Terres vierges/04

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Traduction par Émile Durand-Gréville.
Hetzel (p. 26-35).


IV


Sipiaguine avait à peine disparu que Pakline, bondissant de sa chaise et se précipitant vers Néjdanof, se mit à féliciter son camarade.

« Voilà ce qui s’appelle pêcher un gros esturgeon ! disait-il en riant et en trépignant sur place. — Sais-tu qui est Sipiaguine ? C’est un homme connu de tous, un chambellan, un pilier de la société, si j’ose m’exprimer ainsi, un futur ministre !

— Il m’est parfaitement inconnu, » dit Néjdanof d’un air maussade.

Pakline leva les mains d’un air désespéré.

« Voilà justement notre malheur, mon bon Alexis, c’est de ne connaître personne ! Nous voulons agir, nous voulons mettre le monde entier sens dessus dessous, et nous vivons à l’écart de ce même monde ; nous n’avons de relations qu’avec deux ou trois amis, nous piétinons sur place dans un tout petit cercle…

— Pardon, interrompit Néjdanof, ce n’est pas tout cela. C’est seulement avec nos ennemis que nous refusons de frayer ! Quant aux gens de notre acabit, quant au peuple, nous sommes en constante communication avec lui.

— Là, là, là, là !… interrompit à son tour Pakline. D’abord, pour ce qui est des ennemis, permets-moi de te rappeler les vers de Gœthe :


Celui qui veut comprendre le poëte
Doit aller au pays de poésie[1]


et moi je dis :


Celui qui veut comprendre l'ennemi
Doit aller dans le pays ennemi.


« Vivre à l’écart de ses ennemis, ignorer leurs mœurs et leur vie, — absurdité ! — Ab… sur… di… té ! Oui ! oui ! Pour traquer un loup dans le bois, il faut avant tout connaître toutes ses retraites !… Ensuite, tu parlais tout à l’heure de te mettre en communication avec le peuple. Mon pauvre ami ! En 1862, les Polonais se sont « jetés dans les bois »… Et maintenant, c’est nous qui nous jetons dans les bois, c’est-à-dire dans le peuple, qui est pour nous plus sourd et plus sombre que la première forêt venue !

— Alors, selon toi, que faut-il faire ?

— Les Hindous se jettent sous les roues du char de Jaggernaut, continua Pakline d’un air sombre : il les écrase, et ils meurent dans la béatitude. Nous avons aussi notre Jaggernaut… Il nous écrasera, cela est très-certain, mais il ne nous donnera pas la moindre béatitude.

— Mais que faut-il donc faire, à ton avis ? répéta Néjdanof en criant presque. Écrire des romans « à tendance », peut-être ? »

Pakline écarta les bras et pencha la tête sur l’épaule :

« Des romans, tu pourrais en écrire, dans tous les cas, puisque tu as en toi la veine littéraire… Allons, ne te fâche pas, je me tais. Je sais que tu n’aimes pas qu’on fasse allusion à cela. Du reste, je suis d’accord avec toi : ce n’est pas un métier réjouissant que de fabriquer de pareilles machines « farcies », surtout avec les nouvelles tournures à la mode : — « Ah ! je vous aime ! bondit-elle… » « Cela m’est bien égal, se secoua-t-il. » C’est pourquoi, je te répète, pénètre dans toutes les classes, à commencer par la plus haute. Se reposer sur les Ostrodoumofs ne suffit pas. Les Ostrodoumofs sont d’honnêtes gens, de braves cœurs, mais bêtes, bêtes ! Regarde notre ami. Rien chez lui, pas même les semelles de ses bottes, n’est fait comme chez les gens intelligents. Tiens, par exemple, tout-à-l’heure, pourquoi est-il sorti d’ici ? Pour ne pas rester dans la même chambre, pour ne pas respirer le même air qu’un aristocrate !

— Je te prie de ne pas parler ainsi d’Ostrodoumof devant moi ! s’écria Néjdanof avec emportement. Il porte de grosses bottes, parce que les grosses bottes coûtent moins cher !

— Ce n’est pas cela que je voulais dire… commença Pakline.

— Il ne veut pas rester dans la même chambre qu’un aristocrate, — continua Néjdanof en haussant le ton ; — eh bien ! justement je le loue pour cela ! Et surtout, il sait se sacrifier, et si cela est nécessaire, il ira au-devant de la mort, ce que ni toi, ni moi, ne ferons jamais ! »

Pakline fit une piteuse grimace et montra ses petites jambes torses.

« Comment pourrais-je aller me battre, mon cher ami, dis-moi ?… Mais laissons tout cela… Je te répète que je suis heureux de ton rapprochement avec M. Sipiaguine, et que je vois même d’avance là-dedans un grand profit pour notre œuvre. Tu vas te trouver dans le grand monde ; tu verras ces lionnes, ces femmes au corps de velours sur des ressorts d’acier, comme disent les Lettres sur l’Espagne ; étudie-les, mon ami, étudie-les ! Si tu étais un épicurien, j’aurais peur pour toi… vrai ! Mais ce n’est pas pour cela, n’est-il pas vrai, que tu as cherché une place ?

— J’ai cherché une place pour ne pas crever de faim ! répliqua Néjdanof, « et pour me débarrasser de vous tous pendant quelque temps », ajouta-t-il mentalement.

— Naturellement, naturellement ! C’est pourquoi je te répète : observe, étudie !… Quel parfum il a laissé après lui pourtant, ce monsieur ! — Pakline leva le nez pour humer l’air. — C’est justement le parfum ambré dont rêvait la femme du maire dans le Revisor[2].

— Il a interrogé le prince G… sur mon compte, dit d’une voix sourde Néjdanof, qui était retourné devant la fenêtre ; probablement, à l’heure qu’il est, toute mon histoire lui est connue.

— Non pas probablement, mais certainement. Qu’est-ce que ça fait ? — Je parie que c’est précisément cela qui lui a suggéré l’idée de t’avoir pour professeur. Tu as beau dire, tu es un aristocrate par le sang, — Or donc tu es des leurs ! Mais voilà longtemps que je suis ici ; il est temps que je me rende à mon bureau, chez les vils exploiteurs ! — Au revoir, camarade. »

Pakline se dirigeait vers la porte, mais il s’arrêta et se retourna.

« Écoute, Alexis, dit-il d’une voix câline : tout à l’heure tu m’as refusé… je sais bien qu’à présent tu vas avoir de l’argent, mais permets-moi pourtant de faire une toute petite offrande pour l’œuvre commune. Je ne peux pas être utile autrement ; que je le sois au moins avec ma bourse. Tiens, regarde : je mets sur la table un billet de dix roubles. Est-il accepté ? »

Néjdanof ne bougeait pas…

« Qui ne dit rien consent. Merci ! » s’écria joyeusement Pakline, et il disparut.

Néjdanof resta seul… Il continuait à regarder à travers les vitres de sa fenêtre la cour étroite et sombre où les rayons du soleil ne pénétraient jamais, même pendant l’été ; et son visage était aussi sombre que cette cour.

Néjdanof était né, comme nous l’avons déjà appris, du prince G…, riche personnage, général aide de camp, et d’une gouvernante de sa fille, — jolie personne, ancienne élève d’un institut de demoiselles nobles, morte le jour même de ses couches. Il reçut son éducation première dans une pension, chez un Suisse, intelligent et sévère pédagogue, — puis, il entra à l’Université. Il désirait faire son droit ; mais le général, son père, qui détestait les nihilistes, le lança dans « l’esthétique », comme le disait Néjdanof avec une amère ironie, c’est-à-dire qu’il le fit entrer à la faculté historico-philologique. Le père de Néjdanof voyait son fils trois ou quatre fois, au plus, par an, mais il s’intéressait à son sort, et, avant de mourir, il lui laissa par testament, « en souvenir de Nastia » (sa mère), un capital de six mille roubles dont les intérêts lui étaient servis sous forme de pension par ses frères, les princes G…

Ce n’est pas sans raison que Pakline le traitait d’aristocrate ; tout en lui rappelait son origine : la petitesse de ses oreilles, de ses mains, de ses pieds, la finesse de ses traits, un peu trop menus peut-être, la délicatesse de sa peau, la beauté de sa chevelure, le léger grasseyement de sa voix sympathique et chaude. Il était terriblement nerveux, terriblement chatouilleux et impressionnable, capricieux même ; la situation fausse dans laquelle il se trouvait placé depuis l’enfance, avait fort contribué à le rendre susceptible ; mais une générosité innée l’empêchait de devenir soupçonneux et méfiant. — Cette situation fausse expliquait aussi les contradictions qui se trouvaient en lui. D’une propreté scrupuleuse, difficile jusqu’à se dégoûter d’un rien, il affectait la grossièreté et le cynisme en paroles ; idéaliste par nature, passionné et chaste, audacieux et timide tout à la fois, il se reprochait à lui-même, comme un vice honteux, cette timidité, cette chasteté, et regardait comme un devoir de tourner l’idéal en ridicule. Il avait le cœur tendre, et il s’écartait des hommes ; il était facile à irriter, mais ne gardait jamais de rancune. Il s’indignait contre son père qui l’avait lancé dans « l’esthétique » ; ouvertement, il ne s’occupait que de politique et de questions sociales, il prêchait — (avec une parfaite conviction) — les idées les plus avancées ; — mais, en secret, il adorait la poésie, l’art, la beauté dans toutes ses manifestations… il faisait même des vers…

Il cachait très-soigneusement le petit cahier dans lequel il les écrivait, et, parmi ses amis de Pétersbourg, Pakline seul, — grâce au flair qui lui était propre, — en soupçonnait l’existence. Rien ne pouvait si fort blesser Néjdanof qu’une allusion, même très-discrète, à ses tendances poétiques, qu’il considérait comme une impardonnable faiblesse. Son professeur suisse lui avait appris un assez bon nombre de faits ; il ne craignait pas le travail, il s’y livrait même avec plaisir, quoique un peu fiévreusement et sans beaucoup de suite. Ses camarades l’aimaient, attirés par la sincérité, la bonté et la pureté qu’ils trouvaient en lui. Mais le pauvre Néjdanof n’était pas né sous une heureuse étoile ; la vie ne lui était pas facile. Il sentait cela profondément, et, malgré l’attachement de ses amis, il se faisait l’effet d’être à jamais isolé…

Resté seul dans sa chambre, et toujours debout devant la fenêtre, Néjdanof songeait péniblement à son prochain voyage, au tour nouveau et inattendu que prenait sa vie… Il ne regrettait guère Pétersbourg, n’y laissant rien qui lui fût particulièrement cher ; d’ailleurs, ne reviendrait-il pas en automne ? Et pourtant il se sentait plein d’irrésolution, et une mélancolie involontaire l’envahissait.

« Singulier professeur que je fais ! pensait-il ; étrange pédagogue ! »

Il se reprochait presque d’avoir pris cet engagement, quoique, en réalité, un pareil reproche fût injuste. Néjdanof possédait une instruction suffisante, et, malgré les inégalités de son humeur, les enfants venaient à lui sans répugnance, et lui-même s’attachait à eux facilement.

La tristesse qui s’était emparée de lui venait de cette impression qu’éprouvent les mélancoliques, les rêveurs, quand il leur faut changer de place. Les caractères aventureux, les sanguins ignorent cette impression-là ; ils sont plutôt portés à se réjouir quand le cours ordinaire de leur vie est interrompu, quand l’occasion se présente pour eux de changer de milieu.

Néjdanof s’était enfoncé si profondément dans ses rêveries, que peu à peu, presque inconsciemment, il les traduisit en paroles ; les impressions qui flottaient en lui se cadençaient et rimaient entre elles.

« Au diable ! s’écria-t-il tout haut : je crois vraiment que je vais composer des vers ! »

Il se secoua et s’éloigna de la fenêtre ; apercevant le billet de dix roubles que Pakline avait laissé sur la table, il le mit dans sa poche, et commença à se promener de long en large.

« Il faudra que je prenne une avance, se disait-il en lui-même, puisque heureusement ce monsieur me l’a offerte. Cent roubles… et chez mes frères, chez Leurs Altesses ! cent autres roubles… Cinquante pour mes dettes, soixante à soixante-dix pour le voyage, et le reste à Ostrodoumof… ainsi que les dix roubles de Pakline. De plus, nous recevrons encore quelque chose de Merkoulof… »

Pendant qu’il faisait ces calculs, les rimes recommençaient à se croiser dans sa tête. Il s’arrêta, rêveur, et, regardant vaguement de côté, resta sur place. Puis ses mains, comme à tâtons, cherchèrent et ouvrirent le tiroir de la table, au fond duquel elles trouvèrent un petit cahier couvert d’écriture.

Il s’affaissa sur sa chaise devant la table, sans changer la direction de son regard, et là, murmurant des mots insaisissables, secouant de temps en temps sa chevelure, effaçant, raturant, il se mit à aligner des vers.

La porte de l’antichambre s’ouvrit à moitié et la tête de Machourina apparut. Néjdanof ne s’en aperçut pas et continua son travail. Machourina le regarda longtemps fixement, puis secouant la tête à droite et à gauche d’un air de compassion, elle fit un pas en arrière. Mais Néjdanof se redressa tout à coup :

« Ah ! c’est vous ! dit-il, non sans dépit, en fourrant son cahier au fond du tiroir.

— Ostrodoumof m’a envoyée chez vous, dit-elle lentement, pour savoir quand on pourra toucher l’argent. Si vous en recevez aujourd’hui, nous partirons ce soir. »

Néjdanof fronça les sourcils :

« Impossible pour aujourd’hui ; revenez demain.

— À quelle heure ?

— À deux heures.

— Bien. »

Machourina se tut un instant, et tout à coup, tendant la main à Néjdanof :

« Je vous ai dérangé, je crois, dit-elle ; pardonnez-moi. Et puis… je vais partir. Qui sait si nous nous reverrons ? Je voulais vous dire adieu. »

Néjdanof serra la main rouge et froide de Machourina.

« Vous avez vu le visiteur de tout à l’heure ? dit-il. Je me suis entendu avec lui. Je l’accompagne dans son bien, près de S… »

Un sourire passa sur le visage de Machourina.

« Près de S… ! En ce cas, nous nous reverrons peut-être. Il est possible qu’on nous envoie de ce côté-là. »

Machourina soupira.

« Ah ! Alexis Dmitritch…

— Quoi donc ? » demanda Néjdanof.

Machourina prit un air concentré.

« Rien. Adieu ! Rien. »

Elle lui serra la main encore une fois et s’éloigna.

« Personne, dans tout Pétersbourg, ne m’est aussi attaché que cette drôle de fille, pensa Néjdanof ; mais elle aurait bien pu ne pas me déranger ! Bah ! tout est pour le mieux. »

Le lendemain matin, Néjdanof se dirigea vers la demeure de Sipiaguine, et là, dans un superbe cabinet, plein de meubles d’un style sévère tout à fait d’accord avec la dignité de l’homme d’État libéral et du gentleman ; assis devant un vaste bureau sur lequel gisaient dispersés dans un savant désordre, côte à côte avec d’énormes couteaux d’ivoire qui n’avaient jamais rien coupé, des tas de papiers qui n’avaient jamais servi à rien ni à personne ; il écouta pendant une heure entière les discours sensés, bienveillants, onctueux comme un baume, que lui tenait son hôte, toucha enfin l’avance de cent roubles, et, dix jours après, le même Néjdanof, à demi couché sur le divan de velours d’un compartiment particulier de première classe, à côté du même gentleman homme d’État sage et libéral, roulait vers Moscou sur les rails disjoints et durs du chemin de fer Nicolas.

  1. Wer den Dichter will versteh’n
    Muss im Dichter’ s Lande geh’n…
  2. Revisor, c’est-à-dire l'Inspecteur en tournée, comédie de Nicolas Gogol.