Terres vierges/05

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Traduction par Émile Durand-Gréville.
Hetzel (p. 35-42).


V


Dans le salon d’une grande maison de briques à colonnade et fronton, bâtie vers 1825 par le père de Sipiaguine, — très-connu comme agronome et comme un « arracheur de dents »[1]Mme  Sipiaguine, une fort jolie femme par parenthèse, attendait d’heure en heure l’arrivée de son mari, annoncée par télégramme.

L’arrangement de ce salon portait l’empreinte d’un goût délicat et moderne : tout y était gracieux et engageant, tout, depuis l’aimable bariolage des tentures et des draperies de cretonne, jusqu’aux formes variées des bibelots en porcelaine, en bronze ou en métal, répandus sur les tables et sur les étagères ; tout cela se détachait doucement et se fondait harmonieusement dans les joyeux rayons d’un jour de mai, qui pénétraient en toute liberté à travers les hautes fenêtres grandes ouvertes. Pleine d’un parfum de muguet (des bouquets de cette délicieuse fleur printanière étaient dispersés çà et là), l’atmosphère du salon frémissait parfois, à peine remuée par une légère bouffée de vent qui avait frôlé en passant la verdure épanouie du jardin.

Charmant tableau ! Et la dame elle-même, Valentine Mikhaïlovna Sipiaguine, complétait ce tableau en lui donnant la pensée et la vie.

C’était une femme d’environ trente ans, à la taille élevée, aux cheveux châtain foncé ; son visage, d’un ton uniforme, mais frais, rappelait celui de la madone Sixtine, avec ses yeux veloutés et profonds — Elle avait les lèvres pâles et un peu épaisses, les épaules un peu hautes, les mains un peu grandes… Mais, en somme, celui qui l’aurait vue aller et venir dans son salon, aisée et légère, — tantôt penchant vers une fleur sa taille fine et un peu serrée, pour en respirer le parfum, — tantôt changeant de place quelque vase chinois, tantôt rajustant ses cheveux lustrés devant la glace en fermant à demi ses beaux yeux, — celui-là se serait certainement écrié, en lui-même sinon tout haut, qu’il n’avait jamais rencontré une créature plus ravissante !

Un joli petit garçon de sept ans, tout bouclé, vêtu à l’écossaise avec les jambes nues, fortement pommadé et frisé, entra en courant dans le salon, et s’arrêta court à l’aspect de Mme  Sipiaguine.

« Qu’y a-t-il, Kolia[2] ? » lui dit-elle.

Sa voix était aussi moelleuse, aussi veloutée que ses yeux.

« C’est que… maman… fit le petit garçon avec embarras, ma tante m’a envoyé ici… et m’a dit de prendre des muguets… pour sa chambre… Elle n’en a pas… »

Mme  Sipiaguine prit son fils par le menton et lui fit lever la tête :

« Dis à ta tante qu’elle envoie chercher des muguets chez le jardinier ; ces muguets-ci sont à moi… Je ne veux pas qu’on y touche. Dis-lui que je n’aime pas qu’on dérange ce que j’ai arrangé. Sauras-tu lui répéter mes paroles ?

— Je saurai… balbutia le petit garçon.

— Voyons, comment diras-tu ?

— Je dirai… je dirai… que tu ne veux pas. »

Mme  Sipiaguine se mit à rire. — Et le rire aussi chez elle était moelleux.

« Je vois qu’on ne peut pas encore te donner des commissions. Mais, c’est égal, dis comme tu sauras. »

Le petit garçon baisa vivement la main chargée de bagues de sa mère et se précipita hors du salon.

Mme  Sipiaguine le suivit des yeux, soupira, s’approcha d’une cage dorée sur le grillage de laquelle un perroquet vert grimpait en s’aidant prudemment du bec et des pattes, l’agaça un peu du bout du doigt, puis se laissa tomber sur un divan bas, et, prenant sur un guéridon sculpté le dernier numéro de la Revue des Deux Mondes, se mit à le feuilleter, appuyée au dos du divan.

Une toux respectueuse lui fit lever la tête. Un superbe serviteur en habit de livrée, cravaté de blanc, était sur le seuil de la porte.

« Qu’y a-t-il, Agathon ? dit-elle de la même voix douce.

— Siméon Pétrovitch Kalloméïtsef. Ordonnez-vous de le recevoir ?

— Certainement, fais entrer. Et fais dire à Mlle  Marianne qu’elle est priée de vouloir bien venir au salon. »

Siméon Pétrovitch Kalloméïtsef était un jeune homme d’environ trente-deux ans. En le voyant entrer dans le salon, d’un air à la fois dégagé et nonchalant, presque langoureux, puis tout à coup laisser éclater une vive joie sur son visage ; s’incliner un peu en biais et se redresser aussitôt comme un ressort ; adresser la parole à la maîtresse du logis avec un nasillement douceâtre, prendre respectueusement et baiser avec effusion la main de Valentine, — en voyant tout cela, il était facile de deviner que le nouveau venu n’était pas un provincial, un riche voisin quelconque, mais bien un véritable Pétersbourgeois de haute volée.

Ajoutons qu’il était vêtu dans le style anglais le plus pur ; la poche de côté, absolument plate, de sa jaquette bigarrée, laissait dépasser en triangle le petit coin d’un mouchoir tout neuf en batiste blanche ; son monocle pendait au bout d’un large ruban noir ; le ton pâle et mat de ses gants de Suède s’harmonisait merveilleusement avec la teinte gris-pâle de son pantalon quadrillé.

M. Kalloméïtsef portait les cheveux courts ; il était rasé de près ; son visage, presque féminin, aux yeux petits et placés près l’un de l’autre, au nez mince, aux lèvres molles, respirait l’aimable aisance qui convient à un gentilhomme parfaitement élevé. Et pourtant ce visage affable prenait facilement une expression mauvaise et même grossière, pour peu que n’importe qui se permît de toucher à n’importe quoi, notamment aux principes conservateurs, patriotiques et religieux de M. Kalloméïtsef ; — oh ! alors, il était sans pitié. Toute sa distinction s’évaporait à l’instant ; ses yeux caressants s’allumaient d’une vilaine flamme ; sa petite bouche rose laissait échapper de vilaines paroles et réclamait avec des cris de paon le secours de l’autorité.

Kalloméïtsef était le descendant de simples jardiniers. Son arrière-grand-père s’appelait Kolomentsof, du nom de son lieu de naissance[3] ; mais le grand-père avait déjà transformé ce nom en Koloméïtsef ; le père signait Kalloméïtsef ; enfin Simon Pétrovitch, ayant ajouté un l, se regardait sérieusement comme un noble de race pure ; il se plaisait même à répéter que leur famille descendait directement des barons de Gallenmeyer, dont l’un avait été feld-maréchal en Autriche à l’époque de la guerre de Trente ans.

Il servait au ministère de la cour, avec le titre de gentilhomme de la chambre ; le patriotisme l’avait empêché d’entrer dans la diplomatie, où tout semblait devoir le porter : son éducation, son habitude du monde, ses succès auprès des femmes, et sa tournure… « Mais quitter la Russie… jamais !… » disait-il en français.

Il avait une bonne situation de fortune, des relations ; on le considérait comme un homme d’avenir, bien doué, quoique un peu féodal dans ses opinions, selon l’expression du prince B…, personnage bien connu, une des lumières du monde bureaucratique à Saint-Pétersbourg.

Il était venu passer deux mois de congé dans le gouvernement de S… pour s’occuper de la gestion de ses biens, c’est-à-dire « pour faire peur à l’un et serrer les pouces à l’autre. » Sans ces procédés-là, rien pourrait-il marcher ?

« Je me figurais trouver ici Boris Andreïtch, » dit-il en se balançant agréablement sur ses pieds, puis en regardant brusquement de côté, à l’instar d’un très-puissant personnage.

Mme  Sipiaguine fit une légère moue.

« Sans cela vous ne seriez pas venu ? »

Kalloméïtsef se renversa en arrière, tant la question lui parut injuste et peu motivée.

« Oh ! madame, s’écria-t-il, oh ! comment peut-on supposer ?…

— Alors, très-bien ; asseyez-vous. Boris Andreïtch sera ici tout à l’heure. J’ai envoyé une calèche à la station. Un peu de patience, vous allez le voir. Quelle heure est-il ?

— Deux heures et demie, dit Kalloméïtsef, tirant de la poche de son gilet une grosse montre d’or émaillée qu’il tendit à Mme  Sipiaguine. Avez-vous vu ma montre ? C’est un présent de Michel… vous savez… le prince de Serbie… Obrénovitch. Voilà son chiffre, tenez. Nous sommes grands amis, lui et moi. Quel charmant garçon ! Et avec cela, une main de fer, comme il convient à un gouvernant. Oh ! il ne plaisante pas ! no-o-o-on ! »

Kalloméïtsef s’allongea dans son fauteuil, croisa les jambes, et commença à ôter tout doucement son gant de la main gauche.

« Ah ! si nous avions un homme de cette trempe dans notre gouvernement de S… !

— Eh quoi ! Qu’est-ce qui vous déplaît ? »

Kalloméïtsef fronça son nez.

« Mais ce zemstvo, parbleu ! ce zemstvo[4] ! à quoi sert-il ? Uniquement à affaiblir l’administration et à éveiller… des idées inutiles… (Kalloméïtsef battit l’air avec sa main dégantée, pour y ramener la circulation interrompue par la pression du gant) et des espérances irréalisables… (Kalloméïtsef souffla sur sa main.) J’ai dit tout cela à Pétersbourg… Mais bah ! le vent ne vient pas de ce côté. Votre mari lui-même… figurez-vous ! Du reste il est connu pour un libéral. »

Mme  Sipiaguine se redressa sur son divan :

« Comment ? et vous aussi, m’sieu Kalloméïtsef, vous faites de l’opposition au gouvernement ?

— Moi, de l’opposition ? Jamais ! Pour rien au monde ! Mais j’ai mon franc parler. Je critique quelquefois, et je me soumets toujours.

— Moi, c’est tout le contraire : je ne critique pas, et je ne me soumets pas.

Ah ! mais c’est un mot ! Me permettez-vous d’en faire part à mon ami Ladislas, vous savez ? Il se prépare à écrire un roman du grand monde ; il m’en a déjà lu plusieurs chapitres. Ce sera délicieux. Nous aurons enfin le grand monde russe peint par lui-même.

— Où cela paraîtra-t-il ?

— Dans le Messager russe, naturellement. C’est notre Revue des Deux Mondes. Vous la lisez, je vois.

— Oui ; mais, savez-vous, elle devient fort ennuyeuse.

— C’est possible… c’est possible… Et le Messager russe, lui aussi, je crois, dégringole un brin. »

Kalloméïtsef rit à gorge déployée ; il trouva que c’était bien chic de dire : dégringoler, et encore, un brin.

« Mais c’est un journal qui se respecte, continua-t-il, et voilà le principal. La littérature russe, je vous le confesse, ne m’intéresse guère ; dans les romans d’à présent, il ne se trouve plus que des roturiers !… On en est venu à choisir pour héroïne une cuisinière, une simple cuisinière, ma parole d’honneur ! Mais quant au roman de Ladislas, je le lirai certainement. Il y aura le petit mot pour rire… Et puis la tendance ! la tendance ! Les nihilistes seront traînés dans la boue, — j’en ai pour garant la façon de penser de Ladislas, — qui est très-correcte.

— Son passé ne l’est guère ! fit observer Mme  Sipiaguine.

— Ah ! jetons un voile sur les erreurs de sa jeunesse ! s’écria Kalloméïtsef en achevant d’ôter son gant de la main droite.

Mme  Sipiaguine, pour la seconde fois, joua légèrement de la prunelle en clignant des paupières. Elle était un peu coquette de ses yeux incomparables.

« Siméon Pétrovitch, dit-elle, dites-moi, je vous prie, pourquoi, en parlant russe, vous employez tant de mots français ? Il me semble que, — vous m’excuserez, — que c’est passé de mode.

— Pourquoi ?… pourquoi ?… Tout le monde ne possède pas sa langue natale aussi admirablement que… vous, par exemple. Pour ma part, je regarde le russe comme la langue des oukases et des choses officielles ; j’attache une grande valeur à sa pureté ! Je m’incline devant Karamzine !… Mais le russe, — si j’ose m’exprimer ainsi, — journalier… est-ce qu’il existe seulement ? Tenez, par exemple, mon exclamation de tout à l’heure : C’est un mot ! Impossible de dire cela en russe !

— J’aurais dit : C’est une expression heureuse. »

Kalloméïtsef se mit à rire.

« Expression heureuse ! Oh ! madame ! Mais ne voyez-vous pas que cela sent le maître d’école, le séminaire ? Tout le sel a disparu !…

— Bon ! vous ne me convaincrez pas. Mais que fait donc Marianne ? »

Elle sonna ; un petit groom entra.

« J’ai dit qu’on priât Mlle  Marianne de venir au salon. Est-ce qu’on aurait oublié ? »

Le petit groom n’avait pas encore eu le temps de répondre, lorsque, derrière lui, sur le seuil, apparut une jeune fille aux cheveux coupés en rond, vêtue d’une large blouse de couleur sombre. C’était Marianne Vikentievna Sinetskaïa, nièce de Sipiaguine par sa mère.

  1. Épithète donnée aux gentilshommes d’autrefois qui distribuaient volontiers des horions.
  2. Kolia, diminutif de Nicolaï, Nicolas.
  3. Kolomna, ville du gouvernement de Moscou.
  4. Zemstvo. Il y a en Russie deux sortes d’assemblées locales de ce nom, qui correspondent à peu près à nos conseils municipaux et à nos conseils généraux.