Théâtre antérieur à la Renaissance/Abraham

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Traduction par Charles Magnin.
Ed. Guerin et Cie (p. 3-12).

ABRAHAM


COMÉDIE
REPRÉSENTÉE AU MONASTÈRE DE GANDERSHEIM, AU DIXIÈME SIÈCLE.


Séparateur


PERSONNAGES[1].

ABRAHAM.

EPHREM.

MARIE.

UN AMI D’ABRAHAM.

UN HÔTELIER.




ARGUMENT.

Chute et conversion de Marie, nièce d’Abraham, ermite.

Marie, après avoir vécu vingt années en solitude, se laisse séduire, rentre dans le siècle et ne craint pas de se mêler à des courtisanes. Au bout de deux ans les prières d’Abraham, qui s’était présenté à elle comme un amant, la rappellent à la vertu. Elle effaça par des larmes abondantes, par des jeûnes, des prières et des veilles continuées pendant vingt ans, les traces de ses péchés.




Scène I[2].


ABRAHAM, EPHREM.


ABRAHAM.

Ephrem, mon frère et le compagnon de ma solitude, voulez-vous vous entretenir avec moi ou dois-je attendre que vous ayez fini de louer le Seigneur ?

EPHREM.

Notre conversation ne doit avoir d’autre objet que les louanges de celui qui a promis de se trouver au milieu de ceux qui s’assemblent en son nom.

ABRAHAM.

Je ne suis venu que pour m’entretenir avec vous de ce qui peut être agréable à la divine volonté.

EPHREM.

C’est pourquoi je ne veux pas différer cet entretien même d’un moment, mais je me donne tout à vous.

ABRAHAM.

Un projet fermente dans mon esprit et je désire que votre volonté réponde à la mienne.

EPHREM.

Avec un même cœur, avec une même âme, nous devons vouloir ou ne vouloir pas les mêmes choses.

ABRAHAM.

J’ai une nièce encore en bas âge, privée de l’appui de son père et de sa mère. La compassion que m’inspire son isolement me donne pour elle la plus vive affection et son sort me cause de continuelles inquiétudes.

EPHREM.

Que vous font les soucis du monde, à vous qui avez triomphé du siècle ?

ABRAHAM.

Mon seul souci est que l’éclatante beauté de ma nièce ne soit un jour ternie par la souillure du péché.

EPHREM.

Une telle crainte doit être approuvée.

ABRAHAM.

Je l’espère.

EPHREM.

Quel est son âge ?

ABRAHAM.

Qu’une révolution mensuelle s’accomplisse et elle aura respiré l’air vital pendant deux olympiades.

EPHREM.

Votre pupille est loin de la maturité.

ABRAHAM.

Aussi ne suis-je pas libre d’inquiétude.

EPHREM.

Où vit-elle ?

ABRAHAM.

Dans mon humble manse ; car, à la prière de ses parents, je l’ai prise chez moi pour l’élever ; j’ai résolu de distribuer ses richesses aux pauvres.

EPHREM.

Le mépris des choses temporelles convient à un esprit fixé sur le ciel.

ABRAHAM.

Je brûle du désir de fiancer ma nièce au Christ et de la soumettre à sa discipline.

EPHREM.

Ce désir est louable.

ABRAHAM.

Le nom qu’elle porte me le commande.

EPHREM.

Quel est son nom ?

ABRAHAM.

Marie.

EPHREM.

Il est vrai que la couronne de la virginité sied bien à l’excellence de ce nom.

ABRAHAM.

Je ne doute point que, si nous l’exhortons avec douceur il se vouer au Christ, nous ne la trouvions facile à céder à nos conseils.

EPHREM.

Rendons-nous auprès d’elle et tâchons de faire comprendre à son esprit la douceur du célibat.


Scène II.

Les précédents, MARIE.
ABRAHAM.

Ô ma fille adoptive ! ô partie de mon ame ! Marie, cède à mes avis paternels et aux instructions salutaires de mon compagnon Ephrem ; tâche d’imiter par ta chasteté la patronne de la virginité à qui tu ressembles déjà par le nom.

EPHREM.

Il serait bien peu convenable, ma fille, que vous qui, par le mystère de votre nom, vous élevez sur l’axe du monde près de Marie, la mère de Dieu, au milieu des astres qui ne doivent jamais tomber, vous rampiez, inférieure en mérite, parmi les plus infimes créatures de la terre.

MARIE.

J’ignore le mystère de mon nom, ce qui fait que je ne comprends point ce que signifient les circonlocutions dont vous vous servez.

EPHREM.

Marie signifie l’étoile de la mer, l’étoile autour de laquelle roule le monde et sont appelés les peuples.

MARIE.

Pourquoi l’appelle-t-on l’étoile de la mer ?

EPHREM.

Parce qu’elle ne se couche jamais et qu’elle montre aux navigateurs le sentier du droit chemin.

MARIE.

Et comment pourrait-il se faire que moi, si faible créature, formée de boue, je pusse atteindre à ce mérite qui fait briller le mystère de mon nom ?

EPHREM.

Vous le pourrez en conservant la pureté du corps et la sainteté de l’esprit.

MARIE.

C’est un honneur bien grand pour un être mortel que de se voir égaler aux rayons des astres.

EPHREM.

Oui, si vous restez vierge et pure, vous serez l’égale des anges de Dieu. Entourée de leur phalange quand vous aurez déposé votre grossière enveloppe corporelle, traversant les airs, franchissant les nuages, vous parcourrez le cercle du Zodiaque et ne vous airêterez que dans les bras du Fils de la Vierge, sur la couche radieuse de sa mère.

MARIE.

Qui ne sait pas apprécier ce bonheur vit comme la brute[3] ; aussi je méprise les biens terrestres, je renonce à moi-même pour mériter d’être admise un jour à jouir d’un tel bonheur.

EPHREM.

En vérité, nous trouvons dans le cœur de cette enfant la maturité d’esprit d’un vieillard.

ABRAHAM.

C’est à la bonté de Dieu qu’elle le doit.

EPHREM.

On ne peut le nier.

ABRAHAM.

Mais bien qu’elle soit éclairée par la grâce divine, il ne faut pas que dans un âge si faible elle soit livrée à elle-même.

EPHREM.

Cela est vrai.

ABRAHAM.

Je lui construirai, près de mon humble manse, une cellule dont l’entrée sera très étroite, et par la fenêtre de laquelle je lui apprendrai, dans mes fréquentes visites, les psaumes et les autres parties des livres saints.

EPHREM.

Cela est convenable.

MARIE.

Ephrem, mon père, je me mets sous votre direction.

EPHREM.

Que l’époux céleste à qui vous vous êtes vouée dans un âge si tendre vous défende, ô ma fille, contre toutes les fraudes du démon !


Scène III.

ABRAHAM, EPHREM.
ABRAHAM.

Frère Ephrem, si quelque coup de la bonne ou de la mauvaise fortune vient à m’atteindre, c’est vous que je vais trouver le premier ; c’est vous seul que je consulte ; ne soyez donc pas importuné des plaintes que je profère mais assistez-moi dans ma douleur.

EPHREM.

Abraham, Abraham, quel malheur éprouvez-vous ? pourquoi cette tristesse qui passe toutes les bornes ? Un solitaire doit-il être agité des mêmes troubles que les séculiers ?

ABRAHAM.

Un malheur sans égal est tombé sur moi, une douleur intolérable m’accable.

EPHREM.

Ne me fatiguez pas par un long détour, [illisible] dites-moi ce que vous souffrez.

ABRAHAM.

Marie, ma fille adoptive, que j’ai nourrie[illisible] avec tant de zèle, que j’ai instruite avec tant[illisible] de soin pendant quatre lustres…

EPHREM.

Eh bien ?

ABRAHAM.

Hélas ! elle est perdue.

EPHREM.

Comment cela ?

ABRAHAM.

D’une manière déplorable. Après sa faute, elle s’est échappée secrètement.

EPHREM.

De quels piéges l’a donc environnée la ruse de l’antique serpent ?

ABRAHAM.

Il s’est servi de la coupable passion d’un imposteur qui, lui rendant de fréquentes visites sous un faux habit de moine, a enfin amené le cœur de cette jeune fille à partager son amour ; elle s’est échappée par la fenêtre pour commettre le crime.

EPHREM.

Ce récit me fait frémir.

ABRAHAM.

Mais lorsque l’infortunée sévit déshonorée, elle se frappa la poitrine, se meurtrit le visage, déchira ses vêtements, s’arracha les cheveux et jeta des cris lamentables.

EPHREM.

Ce n’était pas sans raison, car une ruine semblable doit être pleurée par un torrent de larmes.

ABRAHAM.

Elle gémissait de n’être plus ce qu’elle avait été.

EPHREM.

Malheur à elle !

ABRAHAM.

Elle pleurait de s’être écartée de nos conseils.

EPHREM.

Et beaucoup.

ABRAHAM.

Elle se lamentait en pensant qu’elle avait perdu le fruit de ses veilles, de ses jeûnes et de ses prières.

EPHREM.

Si elle persévérait dans un tel repentir elle serait sauvée.

ABRAHAM.

Elle n’y a point persévéré, mais à une première faute elle a ajouté des fautes encore plus grandes.

EPHREM.

Je suis troublé jusqu’au fond du cœur ; Tous [illisible]mes membres perdent leur force.

ABRAHAM.

Après [illisible]s’être punie elle-même par sa funeste dissimulation[illisible], vaincue par l’excès de sa eur[illisible], elle se précipita dans l’abîme du découragement[illisible].

EPHREM.

Ah [illisible]quelle perte funeste !

ABRAHAM.

Désespérant [illisible]de mériter jamais son pardon, elle rentra dans le siècle et se fit un instrument de la vanité du monde.

EPHREM.

Jamais jusqu’à ce jour le démon n’avait remporté une pareille victoire sur un solitaire.

ABRAHAM.

Nous sommes maintenant la proie des démons.

EPHREM.

Il est étonnant qu’elle ait pu s’échapper à votre insu.

ABRAHAM.

J’avais déjà l’esprit troublé ; déjà une vision effrayante, si mon esprit n’eût pas été frappé d’aveuglement, me présageait la ruine de Marie[4].

EPHREM.

Racontez-moi cette vision.

ABRAHAM.

Il me semblait que j’étais à la porte de ma cellule, lorsqu’un dragon énorme et qui rependait une odeur fétide s’abattit avec impétuosité sur une jeune et blanche colombe qu’il trouva près de moi, la saisit, la dévora et disparut.

EPHREM.

Cette vision était bien claire.

ABRAHAM.

À mon réveil, réfléchissant à ce que j’avais vu, je craignis que l’église ne fût menacée d’une persécution qui fit tomber quelques fidèles dans l’erreur.

EPHREM.

Cela était à craindre.

ABRAHAM.

Ensuite, me prosternant pour prier, je suppliai celui dont la prescience connaît l’avenir de me découvrir la suite de ce songe.

EPHREM.

Vous avez bien agi.

ABRAHAM.

Enfin, la troisième nuit, lorsque je reposais mes membres fatigués, je crus voir le même dragon rouler mort à mes pieds et la colombe reparut à mes yeux sans la moindre blessure.

EPHREM.

Ce récit me comble de joie ; car je ne doute pas que votre chère Marie ne revienne un jour près de vous.

ABRAHAM.

À mon réveil, en me rappelant ce songe, je me consolais du malheur que me présageait le premier. Je me recueillis alors pour penser à ma pupille. Je me souvins aussi, non sans tristesse, que depuis deux jours je ne l’entendais plus chanter, selon sa coutume, les louanges du Seigneur.

EPHREM.

Ce souvenir était bien tardif.

ABRAHAM.

Je l’avoue ; je m’approchai, je frappai de la main à la fenêtre de Marie en l’appelant plusieurs fois ma fille.

EPHREM.

Hélas ! c’était en vain que vous l’appeliez.

ABRAHAM.

Cette idée ne me vint pas encore ; je lui demandai la cause de sa négligence à remplir ses devoirs pieux, mais je ne reçus pas le plus faible murmure pour réponse.

EPHREM.

Que fîtes-vous alors ?

ABRAHAM.

Dès que je m’aperçus que celle que je cherchais était absente, mes entrailles furent émues de crainte, tout mon corps trembla.

EPHREM.

On ne peut s’en étonner, et moi-même j’éprouve le même trouble en vous écoutant.

ABRAHAM.

Je remplis les airs de cris lamentables, demandant quel loup m’avait enlevé mon agneau, quel brigand retenait ma fille captive ?

EPHREM.

Vous déploriez avec raison la perte de celle que vous avez nourrie.


ABRAHAM.

Enfin arrivèrent des gens qui, sachant la vérité, me dirent tout ce que je vous ai raconté et m’apprirent qu’elle s’était livrée aux vanités du siècle.

EPHREM.

Où demeure-t-elle ?

ABRAHAM.

On l’ignore.

EPHREM.

Que ferez-vous ?

ABRAHAM.

J’ai un ami fidèle qui parcourt les villes et les campagnes et ne prendra de repos que lorsqu’il saura quelle terre a reçu Marie.

EPHREM.

Et s’il découvre sa retraite ?

ABRAHAM.

Je prendrai d’autres habits ; j’irai la trouver sous l’extérieur d’un amant ; j’essaierai si mes exhortations ne peuvent la faire rentrer, après ce cruel naufrage, dans le port de son premier repos.

EPHREM.

Oui ; mais que ferez-vous si on vous offre à manger de la viande et à boire des coupes de vin ?

ABRAHAM.

Je ne refuserai point, pour ne pas être reconnu.

EPHREM.

Ce sera user d’un louable discernement, que de relâcher pour quelques moments le frein étroit de la discipline, afin de regagner une âme à Jésus-Christ.

ABRAHAM.

Ce qui m’enhardit à exécuter mon projet, c’est de voir que vous l’approuvez.

EPHREM.

Celui qui connaît les replis des cœurs sait quelle est l’intention qui nous dirige dans chacune de nos actions ; il les pèse avec équité et il ne regarde point comme coupable de prévarication celui qui, s’affranchissant pour un moment du joug d’un régime austère, ne dédaigne point de s’assimiler aux créatures les plus faibles pour ramener plus sûrement une âme qui s’est égarée.

ABRAHAM.

C’est à vous de m’aider de vos prières, de peur que la malice du démon n’entrave mes projets.

EPHREM.

Que l’être souverainement bon, sans lequel aucun bien n’est possible, veuille accorder une heureuse issue à vos desseins.



Scène IV.

ABRAHAM, L’AMI D’ABRAHAM.


ABRAHAM.

Ne vois-je pas venir cet ami que j’envoyai il y a plus de deux ans à la recherche de Marie ? C’est lui-même.

L’AMI.

Salut, mon vénérable père !

ABRAHAM.

Salut, fidèle ami Je vous ai attendu longtemps, et je désespérais maintenant de votre retour.

L’AMI.

Je vous ai fait ainsi attendre parce que je ne voulais pas prolonger votre inquiétude par des renseignements incertains ; dès que j’ai eu découvert la vérité, je me suis hâté de venir.

ABRAHAM.

Avez-vous vu Marie ?

L’AMI.

Je l’ai vue.

ABRAHAM.

Où ?

L’AMI.

C’est une chose lamentable à dire.

ABRAHAM.

Dites-le-moi, je vous prie.

L’AMI.

Elle a choisi la demeure d’un homme qui tient un lieu de débauche ; cet homme a pour elle le plus grand attachement, et ce n’est pas sans raison ; car tous les jours il reçoit beaucoup d’argent des amants de Marie.

ABRAHAM.

Des amants de Marie ?

L’AMI.

Oui.

ABRAHAM.

Et qui sont ces amants ?

L’AMI.

Ils sont très nombreux.

ABRAHAM.

Hélas ! ô Jésus ! quelle monstruosité ! J’apprends que celle que j’avais élevée pour être ton épouse se livre à des amants étrangers

L’AMI.

Ce fut de tout temps la coutume des courtisanes de se livrer à l’amour des étrangers.

ABRAHAM.

Procurez-moi un cheval léger, un habit militaire ; je veux déposer mon vêtement de religion et me présenter à elle comme un amant.

L’AMI.

Voici tout ce que vous m’avez demandé.

ABRAHAM.

Apportez-moi, je vous prie, un grand chapeau pour voiler ma tonsure.

L’AMI.

Cette précaution est surtout nécessaire pour que vous ne soyez pas reconnu.

ABRAHAM.

Si j’emportais l’unique pièce d’or que je possède pour payer l’hôte de ma nièce ?

L’AMI.

Sans cela vous ne pourriez parvenir à entretenir Marie.


Scène V[5].

ABRAHAM, L’HÔTELIER.
ABRAHAM.

Salut, bon hôtelier.

L’HÔTELIER.

Qui me parle ? Hôte, salut !

ABRAHAM.

Avez-vous de la place pour un voyageur qui veut passer la nuit chez vous ?

L’HÔTELIER.

Oui, sans doute ; nous ne devons fermer notre petite hôtellerie à personne.

ABRAHAM.

C’est très bien.

L’HÔTELIER.

Entrez, on va vous préparer à souper.

ABRAHAM.

Je vous dois beaucoup pour ce bon accueil ; mais j’ai quelque chose de plus à vous demander.

L’HÔTELIER.

Demandez ce que vous voudrez ; je vous l’accorderai, si je le puis.

ABRAHAM.

Acceptez ce petit présent que je vous offre, et faites en sorte que cette belle fille qui, je le sais, demeure chez vous, soupe avec nous ce soir.

L’HÔTELIER.

Pourquoi voulez-vous la voir ?

ABRAHAM.

Parce que le fréquent éloge que j’ai entendu faire de sa beauté m’inspire un vif désir de la connaître.

L’HÔTELIER.

Ceux qui vantent sa beauté ne mentent point, car les graces de son visage surpassent celles de toutes les autres femmes.

ABRAHAM.

De là vient que je brûle d’amour pour elle.

L’HÔTELIER.

Vieux et décrépit comme vous êtes, je m’étonne que vous puissiez brûler d’amour pour une jeune femme.

ABRAHAM.

Je vous assure que je ne viens ici que pour la voir.


Scène VI.

LES PRÉCÉDENTS, MARIE.
L’HÔTELIER.

Avancez, Marie, et faites admirer votre beauté à ce néophyte.

MARIE.

Me voici.

ABRAHAM, à part.

De quelle assurance, de quelle fermeté d’esprit ne dois-je pas m’armer pour voir celle que j’ai nourrie dans les retraites de mon ermitage, chargée des parures d’une courtisane ? Mais il n’est pas temps que mon visage révèle ce qui se passe dans mon cœur. Je retiens avec un mâle courage mes larmes prêtes à couler, et sous une feinte gaîté, je cache l’amertume intérieure de ma douleur.

L’HÔTELIER.

Heureuse Marie, réjouissez-vous, car aujourd’hui, non-seulement les jeunes gens de votre âge viennent, comme de coutume, vous témoigner leur amour, mais on voit la vieillesse elle-même accourir vers vous.

MARIE.

Tous ceux qui m’aiment reçoivent de moi en retour un amour égal.

ABRAHAM.

Approchez, Marie, donnez-moi un baiser.

MARIE.

Non-seulement je vous donnerai les plus doux baisers, mais je caresserai ce col flétri par les ans.

ABRAHAM.

Volontiers.


MARIE, à part.

Quelle est l’odeur que je sens ? quel parfum extraordinaire ! Cette saveur me rappelle mon ancienne abstinence.

ABRAHAM, à part.

C’est à présent qu’il faut feindre et me livrer aux folies d’un jeune étourdi, de peur que ma gravité ne me fasse reconnaître et que la honte ne la force à rentrer dans sa retraite.

MARIE.

Malheureuse que je suis ! D’où suis-je tombée ? dans quel abîme de perdition ai-je roulé ?

ABRAHAM.

Ce lieu où s’assemblent les convives ne doit pas entendre de plaintes.

L’HÔTELIER.

Marie, notre dame, pourquoi soupirez-vous ? pourquoi versez-vous donc des larmes ? N’êtes-vous pas dans cette maison depuis deux ans ? Jamais je ne vous ai vu gémir, jamais je n’ai remarqué que vos propos fussent plus tristes.

MARIE.

Plût à Dieu que la mort m’eût enlevée il y a trois ans ! je ne serais point descendue à cet excès d’opprobre.

ABRAHAM.

Je ne viens pas ici pour pleurer vos péchés, mais pour partager votre amour.

MARIE.

Un léger repentir m’attristait et me faisait ainsi parler ; mais livrons-nous à la joie et aux plaisirs de la table ; car, comme vous m’en faites souvenir, ce n’est pas le moment de pleurer mes péchés.

(Ils se mettent à table.)
ABRAHAM.

Nous avons assez mangé, nous avons assez bu, grace à votre libérale hospitalité, ô digne hôtelier ! Permettez-moi de quitter la table pour aller reposer dans un lit mon corps fatigué et goûter un doux repos.

L’HÔTELIER.

Comme vous voudrez.

MARIE.

Levez-vous, mon seigneur, levez-vous ; je vais vous accompagner.

ABRAHAM.

Je le désire ; rien ne m’aurait fait sortir d’ici si vous n’aviez dû me suivre[6].



Scène VII.

MARIE, ABRAHAM.
MARIE.

Voici une chambre où nous serons bien ; voici un lit qui n’est point celui d’un pauvre. Asseyez-vous, que je vous épargne la peine d’ôter votre chaussure.

ABRAHAM.

Fermez d’abord le verrou avec soin, que personne ne puisse entrer.

MARIE.

Que cela ne vous inquiète pas ; je ferai en sorte que personne ne puisse arriver jusqu’à nous.

ABRAHAM, à part.

II est temps maintenant d’ôter le grand chapeau qui couvre ma tête et de montrer qui je suis. (haut.) Ô ma fille d’adoption ! ô moitié de mon âme, Marie ! reconnaissez-vous en moi ce vieillard qui vous a nourrie avec la tendresse d’un père et qui vous a donné pour épouse au Fils unique du roi des cieux ?

MARIE.

Ô Dieu ! c’est mon père et mon maître Abraham, qui me parle !

(Elle se prosterne.)


ABRAHAM.

Que t’est-il donc arrivé, ma fille ?

MARIE.

De bien grands malheurs.

ABRAHAM.

Qui t’a trompée ? qui t’a séduite ?

MARIE.

Celui qui a perdu nos premiers pères.

ABRAHAM.

Que sont devenus ces entretiens que tu avais sur la terre avec les anges ?

MARIE.

Ils sont tout-à-fait perdus.

ABRAHAM.

Où est ta pudeur virginale ? où est ton admirable chasteté ?

MARIE.

Perdue ! tout-à-fait perdue !

ABRAHAM.

Si tu ne rentres pas dans la voie du salut, peux-tu espérer de recevoir le prix de tes jeûnes, de tes veilles, de tes prières, puisque, tombée de la hauteur du ciel tu t’es précipitée dans les profondeurs de l’enfer ?

MARIE.

Hélas !


ABRAHAM.

Pourquoi m’as-tu méprisé ? pourquoi m’as-tu abandonné ? pourquoi ne m’avoir pas instruit de ta chute ? Aidé de mon cher Ephrem, nous aurions fait pour toi pénitence.

MARIE.

Après que je fus tombée dans le péché, souillée comme je l’étais, je n’osai plus m’approcher de votre sainteté.


ABRAHAM.

Qui jamais vécut exempt de péché, si ce n’est le Fils de la Vierge ?

MARIE.

Personne.

ABRAHAM.

Pécher est une faiblesse de l’humanité ; ce qui nous assimile au démon, c’est de persévérer dans le péché. On doit blâmer non celui qui tombe à l’improviste, mais celui qui néglige de se relever le plus tôt possible.

MARIE.

Malheureuse que je suis !

ABRAHAM.

Pourquoi te laisses-tu abattre ? pourquoi rester ainsi immobile, prosternée à terre ? Relève-toi et écoute ce que je vais te dire.

MARIE.

Je suis tombée frappée de terreur ; je ne pouvais soutenir vos exhortations paternelles.

ABRAHAM.

Songe, ma fille, à ma tendresse pour toi, et cesse de craindre.

MARIE.

Je ne puis.

ABRAHAM.

N’est-ce pas pour toi qu’ayant quitté mon désert chéri j’ai renoncé à toute discipline régulière ? n’est-ce pas pour toi, que moi, vénérable ermite, je me suis fait le convive de jeunes débauchés ? Moi, qui depuis si long-temps m’étais voué au silence, n’ai-je pas proféré des paroles joviales pour ne pas être reconnu ? Pourquoi baisser les yeux et regarder la terre ? pourquoi, ô ma fille, dédaignes-tu de me répondre ?

MARIE.

La conscience de mon crime m’accable ; je n’ose lever les yeux vers le ciel, ni m’entretenir avec vous.

ABRAHAM.

Ne crains pas ; ne te désespères pas, ma fille ; mais sors de cet abîme de désespoir et mets toute ta confiance en Dieu.

MARIE.

L’énormité de mes péchés m’a plongée dans le plus profond désespoir.

ABRAHAM.

Sans doute, vos péchés sont bien grands, ma fille ! mais la miséricorde divine est plus grande que toutes les choses créées[7]. Bannissez donc cette tristesse, et profitez de ce peu de temps qui vous est donné pour vous repentir, afin que la grace divine abonde où abonda le désordre et l’abomination.

MARIE.

Si j’avais quelque espoir d’obtenir mon pardon, je me livrerais avec ardeur au repentir.

ABRAHAM.

Ayez pitié, ma fille, des fatigues auxquelles je me suis exposé pour vous ; renoncez à ce funeste découragement qui vous rendrait plus coupable que toutes vos fautes mêmes n’ont pu le faire ; car celui qui désespère de la miséricorde de Dieu envers les pécheurs commet un péché irrémissible. De même que l’étincelle qui jaillit du caillou ne peut embraser la mer, de même l’amertume de nos péchés ne peut altérer la clémence divine.

MARIE.

Je ne nie pas la grandeur de la clémence suprême ; mais quand je considère l’énormité de ma faute, je crains qu’il n’y ait pas de pénitence qui puisse suffire à l’effacer.

ABRAHAM.

Je me charge du poids de votre iniquité ; retournez seulement au lieu que vous avez quitté et reprenez le genre de vie auquel vous avez renoncé.

MARIE.

Je ne m’oppose à aucun de vos désirs ; j’obéirai respectueusement à vos ordres.

ABRAHAM.

Je vois bien à présent que j’ai retrouvé ma fille, celle que j’ai nourrie ; à présent c’est vous que je chérirai par-dessus toutes choses.

MARIE.

Je possède un peu d’or et quelques vêtements précieux ; j’attends ce que votre autorité décidera sur ces objets.

ABRAHAM.

Ce que vous avez acquis par le péché, il faut l’abandonner avec le péché.

MARIE.

Je pensais à les donner aux pauvres ou les offrir aux saints autels.

ABRAHAM.

Le produit du crime ne saurait être un présent agréable à Dieu.

MARIE.

Je ne m’occuperai plus de cette idée.

ABRAHAM.

L’étoile du matin paraît ; le jour est venu ; partons.

MARIE.

C’est à vous, père chéri, de précéder, comme le bon pasteur, la brebis que vous avez retrouvée, et moi, marchant sur vos traces, je vous suivrai.


ABRAHAM.

Il n’en sera pas ainsi ; j’irai il pied et vous monterez sur mon cheval, de peur que l’aspérité du chemin ne blesse vos pieds délicats[8].

MARIE.

Comment vous louer dignement ? par quelle reconnaissance payer tant de bonté ? Loin de me forcer au repentir par la terreur, vous m’y amenez, moi indigne de pitié, par les plus douces, par les plus tendres exhortations.

ABRAHAM.

Je ne vous demande rien autre chose que de demeurer fidèle au Seigneur tout le reste de votre vie.

MARIE.

Je m’attacherai à Dieu de toute ma volonté, de toutes mes forces ; et si le pouvoir de le servir me manque, ce ne sera jamais du moins la volonté qui me manquera.

ABRAHAM.

Il faut maintenant servir Dieu avec une ardeur égale à celle que vous avez montrée pour les vanités du monde.

MARIE.

Je fais des vœux pour que, par vos mérites, la volonté divine s’accomplisse en moi.


Scène VIII.

LES MÊMES.
ABRAHAM.

Hâtons notre marche.

MARIE.

Oui, hâtons-nous, car je suis pressée d’arriver.


Scène IX.

LES MÊMES.
ABRAHAM.

Avec quelle rapidité nous avons parcouru cette route difficile !

MARIE.

Tout ce qu’on fait avec dévotion se fait aisément.

ABRAHAM.

Voici votre cellule déserte.

MARIE.

Hélas ! elle fut témoin de mon crime, je n’ose y entrer.

ABRAHAM.

On a raison de fuir un lieu où l’ennemi a triomphé.

MARIE.

En quel lieu m’ordonnez-vous de faire pénitence ?

ABRAHAM.

Entrez dans cette autre cellule plus reculée, pour que le vieux serpent ne trouve plus l’occasion de vous tromper.

MARIE.

Je ne résiste pas ; je veux suivre vos volontés.

ABRAHAM.

Je vais voir mon ami Ephrem, afin qu’il se réjouisse avec moi de ce que je vous ai retrouvée, lui qui fut le seul à pleurer avec moi votre perte.

MARIE.

Cela est juste.


Scène X.

ABRAHAM, EPHREM.
EPHREM.

M’apportez-vous quelques bonnes nouvelles ?

ABRAHAM.

Et de très bonnes.

EPHREM.

Je m’en réjouis ; je ne doute pas que vous n’ayez retrouvé Marie.

ABRAHAM.

Oui, je l’ai retrouvée, et je l’ai ramenée avec joie au bercail.

EPHREM.

C’est l’œuvre de la clémence divine ; je le crois.

ABRAHAM.

Sans aucun doute.

EPHREM.

Je voudrais savoir quelle est maintenant sa manière de vivre.

ABRAHAM.

Elle suit en tous points mes conseils.

EPHREM.

Elle ne peut faire rien qui lui soit plus utile.

ABRAHAM.

Elle s’est soumise à tout ce que je lui ai ordonné, quelque difficile, quelque pénible que cela fût.

EPHREM.

Cette obéissance est digne d’éloge.

ABRAHAM.

Revêtue d’un cilice, se mortifiant par des veilles et des jeûnes continuels, elle observe la discipline la plus austère et force son corps délicat à se soumettre à l’empire de son âme.

EPHREM.

Il est juste que les souillures d’une volupté criminelle soient effacées par la plus rude pénitence.

ABRAHAM.

Quand on entend ses gémissements on a le cœur déchiré ; quand on voit son repentir on se livre soi-même à la contrition.

EPHREM.

Il en est toujours ainsi.

ABRAHAM.

Elle travaille de toutes ses forces à devenir pour le monde un exemple de conversion, comme elle a été une cause de chute.

EPHREM.

Cela est bien.

ABRAHAM.

Plus elle a été souillée, plus elle veut redevenir pure.

EPHREM.

À ce récit je prie avec plus de joie. Ce jour est pour moi un jour de bonheur.

ABRAHAM.

C’est avec raison, car les phalanges angéliques louent joyeusement le Très-Haut de la conversion du pécheur.

EPHREM.

On ne peut s’en étonner, car il n’est pas de plus grand plaisir pour la persévérance du juste que le repentir de l’impie.

ABRAHAM.

Nous devons d’autant plus louer la bonté du Seigneur envers elle qu’en nous reportant dans le passé nous avions moins d’espérances.

EPHREM.

Félicitons, louons, glorifions le vénérable et clément Fils unique de Dieu, qui ne veut pas laisser périr ceux qu’il a rachetés de son sang divin.

ABRAHAM.

À lui honneur, gloire et joie, dans des siècles sans fin !

AMEN.




FIN D’ABRAHAM.
  1. L’auteur ne se sert pas de l’expression consacrée par les anciens Dramatis personœ, il emploie le mot interlocutores. C’est qu’effectivement les acteurs de ces divertissements monastiques, du sixième au douzième siècle, n’étaient pas masqués, personati, comme les acteurs anciens. Les jeunes religieuses qui faisaient les rôles d’hommes mettaient seulement des barbes, comme nous le voyons au sixième siècle dans les actes du procès de l’abbesse de Poitiers, rapportés par Grégoire de Tours. Cet usage fit appeler Barbatoriœ ces sortes de pièces.
  2. Jamais l’auteur n’indique le lieu de la scène, qui d’ailleurs change fort souvent. L’usage alors très répandu des tapisseries rendait ces changements faciles. La première scène est censée se passer dans les déserts de la Thébaïde.
  3. Le texte dit plus crûment : asinum vivit. Tout le petit rôle de Marie est d’un naturel et d’une naïveté achevée.
  4. Bien que ces comédies soient faites, comme le dit l’auteur, ad Œmulationem Terentii, ce sont les imitations de Virgile, et particulièrement des églogues, qui semblent y dominer.
  5. Hroswitha n’a pas plus imité de Térence l’unité de lieu que celle des temps. Cette nouvelle forme de drame qui est restée celle de Shakspeare, de Calderon et de Goëthe, a commencé à se montrer dans la première pièce faite sur des idées et des traditions modernes, dans la Sortie d’Égypte ou le Moïse d’Ezéchiel le tragique, drame grec du second siècle, dont il nous reste de longs et précieux fragments.
  6. Je ne puis m’empêcher de faire remarquer combien il y a d’art délicat et de grace pudique dans tous les mots à double entente, que le bon ermite prononce dans cette scène et dans la précédente.
  7. Ce passage nous rappelle ces beaux vers de l’Hamlet de Ducis :

    Votre crime est horrible, inhumain, odieux ;
    Mais il n’est pas plus grand que la bonté des Dieux

    On croit lire la traduction des belles paroles que Hroswitha met dans la bouche d’Abraham.

  8. Toujours Virgile mêlé à la Bible