Terres vierges/32

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Traduction par Émile Durand-Gréville.
Hetzel (p. 282-289).


XXXII


Voici comment cela s’était fait.

En s’asseyant dans la télègue à côté de Paul, Néjdanof fut saisi tout à coup d’une extrême surexcitation ; à peine avaient-ils débouché de la cour sur la route et s’étaient-ils mis à rouler dans la direction du district de T… qu’il commença d’appeler, d’arrêter les paysans qui passaient, de leur tenir des discours aussi brefs qu’incohérents.

« Voyons ! s’écriait-il, vous dormez ? levez-vous ! L’heure est arrivée ! À bas les impôts ! à bas les propriétaires ! »

Certains paysans le regardaient avec étonnement ; d’autres passaient leur chemin sans faire aucune attention à ses cris : ils le croyaient ivre ; l’un d’eux, en rentrant chez lui, raconta même qu’il avait rencontré un Français qui avait grasseyé « dans son baragouin » on ne savait quoi.

Néjdanof avait assez d’esprit pour comprendre jusqu’à quel point sa conduite était absurde et même stupide ; mais il s’était peu à peu si bien « monté » qu’il avait cessé de distinguer le raisonnable de l’absurde.

Paul s’efforçait de le calmer, lui disait : « Voyons, voyons, c’est impossible comme cela ! » lui expliquait qu’on arriverait bientôt à un grand village, le premier après la frontière du district de T… et que là on pourrait s’informer… Mais Néjdanof ne l’écoutait seulement pas… Et pendant tout ce temps, son visage avait une expression de tristesse presque désespérée.

Le cheval qui les traînait était une petite bête toute ronde, vigoureuse, à la crinière coupée très-court sur son cou busqué. Elle remuait fort agilement ses petites jambes robustes et tirait constamment sur les rênes avec ardeur, comme si elle se fût dit qu’elle traînait des gens très-pressés.

Avant d’avoir atteint le grand village en question, Néjdanof aperçut, non loin de la route, devant la porte d’une grange vide, huit paysans ; il sauta immédiatement de la télègue, courut à eux, et, pendant cinq minutes, leur débita rapidement un discours entrecoupé de cris soudains avec force gestes désordonnés.

Les mots : Liberté ! Marchons ! Poitrine en avant ! vociférés d’une voix haute, enrouée, ressortaient au milieu d’une foule d’autres moins intelligibles.

Les paysans, qui s’étaient réunis devant le grenier pour aviser aux moyens d’y mettre un peu de blé, ne fût-ce que pour la montre (c’était un grenier communal, et, par conséquent, vide), fixaient leurs regards sur Néjdanof et avaient l’air d’écouter très-attentivement son discours ; mais probablement ils n’y comprirent pas grand’chose, car, lorsqu’enfin il s’en retourna en courant, avec un dernier cri de : Liberté ! l’un d’eux, le plus perspicace de tous, hocha la tête d’un air profond, et dit : « Comme il est sévère ! » Et un autre ajouta : « Ça doit être un chef ! » À quoi le paysan perspicace répliqua : « Pardi ! sans ça, il ne s’écorcherait pas tant le gosier. Gare à notre argent ! on va le faire pleurer ! »

Néjdanof, montant dans la télègue s’asseyant auprès de Paul, se dit en lui-même : « Mon Dieu ! quel galimatias ! Mais, après tout, personne de nous ne sait au juste comment il faut faire pour soulever le peuple ; peut-être est-ce comme ça ! Il n’y a pas le temps de réfléchir ! Tant pis ! Ce n’est pas du tout ce qu’il faudrait ! Mais tant pis encore ! en avant ! »

Ils entrèrent dans la rue du village. Au beau milieu, devant la porte d’un cabaret, était rassemblé un groupe assez nombreux de paysans. Paul essaya de retenir Néjdanof, mais celui-ci avait déjà dégringolé de la télègue, et avec l’exclamation : « frères ! » il s’était précipité dans la foule.

On lui fit place, et Néjdanof se lança dans une nouvelle prédication, sans regarder personne, d’un ton à la fois furieux et pleurard.

Mais le résultat qu’il obtint fut tout autre que celui de son discours devant le grenier. Un énorme gaillard, au visage imberbe mais féroce, vêtu d’une demi-pelisse courte et graisseuse, chaussé de grandes bottes et coiffé d’un bonnet en peau de mouton, s’avança vers Néjdanof et lui abattit violemment sa main sur l’épaule.

« Tu as raison ! Tu es un bon gars ! brailla-t-il d’une voix de tonnerre ; mais attends, ne sais-tu pas que cuiller sèche écorche la gueule ? Viens par ici ! Nous serons bien plus à l’aise pour bavarder. »

Il entraîna Néjdanof dans le cabaret ; toute la bande se précipita à leur suite.

« Mikhéïtch ! cria le grand gaillard. Allons ! de l’eau-de-vie à dix kopeks, mon verre favori ! Je régale un ami ! D’où il sort, de quelle race il est, le diable le sait ; mais il tape rudement sur les seigneurs. Bois, dit-il à Néjdanof en lui tendant un gros verre lourd, plein, tout humide extérieurement, qui avait l’air d’être couvert de sueur. Bois, puisque, en effet, tu nous veux du bien à nous autres !

— Bois ! » vociféra la foule.

Néjdanof saisit le verre (il était comme suffoqué) cria :

« À votre santé, mes enfants ! »

Et il le vida d’un trait.

Ouf ! Il le vida avec une résolution désespérée, comme il aurait fait pour se jeter sur une batterie ou sur une rangée de baïonnettes… Mais, grand Dieu ! qu’est-ce qui lui arriva ? Quelque chose le frappa violemment le long du dos et des jambes, lui brûla le gosier, la poitrine, l’estomac, fit jaillir des larmes de ses yeux… Une convulsion de dégoût, qu’il eut peine à maîtriser, parcourut tout son corps. Il cria à tue-tête pour tâcher, n’importe comment, de calmer cette horrible sensation. Tout, dans le sombre cabaret, devint chaud, collant, étouffant. Et ce qu’il y avait de monde !

Il se mit à parler, à parler longuement, à crier, à crier avec emportement, avec fureur, à taper dans de larges mains dures comme du bois, à embrasser des barbes gluantes… Le colosse en demi-pelisse l’embrassa aussi et faillit lui enfoncer les côtes. Mais celui-ci se montra un vrai monstre. « J’arracherai le gosier, hurlait-il, j’arracherai la gueule à celui qui fera du tort à nos frères ! Je lui assénerai un atout sur le sommet du crâne ! Vous l’entendrez piauler ! J’en fais mon affaire ! J’ai été boucher, moi ! Cette besogne-là, ça me connaît ! »

En parlant ainsi, il montrait son énorme poing rouge, couvert de taches de rousseur. Et tout à coup, Seigneur Dieu ! une voix rugit de nouveau : « Bois ! » et Néjdanof de nouveau avala cet infâme poison.

Mais cette fois l’effet fut terrible ! Ce fut comme si des crochets émoussés de fer lui labouraient les entrailles ; dans sa tête un mouvement de houle, devant ses yeux des cercles verts…

Un tintement s’éleva, un vacarme. Horreur !… Un troisième verre… Est-ce possible qu’il l’ait avalé ? Des nez rouges se ruèrent vers lui, des chevelures poussiéreuses, des cous hâlés, des nuques hachées, ravinées de rides en tous sens. Des mains velues le saisissaient de toutes parts : « Allons ! débite ton discours, hurlaient des voix frénétiques ; allons, parle ! Avant-hier un étranger comme toi nous en a fameusement dégoisé ! Va donc ! feu des quatre pieds, fils de chienne ! »

La terre oscillait sous les pieds de Néjdanof. Sa propre voix lui faisait l’effet d’une voix étrangère qui serait arrivée du dehors… Serait-ce la mort ?

Et tout à coup un air frais lui frappe le visage… Plus de bousculades, plus de trognes rouges !… plus de puanteur d’eau-de-vie, de peaux de mouton, de goudron, de cuir !… Il se retrouve assis sur la télègue à côté de Paul. Son premier mouvement est de vouloir s’élancer, en criant :

« Où vas-tu ? Arrête ! Je n’ai pas encore eu le temps de rien leur expliquer… »

Puis il ajoute, en interpellant Paul :

« Et toi-même, diable d’homme, rusé compère, quelles sont tes opinions ? »

Et Paul lui répond : « Ça serait parfait, s’il n’y avait point de maîtres, et si toute la terre nous appartenait, ça va sans dire ; mais jusqu’à présent il n’y a pas d’oukase qui ordonne ça ; » et tout en parlant il fait doucement tourner sa télègue en arrière, puis tout à coup il secoue les rênes sur le dos du cheval, et les voilà lancés à fond de train loin de la cohue et du vacarme, dans la direction de la fabrique…

Néjdanof est à moitié endormi ; son corps se balance à droite et à gauche ; le vent lui souffle agréablement au visage et abat les mauvaises pensées.

Une chose seule lui cause du dépit, c’est qu’on ne l’ait pas laissé énoncer ses idées… mais de nouveau le vent caresse son visage enflammé.

Puis l’apparition de Marianne, une sensation momentanée et brûlante de honte… et puis, un sommeil de mort…

Paul raconta tout cela à Solomine. Il avoua même qu’il n’avait pas empêché Néjdanof de boire… car c’était le seul moyen de l’arracher à ce cabaret. Les paysans ne l’auraient pas lâché.

« Quand il a été affaibli par l’eau-de-vie, j’ai dit aux paysans, avec force saluts : « Allons, braves gens, laissez partir ce garçon-là ; regardez, c’est si jeune ! » Ils l’ont lâché, mais en disant : « Donne un demi-rouble de rachat. » Et je l’ai donné.

— Et tu as bien fait, » lui dit Solomine.

Néjdanof dormait, et Marianne, assise devant la fenêtre, regardait la muraille de l’enclos. Chose étrange, les idées et les sentiments mauvais, presque colères, qui l’avaient agitée avant l’arrivée de Néjdanof, s’étaient enfuis tout d’un coup ; Néjdanof même n’était pas pour elle un objet de répulsion ni de dégoût : elle n’avait pour lui que de la pitié.

Elle savait parfaitement qu’il n’était ni un débauché ni un ivrogne, et elle pensait déjà à ce qu’elle pourrait bien lui dire d’amical quand il s’éveillerait, pour l’empêcher d’avoir trop de honte ou de chagrin.

« Oui, se dit-elle, il faut que je m’arrange pour que lui-même me raconte comment ce malheur lui est arrivé. »

Elle n’éprouvait aucune agitation ; mais elle était triste, profondément triste. Il lui semblait respirer une bouffée de l’atmosphère véritable qui entourait ce monde inconnu où elle voulait courir, et cette grossièreté, ces ténèbres épaisses la faisaient frémir. À quel Moloch allait-elle donc s’offrir en sacrifice ?

Mais non, ce n’était pas possible ! Il n’y avait là qu’un hasard, et tout rentrerait dans l’ordre. C’était une impression passagère qui l’avait frappée si fort, uniquement parce qu’elle était trop soudaine.

Marianne se leva, s’approcha du divan où était couché Néjdanof, essuya avec un mouchoir ce front pâle, douloureusement contracté même pendant le sommeil, et rejeta en arrière les cheveux du jeune homme.

Elle se reprit à le plaindre, comme une mère plaint son enfant malade. Mais sa vue lui causait du malaise ; elle rentra doucement dans sa chambre, en laissant la porte ouverte.

Elle ne prit aucun ouvrage pour occuper ses doigts ; elle s’assit, et les mêmes rêveries vinrent la reprendre. Elle sentait le temps couler goutte à goutte, minute à minute, et ce sentiment lui faisait plaisir, et son cœur battait, comme si de nouveau elle eût attendu quelque chose.

Où donc Solomine se cachait-il ?

La porte grinça doucement et Tatiana entra.

« Que voulez-vous ? lui dit Marianne avec un mouvement de contrariété.

— Marianne, répondit Tatiana à demi voix, écoutez : ne vous faites pas du chagrin ! ça peut arriver à tout le monde, et encore il est très-heureux, que…

— Je ne me fais pas du tout du chagrin, Tatiana ! interrompit la jeune fille. Néjdanof est un peu malade ; ce n’est pas un grand malheur.

— Allons, tant mieux ! C’est que je me disais : ma Marianne ne vient pas ; qu’est-ce qui lui arrive ? Mais tout de même, je ne serais pas venue, parce que dans ces moments-là la première règle est : Ne touche pas et ne t’en mêle pas. Seulement, il y a un individu qui vient de se présenter à la fabrique, je ne sais pas qui ça peut être. C’est une espèce de boiteux, tout petit, il veut à toute force qu’on lui apporte Néjdanof ! —Qu’est-ce que tout ça veut dire ? Ce matin, cette femme… à présent c’est ce boiteux ! — Et comme je lui disais que Néjdanof n’était pas ici, alors il a demandé Solomine ! « Je ne m’en irai pas sans ça, dit-il, parce que c’est pour affaire très-sérieuse. » Nous avons voulu le renvoyer, comme cette femme, en lui disant que Solomine non plus n’est pas là, qu’il est sorti ; mais le boiteux : « Je ne m’en irai pas, a-t-il dit, j’attendrai jusqu’à la nuit, s’il le faut ! » Et il se promène dans la cour. Tenez, venez par ici dans le corridor ; vous pourrez voir par la fenêtre si vous le reconnaissez, ce personnage-là. »

Marianne suivit Tatiana ; en passant près de Néjdanof, elle remarqua encore la contraction douloureuse de son front, qu’elle essuya de nouveau avec son mouchoir. Elle aperçut à travers les vitres poussiéreuses de l’étroite fenêtre le visiteur dont parlait Tatiana. Il lui était inconnu.

Mais en cet instant Solomine déboucha de derrière le coin de la maison. Le petit boiteux s’approcha vivement de lui, et lui tendit la main. Solomine la prit. Évidemment il connaissait cet homme. Tous les deux disparurent.

Mais des pas retentissent dans l’escalier… Ils montent…

Marianne retourna lestement dans sa chambre et s’arrêta au beau milieu en respirant avec effort. Elle avait peur… de quoi ? elle n’en savait rien elle-même.

La tête de Solomine apparut sur le seuil.

« Marianne, permettez-nous d’entrer chez vous. J’amène quelqu’un, qu’il faut absolument que vous voyiez. »

Marianne acquiesça d’un simple hochement de tête, et, à la suite de Solomine, vit entrer Pakline.