je ne sais ce qui pourrait être importé, chez nous, d’un pareil système, ou du moins dans nos colonies, mais le sort de ces soldats m’a paru enviable...

Deux heures plus tard, je partais pour Tanger. Un navire de guerre allemand saluait la forteresse anglaise, et couvrait de fumée blanche le coin bleu de la baie où il venait de jeter l’ancre.


RENE BAZIN

  1. Voyez la Revue du 1er février, du 1er mars et du 1er avril.
  2. Une Conjuration en Portugal; Pombal et les Tavora. M. Billot, qui, avant d’être ambassadeur près le Quirinal, a été, comme on le sait, ministre de France à Lisbonne, a fait, dans cette brochure, la plus heureuse description que j’aie lue du paysage de Belem.
  3. Las Llaves del estrecho, préface, p. XXIV.