Terres vierges/31

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Traduction par Émile Durand-Gréville.
Hetzel (p. 275-282).


XXXI


« Néjdanof n’est pas à la maison ? » demanda-t-elle. Puis, ayant reconnu Solomine, elle s’avança vers lui et lui tendit la main. « Bonjour, Solomine ! » Elle ne jeta qu’un coup d’œil du côté de Marianne.

« Il rentrera bientôt, dit Solomine. Mais permettez-moi de vous demander qui vous a dit…

— Markelof. Du reste il y a, dans la ville, deux ou trois personnes qui le savent.

— Vraiment ?

— Oui. Quelqu’un a bavardé. Il paraît qu’on a reconnu Néjdanof.

— Voilà la grande utilité des déguisements ! grommela Solomine. Permettez-moi de vous présenter l’une à l’autre, ajouta-t-il à haute voix. Mlle  Sinetsky, Mlle  Machourina. Prenez une chaise. »

Machourina fit un léger hochement de tête, et s’assit.

« J’ai une lettre pour Néjdanof, et une question verbale pour vous, Solomine.

— Laquelle ? De la part de qui ?

— De la part de quelqu’un que vous connaissez… Tout est-il prêt chez vous ?

— Rien n’est prêt. »

Machourina ouvrit ses petits yeux, aussi grands qu’elle put.

« Rien ?

— Rien.

— Absolument rien ?

— Absolument rien.

— C’est cela que je dois répondre ?

— C’est cela même. »

Machourina, pensive, prit dans sa poche une cigarette.

« Pouvez-vous me donner du feu ?

— Voici une allumette. »

Machourina alluma sa cigarette.

— « Ils » s’attendaient à autre chose, reprit-elle. Dans les environs, ça marche autrement. Après tout, c’est votre affaire. Je ne suis venue que pour un moment, le temps de voir Néjdanof et de lui donner la lettre.

— Où irez-vous ?

— Très-loin. »

En réalité, c’est pour Genève qu’elle partait, mais elle ne voulait pas le dire à Solomine, qu’elle ne trouvait pas assez sûr, sans parler de cette « étrangère » qui était là ! On envoyait Machourina à Genève, quoiqu’elle ne possédât que quelques bribes d’allemand, pour apporter à une personne qui lui était inconnue la moitié d’un morceau de carton sur lequel était dessinée une grappe de raisin, avec deux cent soixante-dix-neuf roubles argent.

« Et Ostrodoumof, où est-il ? avec vous ?

— Non. Il n’est pas loin d’ici… il est arrêté en chemin. Mais celui-là répondra à l’appel. Pimène se retrouvera toujours, soyez tranquille.

— Comment êtes-vous arrivée ici ?

— En télègue, naturellement. Donnez-moi encore une allumette. »

Solomine lui tendit une allumette enflammée.

« Monsieur Solomine ! chuchota une voix derrière la porte. —Venez, s’il vous plaît !

— Qui est là ? qu’y a-t-il ?

— Venez, s’il vous plaît, répéta la voix d’un ton persuasif et avec insistance. —Il y a des ouvriers étrangers qui racontent quelque chose, et Paul n’est pas là. »

Solomine se leva, et sortit.

Machourina se mit à regarder Marianne, si longuement, que celle-ci finit par se sentir mal à l’aise.

« Excusez-moi, dit-elle tout à coup de sa voix rude et saccadée, —je suis toute simple, je ne sais pas m’y prendre… Ne vous fâchez pas, et, si vous voulez, ne me répondez pas. C’est vous qui êtes la demoiselle qui s’est sauvée de chez les Sipiaguine ? »

Marianne, quelque peu interloquée, répondit pourtant :

« C’est moi.

— Avec Néjdanof ?

— Mais oui.

— Permettez… Donnez-moi la main ! Excusez-moi, je vous prie. Vous devez être bonne, puisqu’il vous aime. »

Marianne serra la main à Machourina, en lui disant :

« Vous le connaissez intimement ?

— Je le connais. Je le voyais à Pétersbourg. C’est pour ça que je vous parle de lui. Markelof aussi m’a dit…

— Ah ! Markelof ? Est-ce que vous l’avez vu depuis peu ?

— Depuis peu. En ce moment, il n’est pas chez lui.

— Où est-il allé ?

— Où on lui a ordonné d’aller. »

Marianne soupira.

« Ah ! madame Machourina, j’ai peur pour lui.

— D’abord je ne suis pas une dame. Il faut jeter de côté ces façons-là. Et puis… ne dites pas « j’ai peur. ». Ça non plus ne convient pas. N’ayons pas peur pour nous, et nous n’aurons pas peur pour les autres. Il ne faut pas du tout songer à soi, ni craindre pour soi. Tout ça est inutile ; mais je réfléchis… Je réfléchis que ça ne m’est pas difficile, à moi Machourina, de parler ainsi. Je suis laide, moi. Mais vous… vous êtes jolie. Donc, tout ça vous est beaucoup plus difficile. (Machourina baissa la tête et se détourna.) Markelof me disait… Il savait que j’ai une lettre pour Néjdanof… il me disait : « Ne va pas à la fabrique, ne porte pas cette lettre ; ce serait un trouble-fête. Laisse-les ! Ils sont heureux tous deux là-bas… Tant mieux ! ne les dérange pas ! » Je voudrais bien ne pas vous déranger… mais comment faire avec cette lettre ?

— Il faut absolument la lui donner, s’écria Marianne. Mais quel bon cœur que ce Markelof ! Croyez-vous vraiment qu’il se fasse tuer ou qu’il aille en Sibérie ?

— Eh bien, qu’importe ? Est-ce qu’on n’en revient pas de la Sibérie ? Quant à perdre la vie… les uns ont la vie douce, les autres ont la vie amère. —Celle de Markelof n’est pas du sucre raffiné ! »

Machourina fixa de nouveau sur Marianne un regard intense et scrutateur.

« C’est bien vrai, vous êtes une beauté, s’écria-t-elle enfin, jolie comme un petit oiseau ! Mais Alexis ne vient pas… J’ai envie de vous donner la lettre. À quoi bon attendre ?

— Je la lui remettrai fidèlement, soyez-en sûre. »

Machourina appuya sa joue sur la paume de la main et resta longtemps sans dire une parole.

« Dites-moi… Pardon de la question… Vous l’aimez beaucoup ?

— Oui. »

Machourina secoua sa lourde tête.

« Et je n’ai pas besoin de vous demander s’il vous aime ! Allons, je pars ; sans quoi je pourrais me mettre en retard. Vous lui direz que je suis venue… que je lui souhaite le bonjour. Dites-lui : Machourina est venue. Vous vous rappellerez mon nom ? Oui ? Machourina. Et la lettre… Attendez, où donc l’ai-je fourrée ? »

Machourina se leva, se détourna comme pour fouiller dans ses poches et en même temps porta à sa bouche un petit papier roulé, qu’elle avala.

« Ah ! mon Dieu ! que c’est bête ! Est-ce que je l’aurais perdue ? Je l’ai perdue, en effet. Ah ! quel malheur ! Si quelqu’un allait le trouver… Non ! décidément, je ne l’ai plus. Voilà que ça s’arrange comme le voulait Markelof…

— Cherchez encore, » murmura Marianne.

Machourina fit un geste de la main.

« Non ! à quoi bon chercher ? Elle est bien perdue. »

Marianne s’approcha d’elle.

« Eh bien, embrassez-moi alors. »

Machourina tout à coup l’entoura de ses bras et la serra sur sa poitrine avec une force presque virile.

« Je n’aurais fait cela pour personne, dit-elle d’une voix sourde, c’est contre ma conscience, c’est la première fois ! Dites-lui qu’il soit prudent. Et vous aussi. Faites attention ! Bientôt cet endroit-ci sera mauvais, très-mauvais pour tout le monde. Partez tout deux, avant cela… Adieu ! ajouta-t-elle d’une voix plus haute et d’un ton brusque. Et puis, écoutez… dites-lui… Non, ne lui dites rien… rien ! »

Machourina sortit en faisant battre la porte, et Marianne resta seule, rêveuse, au milieu de la chambre.

« Qu’est-ce que ça signifie ? dit-elle enfin ; mais cette femme l’aime plus que moi je ne l’aime ! Et pourquoi m’a-t-elle dit tout ça ? Et pourquoi Solomine est-il sorti tout d’un coup et ne revient-il pas ? »

Elle se mit à marcher de long en large. Un étrange sentiment, mêlé de dépit et de chagrin —et de stupeur, — s’emparait d’elle. Pourquoi n’était-elle pas partie avec Néjdanof ? C’était Solomine qui l’en avait détournée… mais lui-même, où était-il ? et qu’est-ce qui se passe autour d’elle ? C’était évidemment par compassion pour Néjdanof, que Machourina n’avait pas donné cette lettre dangereuse… Mais comment avait-elle pu se résoudre à une telle désobéissance ? Voulait-elle se montrer généreuse ? De quel droit ? Et pourquoi elle, Marianne, était-elle si touchée de cela ? Et véritablement, était-elle touchée ?

Une femme laide s’intéressait à un jeune homme… Au fond, qu’y avait-il là d’extraordinaire ? Et pourquoi Machourina supposait-elle que l’attachement de Marianne pour Néjdanof était plus fort que le sentiment du devoir ? Marianne ne désirait peut-être nullement ce sacrifice. Et que pouvait contenir cette lettre ? Un appel à l’action immédiate ? Eh bien, après ?

Et Markelof ? Il est en danger… Et nous, que faisons-nous ? Markelof nous épargne tous deux, il nous donne la possibilité d’être heureux, de ne pas nous séparer… Est-ce grandeur d’âme aussi… ou mépris ?

Donc nous n’aurions fui cette maison détestée que pour rester ensemble et roucouler comme des tourtereaux !

Ainsi songeait Marianne… Et de plus fort en plus fort grandissait en elle ce dépit agité. Du reste, son amour-propre aussi était blessé. Pourquoi tous s’étaient-ils éloignés d’elle, tous ? Cette « grosse femme » l’avait appelée oiseau, jolie fille… Pourquoi pas franchement poupée ? Et pourquoi Néjdanof n’était-il pas parti seul ? Pourquoi Paul l’avait-il accompagné ? Il avait donc besoin de tutelle ? Et Solomine, quelles étaient donc ses véritables convictions ? Il n’avait rien en lui d’un révolutionnaire. Quelqu’un s’imaginerait-il par hasard qu’elle traitât tout cela comme un jeu ?

Voilà quelles pensées, tantôt se mêlant ensemble, tantôt se chassant l’une l’autre, tournoyaient dans la tête de Marianne. Les lèvres serrées, les bras croisés à la façon d’un homme, elle s’assit près de la fenêtre et reprit son immobilité, sans même s’appuyer au dossier de la chaise ; tout son être était attentif, tendu, prêt à bondir. Elle ne voulait pas aller travailler chez Tatiana ; elle ne voulait qu’une chose : attendre. Et elle attendait avec une obstination presque rageuse.

De temps en temps, sa propre disposition d’esprit lui semblait étrange et incompréhensible… Mais bah ! tant pis. Une fois même il lui passa par la tête : Ne serait-ce pas la jalousie qui est cause de tout cela ?… Mais, se rappelant la figure de la pauvre Machourina, elle haussa les épaules, et fit un geste de la main comme si elle écartait quelque chose, non pas en réalité, mais par un mouvement de la pensée qui y correspondait.

Marianne eut longtemps à attendre : enfin elle entendit le bruit des pas de deux personnes qui montaient dans l’escalier. Elle attacha ses regards sur la porte, les pas se rapprochèrent. La porte s’ouvrit, et Néjdanof soutenu sous le bras par Paul, apparut sur le seuil.

Il était d’une pâleur mortelle, sans casquette ; ses cheveux en désordre pendaient en mèches humides sur son front ; ses yeux regardaient devant lui sans rien voir. Paul lui fit traverser la chambre (Néjdanof traînait ses jambes presque inertes et fléchissantes) et le fit asseoir sur le divan.

Marianne bondit de sa chaise.

« Qu’est-ce que c’est ? Que lui arrive-t-il ? Est-il malade ? ».

Mais Paul, après avoir assis Néjdanof, lui répondit avec un sourire, en la regardant par-dessus son épaule :

« Ne vous inquiétez pas, ça va passer… C’est seulement faute d’habitude.

— Mais qu’est-ce que c’est ? insista Marianne.

— Il s’est un petit peu grisé. Il a bu à jeun ; voilà. »

Marianne se pencha sur Néjdanof. Il était à demi couché en travers du divan ; sa tête pendait sur sa poitrine, ses yeux flottaient, son haleine sentait l’eau-de-vie : il était ivre.

« Alexis ! » s’écria-t-elle involontairement.

Il souleva avec effort ses paupières alourdies et essaya de sourire :

« Ah ! Marianne ! balbutia-t-il, tu répétais toujours… sim… simpli… simplifiés ; à présent, me voilà tout à fait simplifié. Comme notre peuple est toujours gris… tu comprends… »

Il s’interrompit, puis murmura encore quelques mots inintelligibles, ferma les yeux et s’endormit. Paul l’arrangea avec soin sur le divan.

« Ne vous inquiétez pas, mademoiselle Marianne, répéta-t-il ; il va dormir deux heures, et il se lèvera comme si de rien n’était. »

Marianne eut envie de demander comment cela s’était fait ; mais ses questions auraient retenu Paul ; et elle voulait être seule… ou plutôt, elle ne voulait pas que Paul le vît plus longtemps dans ce misérable état devant elle… Elle s’écarta vers la fenêtre ; Paul, qui comprit tout à l’instant, enveloppa avec précaution les pieds de Néjdanof dans les pans de son caftan, lui mit un petit oreiller sous la tête, répéta encore une fois : « Ce n’est rien ! » et sortit sur la pointe des pieds.

Marianne se retourna. La tête de Néjdanof s’enfonçait lourdement dans l’oreiller ; il y avait une tension immobile sur son visage pâle comme sur celui d’un malade gravement atteint.

« Comment cela s’est-il fait ? » pensa-t-elle.